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2. Cadrage théorique

2.2. La mémoire en action : du « patrimoine » au « patrimoine industriel »

2.2.1. Mémoire et patrimoine

Paul Ricœur définit la mémoire comme la « représentation présente d’une chose absente qui exista auparavant » (Ricœur, P., 2000, p. 746). Cette définition mobilisée pour deux anciens sites industriels parait féconde car il est nécessaire que leurs activités « meurent » pour que puissent se déclencher les processus mémoriels. La mémoire, par définition, « nous parle du passé », se réfère donc à une activité révolue, en construisant un lien avec le présent (Rautenberg, M., 2003, p. 25). Ainsi, la vague de désindustrialisation des années 1960 à 1980 qui occasionne un changement de paradigme économique en France et, plus particulièrement, sur les deux sites concernés, suscite des interrogations quant à la nature de leurs représentations, de leur souvenir174 : quelle mémoire en reste-t-il et sur quelle base les processus mémoriels se sont-ils construits ? La question de l’oubli prend ici forme à partir de ce changement de paradigme économique. In fine, quand les processus de patrimonialisation s’enclenchent, ceci rappelle que « c’est quelque part entériner la mort du rapport à la production » (Lacombe, 2002, p. 17) » (Veschambre, V., 2008, p. 46) etc. Ainsi, pour entrer en patrimoine, il faut être « détaché par rapport au cycle antérieur et avoir changé de culture (Péron, 2008, p. 28) » (Veschambre, V., p. 47).

Mais cette question de la mémoire est également enchâssée à celle du renouvellement de ces espaces déchus, en déprise économique et sociale175 ; renouvellement qui tend davantage vers une urgence sociale et urbaine que les politiques publiques locales doivent prendre en charge. Là encore, la question du rapport au temps et celle de sa distorsion, qui structurent notre thèse, se posent : entre un passé glorieux mais défunt et un futur espéré, le regard se structure dans un présent brumeux et incertain. Nous nous intéressons en effet à la reconstruction du passé de ces usines par le prisme du présent :

« (…) la promotion de l’usine comme "lieu de mémoire" s’accompagne d’une véritable recomposition du passé

car, sans cesse retravaillé par les questions et les choix du présent, le passé que l’on se remémore est moins" un discours que les morts tiennent aux vivants (que) le discours que tiennent les vivants sur les morts" » (Daumas, J.-C., 2006, p. 13).

La mémoire collective des usines, choisies comme terrain d’enquête, relève d’une forme de récit global construit à partir de l’ensemble des micro-récits plus spécifiques, dont peut faire partie, entre autres, le récit médiatique. Nous tentons de relever des fragments mémoriels

174 A la manière d’Aristote, nous différencions le souvenir, « persistance dans l’esprit de la chose passée », de la mémoire, « rappel de la chose passée que Ricoeur désigne du terme "réminiscence" » (Rautenberg, M., 2003, p. 25). Mais pour Paul Ricoeur, « il n’y a pas de mémoire abstraite », c’est-à-dire qu’« il n’y a pas de mémoire sans

souvenirs », et « le souvenir est l’objet visé par la mémoire » (Rautenberg, M., 2003, p. 31).

175 « Le processus de reconnaissance patrimoniale (patrimonialisation) apparaît bien souvent lié à un changement

valorisés (croissance de l’usine etc.) et d’autres, oubliés ou lissés (pénibilité du travail, maladies etc.). La mémoire collective est donc « le préalable nécessaire du patrimoine (…) » (Glévarec, H., Saez, G., 2002, p. 48) : sa construction consiste en l’identification d’une mémoire capable de porter collectivement un territoire à partir de manifestations physiques et symboliques patrimoniales. C’est pourquoi Michel Rautenberg opère une distinction entre « mémoire collective », qui « se construit dans un temps linéaire (ou plutôt qui passe pour l’être, qui est envisagé comme tel) » et « patrimoine », qui « a besoin d’un changement du registre du

temps ». De même, il considère la mémoire collective comme labile et mouvante car produite par les échanges sociaux, contrairement au patrimoine qui est « institué pour faire référence », et donc par définition plus stable, fonctionnant dans une autre temporalité (Rautenberg, M., 2003, p. 19).

Il y a donc nécessité, dans notre travail, de catégoriser le type de souvenir se rattachant à la mémoire industrielle : des souvenirs qui se rapportent au monde extérieur (mémoire collective) ou à un état intérieur plus individuel (état affectif etc.), des souvenirs qui se rapportent à une mémoire reconnue par l’institution (label « patrimoine »), ou à celle qui reste au niveau des échanges sociaux.

Or, la mémoire est, pour Pierre Nora, « l’avènement à une conscience historique d’une tradition

défunte, la récupération reconstitutrice d’un phénomène dont nous sommes séparés, et qui intéresse le plus directement ceux qui s’en sentent les descendants et les héritiers » (Nora, P.,

1993, p. 997). Cette prise de conscience est à relier avec un besoin d’identité176 de la part des membres du groupe social concernés par cette mémoire, et fait plus spécifiquement référence au basculement, que souligne Nora, d’une mémoire « nationale » à une mémoire « atomisée » (Nora, P., 1993, p. 998). L’élargissement du patrimoine aux objets industriels serait donc la conséquence de ce nouveau prisme mémoriel, lui-même engendré par différents facteurs dont le mouvement de décentralisation de l’action publique.

176 La notion d’ « identité » est à percevoir ici comme une construction culturelle par laquelle « on tente de

caractériser les traits de similitude existant, entre les membres d’un collectif dont on cherche à prouver l’existence,

et de montrer la continuité et la spécificité de ces traits » (Saunier, P.-Y., in Dubois, V., 1998, p. 32). L’idée d’identité est relationnelle : Pierre Bourdieu entend en effet l’ « identité comme « cet être-perçu qui existe fondamentalement par la reconnaissance des autres » (Bourdieu, P., 1980, p. 66-67).

Ensuite, le patrimoine sert à légitimer une mémoire particulière177 au niveau collectif par la mise en œuvre d’un rapport, sinon nostalgique178, du moins identitaire, aux formes de production déchues. Mais un rapport symbolique à cette mémoire ne semble pas suffire. En effet, la disparition qui permet le déclenchement des processus mémoriels ne doit cependant pas être totale (démolition179 et effacement « physique ») ; la mémoire a besoin d’un ancrage matériel qui lui permette d’assurer une continuité mémorielle180 car « la pierre et le béton sont

(…)pétris d’intentions sociales et culturelles(…) » (Augoyard, J.-F., in Rautenberg, M., 2003, p. 13). Pour Vincent Veschambre, la démolition, présentée comme « l’envers de la

patrimonialisation », équivaut à une destruction identitaire, un effacement de traces qui pourraient renvoyer à la mémoire d’événements, d’activités, de populations. Il ajoute :

« (…) démolir c’est effacer des marques correspondant à la signature de certains pouvoirs, de certains groupes

sociaux, qui participent à leur identification et à l’identification de l’espace concerné. Démolir c’est donc

supprimer des signes qui pourraient permettre une construction mémorielle, une identification, une revendication

d’appropriation de l’espace. Et cela, quelle que soit l’intention du "démolisseur" » (Veschambre, V., 2008, p.

116-117).

La mémoire « patrimonialisée » relève ainsi d’une représentation qui témoigne d’un attachement (construit) de la population au bâti, à la matérialité du lieu (Halbwachs, M., 1950, p. 198). L’effacement de cette matérialité généré par la démolition interroge plus loin le rapport à l’oubli, conçu comme une absence de mémoire, une amnésie. Mémoire et oubli sont donc les deux faces antinomiques d’une même pièce.

Par ailleurs, cette mémoire est configurée par des cadres sociaux (Halbwachs, M., 1925) et l’objectif de notre recherche réside également dans la mise au jour de ces cadres, notamment de l’inscription des récits mémoriels dans une époque précise. Ce sont ces cadres qui autorisent, dans un second temps, les processus de patrimonialisation. Par exemple, le géographe Simon Edelblutte établit, pour expliquer l’intérêt précoce au patrimoine industriel dans les pays de

177 « Le patrimoine constitue (…) le support privilégié de construction d’une mémoire collective, qui permet d’inscrire les références identitaires dans la durée, par-delà les ruptures, les crises, les mutations » (Veschambre, V., 2008, p. 47).

178 « Guy Saez et Hervé Glevarec parlent plus largement de sociétés qui ne « stabilisent » plus le temps et l’espace mais les conçoivent sous l’angle de la flexibilité, ce qui suscite inévitablement des formes de « nostalgie » (Glevarec, Saez, 2002). » (Veschambre, V., 2008, p. 46).

179 En analysant l’étymologie du mot « démolir » (qui signifie « descendre »), Vincent Veschambre souligne « cette idée de mise à bas (…), qui est fortement associée à l’idée de mise à mort » (Veschambre, V., 2008, p. 129).

180« S’il y a une telle proximité entre mémoire et patrimoine, c’est autour de cette qualité de la trace patrimonialisée qui permet de matérialiser le passé, de porter la remémoration et donc d’assurer une continuité

tradition protestante, une corrélation entre la place du travail dans une société donnée, l’image de l’industrie, et donc l’importance que cette société accorde au patrimoine industriel :

« L’image de l’industrie dépend aussi de la place que le travail a tenu et tient dans la société. Il semble que, dans

les pays catholiques, le plus souvent latins, la valeur travail soit moins valorisée qu’en pays protestants où la

réussite professionnelle est signe de la bienveillance divine (Leboutte, 1997). Ceci peut expliquer en partie la valorisation de l’histoire industrielle dans les pays de la Réforme, avec par exemple la protection précoce observée

au Royaume-Uni, dans certaines parties de l’Allemagne, ou en Suède » (Edelblutte, S., 2008, p. 4).

De même que l’anthropologue Laurent Bazin va jusqu’à qualifier les mouvements contemporains de valorisation des patrimoines d’« idéologie du patrimoine », ou encore de « machinerie patrimoniale (…) destinée à fabriquer de l’imaginaire» (Bazin, L., 2014), et qui agirait comme un moyen de perpétuer les formes de domination politique et économique (Ibid. p. 154). Dans ce cadre, le patrimoine industriel n’est qu’une manière contemporaine nourrir la légitimité de la « révolution libérale » des années 1980, la réhabilitation de l’entreprise et du profit comme « source de prospérité collective », dans les années 1990 (Ibid., p. 158-159). Sans entrer dans un débat idéologique, le lien entre société, représentation du travail et valorisation de ses formes anciennes serait intéressant à approfondir même si cela n’est pas l’objet du présent travail.

Ainsi, la mémoire individuelle, entendue au sens d’Halbwachs comme l’ensemble des souvenirs personnels, et la mémoire collective, renvoyant aux souvenirs « impersonnels » qui s’inscrivent dans la mémoire sociale d’un groupe, s’entremêlent ; la mémoire individuelle doit parfois s’appuyer sur la mémoire collective - ou bien sur la mémoire des autres181 - pour préciser, confirmer, des souvenirs incomplets, fragmentés, lointain. Si nous considérons la direction inverse, un certain nombre de souvenirs individuels sont enveloppés et configurés dans et par la mémoire collective (Halbwachs, M., 1950182).

La mémoire est donc une « (…) construction sociale qui en dit long sur la société

d’aujourd’hui, sur ses rapports de force, sur l’évolution des registres de la revendication

politique » (Veschambre, V., 2008, p. 189).

181 C’est ce qu’Halbwachs appelle l’« effet de discontinuité » : nous n’allons nous rappeler de certains événements vécus dont nous n’avons plus les moyens de nous souvenir (oubli), que si d’autres les reconstruisent pour nous (Halbwachs, M., 1950, p. 57).

182 « Si ces deux mémoires se pénètrent souvent, en particulier si la mémoire individuelle peut, pour confirmer tels de ses souvenirs, pour les préciser, et même pour combler quelques-unes de ses lacunes, s’appuyer sur la mémoire collective, se replacer en elle, se confondre momentanément avec elle, elle n’en suit pas moins sa voie propre, et tout cet apport extérieur est assimilé et incorporé progressivement à sa substance. La mémoire collective, d’autre part, enveloppe les mémoires individuelles, mais ne se confond pas avec elles. Elle évolue suivant ses lois, et si

certains souvenirs individuels pénètrent aussi quelques fois en elles, ils changent de figure dès qu’ils sont replacés

Renforçant ce constat, Michel Rautenberg résume les réflexions sur la mémoire collective, le patrimoine et l’épistémologie de l’histoire en ces termes :

« Une chose semble aujourd’hui acquise : le passé est construit dans le présent mais aussi par le présent. (…) Le passé retrouvé, reconstruit est celui que nous fabriquons, ici et maintenant, sous les influences complexes et sédimentées de nos environnements et des réminiscences antérieures » (Rautenberg, M., 2003, p. 17-25).

Si nous poursuivons cette piste du lien constant entre présent et passé, nous constatons que la presse étudiée relève du document d’« archive », notion que nous distinguons de celle de « mémoire ». Michel Rautenberg rappelle que l’archive « est une mémoire figée dans le temps qui peut être interprétée suivant les problématiques du moment », alors que la mémoire « condense l’histoire des représentations sociales et individuelles qui se sont succédées et le rappel d’un événement qui a gardé du sens tout au long du temps qui s’est écoulé »

(Rautenberg, M., 2003, p. 26). La mémoire recueillie et construite dans les entretiens relève ainsi d’une « représentation contemporaine du passé » tandis que les archives collectées dans les presses analysées, permettent plutôt de « redécouvrir un événement, de retrouver les

conditions de vie d’une époque » (Rautenberg, M., 2003, p. 26-27). D’où l’importance de

replacer ces discours de presse et entretiens oraux, dans leurs contextes d’énonciation.