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3.2 Mécanismes de la perception sociale en IHM

3.2.1 Réactions socioémotionnelles

Depuis plusieurs décennies, des recherches sont menées pour mieux com- prendre les mécanismes humains supportant la perception et la réaction aux comportements sociaux et émotionnels chez les humanoïdes. De nombreuses études attestent par exemple de la capacité de l’être humain à reconnaître les expressions faciales exprimées par un personnage virtuel (Bartneck et al., 2004). D’autres études attestent également de notre capacité à percevoir des émotions et à y réagir spécifiquement : Slater et al. (2006) ont par exemple développé une version 3D-virtuelle de la fameuse expérience d’obéissance de Milgram dans laquelle les participants doivent, sur ordre de l’expérimentateur, infliger des chocs électrique à un personnage virtuel féminin comme punition si le personnage échoue à un test de mémoire. Conscients que la situation n’est pas réelle, les participants démontrent toutefois des réactions physiologiques et comportementales similaires à celles observées dans la version originale de l’expérience (impliquant une punition sur une vraie personne). Aussi, des en- registrements d’imagerie cérébrale par IRM fonctionnel ont montré des activa- tions cérébrales de régions impliquées dans le traitement des processus affectifs lorsque les participants sont confrontés à la souffrance du personnage virtuel (Cheetham et al., 2009). En l’état actuel des connaissances, les auteurs n’ont toutefois pas pu conclure à une réponse empathique des participants en réponse à la souffrance du personnage et suggèrent plutôt que l’activation émotionnelle observée est induite par la situation de détresse personnelle dans laquelle ils sont plongés.

Sur le plan cérébral, il semble que les mécanismes perceptifs impliqués dans la réponse à l’expression des émotions d’autrui sont au moins en partie simi- laires lorsque les émotions sont exprimées par un agent virtuel ou un humain. Plusieurs études ont en effet reporté des activations neuronales semblables dans des régions du cerveau associées au traitement émotionnel des visages en ré- ponse à l’expression faciale d’émotions de la part d’humains et d’humanoïdes

(Moser et al., 2007; Mühlberger et al., 2009).

Considérées dans leur ensemble, ces études suggèrent que l’expression d’émotions chez un personnage virtuel pourrait à priori être perçue de manière similaire aux émotions exprimées par d’autres êtres humains et impliquerait des activations physiologiques et des réponses comportementales semblables (de Borst et de Gelder, 2015). Nous nous interrogeons alors sur la capacité des être humains à percevoir et engager des comportements sociaux complexes, impliquant une communication multimodale en situation d’interaction avec un ACA exprimant des comportements sociaux.

En effet, il est aujourd’hui considéré que la ressemblance d’un agent virtuel avec l’humain, en termes d’apparence physique, mais également en termes de comportements et d’émotions a une influence forte sur la perception que nous en avons et constitue un déterminant crucial des interactions humain-agent (de Borst et de Gelder, 2015). Pour mieux comprendre comment cette ressem- blance avec l’humain influence les interactions humain-agent, les chercheurs se sont penchés sur les réactions sociales et émotionnelles des individus face aux agents virtuels. En s’inscrivant notamment dans le champs de recherche de la vallée de l’étrange (i.e. the uncanny valley (Mori, 1970)), ces recherchent in- terrogent les processus socioémotionnels impliqués lorsque les individus sont confrontés à un personnage ressemblant à un humain mais n’en n’étant pas tout à fait un.

Théorie de la vallée de l’étrange. Il s’agit d’une hypothèse selon la- quelle une personnage anthropomorphe possédant une forte ressemblance avec l’être-humain sans toutefois en être un, induit chez les individus un sentiment d’étrangeté particulièrement prononcé (Figure 3.1). Cette théo- rie doit son nom à la forme de la courbe représentant la familiarité perçue du personnage en fonction de son degré de ressemblance avec l’humain, dont la distribution forme une vallée lorsque la ressemblance est forte.

De cette théorie émane l’idée générale selon laquelle le sentiment d’étran- geté et d’inconfort provoqué par une personnage humanoïde (sans toutefois être un humain) est induit par une dissonance perceptive entre le réalisme de l’apparence physique du personnage et celui de ses comportements (e.g. voix, animation). Les travaux relatifs au phénomène de la vallée de l’étrange mettent ainsi en lumière l’importance de la congruence entre les différents as- pects constitutifs d’un personnage humanoïde (Mori, 1970; Mori et al., 2012).

Figure 3.1 – Cadre théorique de la Vallée de l’étrange d’après Mori (1970)

Des travaux d’imagerie cérébrale utilisant l’électroencéphalogramme (EEG) se sont intéressés aux mécanismes cérébraux accompagnant le phénomène de la vallée de l’étrange et à la manière dont nous percevons les humanoïdes. L’en- registrement de potentiels évoqués (ERPs) de type N400 dans la région fron- tale chez des individus confrontés à un robot humanoïde « presque-mais-pas- vraiment-humain » semble supporter l’hypothèse de la violation de prédiction pour expliquer le phénomène de la vallée de l’étrange (Urgen et al., 2018). Ef- fectivement, les ERPs de type N400 sont spécifiquement associés au traitement d’un stimulus incongruent ou inattendu. Ainsi, le traitement d’informations perceptives ou cognitives conflictuelles, ici un personnage qui semble humain

mais n’en est pas un, est interprété par le cerveau comme une violation des pré- dictions en termes de connaissance sur le monde (e.g. lois physiques, normes sociales, « ce qu’est un humain »). Ces situations conflictuelles conduisent à un encodage neuronale matérialisant la détection d’incohérences, notamment par un signal ERP de type N400 et oriente l’attention de l’individu sur le sti- mulus. En IHM, la notion de dissonance ou d’incohérence comportementale fait également référence aux comportements sociaux et émotionnels : ainsi, un corrélât neuronal de la réaction physiologique associée à la vallée de l’étrange a également été retrouvé dans le cortex préfrontal (ventromédian), une région cérébrale impliquée dans des fonctions sociales et d’évaluation (Grabenhorst et al., 2019).

Toutefois, certains travaux remettent en question la notion de « vallée » dans la théorie de la vallée de l’étrange. Des chercheurs ont ainsi proposé que la relation fonctionnelle entre la ressemblance avec l’humain d’un personnage et le sentiment de familiarité des individus ne soit pas catégoriquement cubique (i.e. prend la forme d’une vallée) mais puisse dépendre des caractéristiques du personnage (e.g. apparence physique, animations) et des caractéristiques individuelles de l’observateur (e.g. âge, culture, exposition aux humanoïdes) (Rosenthal-von der Pütten et al., 2014; Rosenthal-Von Der Pütten et Krämer, 2014).

Conclusion. La capacité des êtres-humains à percevoir des indices sociaux

chez les agents virtuels et à exprimer en réponses des comportements socioé- motionnels constitue ainsi une réalité physiologique et cognitive. De plus, la cohérence physique, comportementale ou encore émotionnelle des personnages virtuels joue un rôle dans les perceptions et appréciations des individus et l’ab- sence de cohérence est associée à des dissonances perceptives conduisant au phénomène de la vallée de l’étrange. Les agents virtuels semblent donc devoir disposer de caractéristiques sociales dans toutes les dimensions que les com-

posent pour être perçus comme de potentiels acteurs sociaux. Les mécanismes socioperceptifs engagés dans les interactions humain-agent ont également été étudiés pour leurs implications sur les processus attentionnels des individus et leurs performances d’apprentissage.