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2.1 Premières perceptions chrétiennes orientales et mozarabes de l’islam

2.1.1 Réactions chrétiennes en Orient

Lorsque les envahisseurs musulmans ont conquis le Proche-Orient au VIIe siècle, les chrétiens d’Orient ayant déjà vécu maintes dévastations lors des guerres entre les empires byzantin et perse ont naturellement ressenti cet évènement comme une nouvelle calamité, un châtiment divin.7 De ce fait, outre de brèves mentions factuelles à propos d’un peuple dirigé par un prophète nommé Mohammed, les chrétiens nouvellement soumis décrivent défavorablement les Arabes en mettant l’emphase sur leur barbarie et leur violence, d’autant plus que ces derniers possédaient déjà une réputation négative en raison des razzias que les tribus arabes menaient depuis longtemps.8 Durant les premières décennies de la conquête arabe, plusieurs communautés chrétiennes orientales (miaphysite, monothélite, nestorienne, syrienne et arménienne) croient qu’une repentance sincère mettrait fin à ce châtiment divin et se sentent même libérées de l’oppression de

6

Flori, L’islam et la fin des temps, p. 113.

7 Tolan écrit que si l’ensemble des communautés chrétiennes considérait l’invasion sarrasine comme un

fléau voulu par Dieu, celles-ci divergeaient sur la désignation des coupables et sur la cause de la colère divine. Pour certaines, la cause était l’hérésie d’une église adverse tandis que d’autres y attribuaient des péchés vénaux ; voir Les Sarrasins, p. 78-79.

8

Françoise Micheau, Jalons pour une nouvelle histoire des débuts de l'islam, Paris, Éditions Téraèdre, 2012, p. 86.

l’Église grecque orthodoxe de Byzance.9

Pour celles-ci, les Arabes ne représentent qu’une menace militaire temporaire, alors peu d’attention est portée sur leurs croyances religieuses. Ce n’est qu’avec l’affermissement de la domination des musulmans ainsi que l’islamisation et l’arabisation de nombreux chrétiens durant les siècles suivants que les autorités chrétiennes décident de réagir. Constatant que l’islam représente une réelle menace religieuse, plusieurs auteurs tentent de dissuader la conversion et l’acculturation vers l’islam en élaborant une image négative de celle-ci, en expliquant selon une perspective chrétienne les victoires musulmanes et en prouvant la supériorité du christianisme.10

Premièrement, les chrétiens devaient identifier ce groupe, mais en raison du recours à la Bible et de leur manque d’intérêt envers les croyances religieuses de ces envahisseurs, ils développent plusieurs théories les menant à différents noms. Outre le terme ethnique d’Arabes, nous retrouvons ainsi le terme grec sarakenos qui devient Sarrasins (selon la femme d’Abraham nommée Sarah), Agarènes (qui vient de la servante de Sarah, Agar) ou Ismaélites (qui vient d’Ismaël, le fils d’Agar).11

Deuxièmement, les chrétiens devaient établir le rôle de ces envahisseurs et les intégrer dans l’histoire du monde. L’une des premières visions de l’islam fut étroitement liée aux attentes eschatologiques et aux prédictions bibliques. Suivant certains textes dont la Doctrine de Jacob récemment baptisé (634), les conversions massives à l’islam sont une preuve de la

9 À l’inverse, d’autres Églises, comme la communauté melkite ou le clergé orthodoxe byzantin, perçoivent

cet évènement plus négativement en raison de leur pouvoir et leur prestige qui sont diminués ; voir Tolan,

Sarrasins, p. 85 ;Flori, L’islam et la fin des temps, p. 114.

10 Il est intéressant de noter comme le fait F. Micheau que malgré l’image négative qui ressort des textes

polémiques chrétiens, ces derniers n’ont pas tenté de profiter des divisions internes qui ont déchiré la communauté islamique durant certaines périodes (dont l’époque omeyyade) ; voir Micheau, Les débuts de

l’islam, p. 182.

11

Philippe Sénac, L’image de l’Autre : l’Occident médiéval face à l’Islam, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981, p. 14.

fin des temps ; l’islam est associé à « une vision repoussante, subjective, destinée à suggérer à la fois aversion et crainte, un monde cruel et difforme », voire à la bête à dix cornes ou encore le dragon de l’Apocalypse.12

Les Sarrasins sont présentés comme des idolâtres dirigés par le Malin ou l’Antéchrist. Le Prophète Mohammed est rarement mentionné, mais lorsqu’il l’est, c’est sous le nom de Mahomet, de faux prophète ou de faux messie devant égarer les fidèles à la fin des temps.13 En somme, l’islam incarne le Mal qui s’oppose au Bien et dont la fin ne peut être qu’imminente.14

Par ailleurs, certains épisodes, dont la construction du Dôme du Rocher par les Omeyyades qui réfute les dogmes chrétiens sur l’espace sacré de Jérusalem, vont accentuer ce sentiment.15

Une autre vision chrétienne de l’islam considère celui-ci comme une hérésie et plusieurs textes sont rédigés afin de réfuter théologiquement cette nouvelle erreur. Parmi ceux-ci, nous retrouvons le De haeresibus écrit par Jean Damascène en 743 ; l’islam y est vu comme une hérésie proche de l’arianisme dont les divergences portent sur les questions de la trinité, du libre-arbitre et de l’iconoclasme.16

Jean Damascène attribue également à un moine supposément arien nommé Bahira un rôle significatif dans la formation hérétique du prophète Mahomet.17 Un autre ouvrage anonyme important est le Risâlat al-Kindi ; celui-ci se présente comme un échange épistolaire en langue arabe entre un chrétien et un musulman. Tout en défendant les doctrines chrétiennes, ce texte entreprend une réfutation de l’islam en tentant de démontrer que Mahomet est un faux prophète, notamment en raison de sa vie sexuelle jugée choquante selon les normes

12

Sénac, L’image de l’Autre, p. 34. À partir du IXe siècle, cette association entre fin des temps et islam devient de plus en plus fréquente ; voir ibid., p. 31.

13

Tolan, Sarrasins, p. 38-39.

14

Sénac, op. cit., p. 35.

15

Tolan, Sarrasins, p. 86.

16

Sénac. op. cit., p. 29.Ainsi, Jean Damascène répond à l’argument coranique sur « l’associationnisme chrétien » en écrivant que les musulmans sont des « mutilateurs de Dieu » ; voir Tolan, Sarrasins, p. 94.

17

chrétiennes, et en critiquant le Coran (qui aurait été rédigé avec l’aide d’un moine nommé Sergius) et les rites musulmans.18 Un dernier ouvrage significatif est la Chronografia de Théophane le Confesseur, composé autour de 815, où ce dernier voit en l’islam une hérésie mêlant des doctrines juives et chrétiennes dont l’émergence serait due notamment à l’adoption du monothélisme par l’empereur Héraclius.19