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2.1 Premières perceptions chrétiennes orientales et mozarabes de l’islam

2.1.2 Réactions chrétiennes dans la péninsule ibérique

Moins d’un siècle après le début des conquêtes en Syrie, des armées arabes renforcées par de nombreux Berbères envahissent la péninsule ibérique en 711 et triomphent des royaumes wisigothiques en quelques années.20 Ces armées poursuivent ensuite leurs conquêtes entre 716 et 719 jusqu’en Septimanie avant de rencontrer les Francs mérovingiens dans le Languedoc.21 Pour ces évènements, nous possédons aujourd’hui deux chroniques anonymes écrites en Espagne, soit la Chronique de 741 et la Chronique de 754 ; cependant, aucune de ces chroniques ne donne d’explications sur les victoires musulmanes dans la péninsule ibérique. Plusieurs éléments expliquent cette absence de critiques à l’égard des envahisseurs : tout d’abord, comme en Orient, les sectes chrétiennes jugées hérétiques incarnent aux yeux des ecclésiastiques espagnols un plus grand danger spirituel que les Sarrasins, perçus plutôt comme une menace politique

18

Tolan, Sarrasins, p. 103-104.

19

Ibid., p. 108.

20 Pierre Guichard, Al-Andalus : 711-1492, Paris, Hachette Littérature, 2000, p. 22. À l’instar des premiers

califes, ces conquérants musulmans se limitent au contrôle des villes et des places fortes rencontrées ; voir Philippe Sénac, « Islam et chrétienté dans l'Espagne du haut Moyen Age: la naissance d'une frontière »,

Studia Islamica, n°89 (1999), p. 92.

21 Guichard, Al-Andalus, p. 27. Au large de Valence, l’archipel des Baléares subit également des incursions

de l’armée arabo-berbère, mais conservera une certaine indépendance en payant un tribut jusqu’à sa conquête en 902-903 au profit des autorités musulmanes d’Andalousie ; voir Marie Lamaa, « Chrétiens et musulmans en Méditerranée occidentale à l’époque des croisades : la Sicile au XIe

siècle et les Baléares au XIIIe siècle. » dans Louis Pouzet et Louis Bosset, dir., Chrétiens et musulmans au temps des croisades :

et militaire. Ensuite, les dirigeants de ces communautés chrétiennes (souvent évêques) servent d’intermédiaire entre une population chrétienne qui conserve ses droits et son culte et les dirigeants musulmans qui reçoivent d’eux la jizya.22

Comme le suggère Tolan, ces dirigeants chrétiens ne se sentaient probablement pas en mesure d’attaquer une autorité qui confirmait leur pouvoir et leur accordait une place dans les cours royales, ce qui expliquerait l’absence de textes polémiques durant un premier temps.23

Avec l’ascension du califat omeyyade de Cordoue au IXe

siècle qui met fin à l’instabilité politique de la région, le processus d’islamisation et d’arabisation s’accélère en Andalousie alors que de nombreux chrétiens se convertissent ou adoptent à tout le moins une culture arabo-musulmane.24 Il en résulte un abandon progressif du latin au profit de l’arabe ainsi qu’une dégradation culturelle permettant l’essor de nouveaux mouvements hérétiques tel l’adoptianisme, ce qui déplaît aux autorités chrétiennes.25

Devant cette situation, les dhimmis mozarabes élaborent, à partir du IXe siècle, une image polémique de l’islam similaire et largement inspirée par les chrétiens orientaux afin de décourager les conversions et défendre la supériorité de leurs doctrines.26 Plusieurs auteurs tentent de diaboliser dans leurs récits le pouvoir musulman ainsi que de discréditer ses collaborateurs chrétiens ou les obliger à choisir explicitement un camp : dans cet élan, certains iront provoquer jusqu’à la mort les autorités islamiques.27

Les 22 Tolan, Sarrasins, p. 132. 23 Ibid., p. 133.

24 Guichard, Al-Andalus, p. 56. Plus lentement, les Baléares connaissent le même processus d’islamisation

lorsqu’une population musulmane s’y installe ; voir Lamaa. « Chrétiens et musulmans », p. 8.

25

Guichard, op. cit., p. 61 et André Clôt, L’Espagne musulmane : VIIIe – XVe siècle, Paris, Perrin, 1999,

p.,72.

26

Tolan, op. cit., p. 113.

27

John V. Tolan, « Reliques et païens : la naturalisation des martyrs de Cordoue à St-Germain (IXe siècle) », dans Philippe Sénac, dir., Aquitaine-Espagne (VIIIe – XIIIe siècle), Poitiers, Centre d’études

supérieures de civilisation médiévale, 2001, p. 39-41. En insultant ouvertement l’islam, ces martyrs de Cordoue finirent par être exécutés par le pouvoir musulman, ce qui permit à plusieurs auteurs de dénoncer

auteurs les plus importants au cours de cette période sont Euloge de Cordoue (un clerc mozarabe martyrisé en 859) et Alvare (juif converti). Étant mieux renseignés sur l’islam (ils sont en mesure de fournir des renseignements exacts comme le pèlerinage vers la Mecque, le jeûne et l’appel à la prière), ils lui sont très hostiles et présentent alors la religion musulmane sous des traits grossiers en l’accusant d’être une hérésie basée sur une imposture et encourageant la débauche.28 Cette polémique s’accroît jusqu’au XIIe siècle avec l’importation de plusieurs traités apologétiques orientaux (dont la Risâlat al- Kindi, connue probablement à partir du XIe siècle).29 À une époque plus tardive, certains auteurs, comme Pierre Alphonse, relient la polémique anti-juive et anti-musulmane. Pour ce dernier, une argumentation rationnelle pouvait prouver la supériorité des dogmes chrétiens (dont la Trinité) et démontrer la fausseté des religions juive et musulmane.30

2.2 Premières perceptions chrétiennes occidentales allant du VIIe siècle

jusqu’à la veille des croisades

Les perceptions chrétiennes de l’islam forment une question complexe lorsque nous abordons la situation de l’Occident durant le Haut Moyen Âge, car plusieurs régions (comme l’Angleterre, la Saxe et la Bavière) ne commencent qu’à être évangélisées et il subsiste encore au sein des terres déjà christianisées de nombreux territoires païens.31 De plus, la plupart des chrétiens occidentaux ne connaissent que superficiellement les doctrines chrétiennes et leur religiosité demeure imprégnée de pratiques magiques et de

une attitude répressive qui témoigne d’une violence guerrière et d’une intolérance religieuse ; voir Sénac,

L’Image de l’Autre, p. 29.

28

Sénac, op. cit., p. 27-28.

29

Notons que le titre même de ces ouvrages relève très souvent du champ lexical de la guerre ; voir John V. Tolan, « Introduction », dans L’Europe latine et le monde arabe au Moyen Âge : cultures en conflit et en

convergence, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 8.

30

Tolan, Sarrasins, p. 216.

31

Sénac, op. cit., p. 17. Pour plus de détails, voir Bruno Dumézil, Les racines chrétiennes de l’Europe :

croyances superstitieuses léguées depuis des millénaires.32 À cette époque, l’usage de l’écriture est en régression et le savoir ne se transmet essentiellement que par le clergé, conséquemment, les « conditions de réceptibilité d’un savoir, même empirique » demeurent fragiles étant donné que peu d’individus peuvent se renseigner sur l’islam.33 Comme leurs confrères orientaux, les clercs occidentaux vont intégrer ces envahisseurs dans une vision du monde basé sur les récits bibliques et les pères de l’Église.34

Ainsi, les musulmans sont décrits comme un fléau de Dieu pour punir les chrétiens de leurs péchés ou pour annoncer la fin du monde.35 Cependant, dès le VIIIe siècle, ces clercs recourent directement aux textes chrétiens orientaux ; un des premiers textes traduits en latin est L’Apocalypse du Pseudo-Méthode qui promettait la fin prochaine et spectaculaire des invasions musulmanes avant le Jugement Dernier.36 Puis, avec la multiplication des échanges entre chrétiens latins et musulmans au fil des siècles ultérieurs, d’autres images de l’islam voient le jour en Occident et méritent notre attention.