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Nous pouvons maintenant interroger les dynamiques inverses à la transmodalisation dramatique, qui tendent à rendre la scène plus épique, dans le sens où le texte est réorganisé afin

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que les acteurs puissent le prendre en charge comme un discours sans pour autant qu’il y ait de signalement traditionnel du texte théâtral. Ces dynamiques renvoient au phénomène de romanisation du théâtre, défini par Bakhtine comme l’influence libératrice du roman sur les règles conventionnelles du théâtre. Ce phénomène caractérise ce que nous appellerons la réécriture scénique du roman de Teulé par le Fouic Théâtre.

Muriel Plana définit la « réécriture scénique » comme une sous-catégorie de « l’adaptation paradoxale » :

Le passage se fait du récit à la scène sans l’intermédiaire du texte de théâtre : le metteur en scène s’attache directement à la matière romanesque, par exemple, qu’il fait exploser dans une démarche purement théâtrale, corporelle et scénographique35.

Ce travail de réécriture scénique s’applique tout à fait à notre objet. On ne peut cependant pas nier le fait que, loin d’« exploser » sur scène, le texte romanesque de Jean Teulé y est repris en quasi-intégralité. La question de la narrativisation de la scène est donc cruciale. Elle renvoie à une autre sous-catégorie de l’« adaptation paradoxale », dont Muriel Plana emprunte le nom à Antoine Vitez : le « théâtre récit 36 ». Dans ce type d’adaptation du roman à la scène, le texte

narratif reste inchangé : c’est plus la scène qui s’adapte au récit que le récit n’est adapté à la scène.

Muriel Plana explicite ainsi le processus chez Vitez :

En « romanisant » l’art de la mise en scène, sans passer par la dramaturgie, en élargissant le plateau et en montrant ses pouvoirs face au monde romanesque, Vitez élabore une écriture scénique de type épique, notamment grâce à un comédien à la

35 Muriel Plana, op. cit., p. 35.

36 Antoine Vitez crée le terme « théâtre-récit » en 1975 lors de sa mise en scène de Catherine, inspiré des Cloches

fois conteur et interprète et à un jeu qui associe distanciation et incarnation37.

Il en va de même dans la mise en scène de Mangez-le si vous voulez. Le comédien principal Jean-Christophe Dollé transmet le récit comme un conteur, ce qui a pour effet une certaine distanciation par rapport à l’action qu’il incarne par ailleurs comme acteur. La narration permet également de décrire l’irreprésentable, car si on peut mimer sur scène certains actes de violence, comme la chorégraphie du lynchage interprétée par Jean-Christophe Dollé, Mehdi Bourayou et Laurent Guillet38, la crémation du corps, par exemple, parait plus compliquée à représenter.

Ainsi, la mise en scène choisie pour ce passage est intéressante puisque le conteur, qui fait le pont entre l’action et le spectateur, est ici placé dans le décor derrière la vitre du four, tournant sur lui-même tel « un poulet à la broche39». L’effet de distanciation due à la transposition

esthétique de la mise en scène pourrait atténuer la violence du propos ; or, dans les faits, la description orale du corps qui brûle associée à l’image visuelle du poulet rôti, et par là même aux souvenirs perceptifs associés à ce plat, ancre le propos directement dans le corps non seulement de l’acteur, mais aussi du spectateur.

Le personnage du conteur renvoie en outre à la figure du rhapsode qui, rapiéçant des textes qu’il a préalablement découpés à sa guise, est par définition un adapteur. Le travail de montage et de collage propre au rhapsode « apparaît comme un procédé caractéristique d’un théâtre qui aurait tendance à se détourner du “ dramatique “ au profit de l’“ épique“40». Le déplacement des

37 Muriel Plana, ibid., p. 54.

38 Minute 00 :28 :08 de la représentation. 39 Jean Teulé, op. cit., p. 101.

40 Florence Baillet et Clémence Bouzitat, entrée « Montage et collage » in Jean-Pierre Sarrazac (dir.), Lexique du

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chapitres 17 et 18 en introduction du spectacle est un bon exemple de montage dans la pièce. En ce qui concerne le collage (terme associé aux arts plastiques évoquant la juxtaposition spatiale de matériaux divers), on en trouve un exemple particulièrement frappant dans une chanson dont les paroles sont issues des insultes adressées à Alain de Monéys dans le chapitre 4 intitulé « Le muret de pierres sèches ».

Ordure, fumier, saloperie, pourriture. C’est un traitre, un espion, un ennemi, un Prussien. Enculé de Prussien, Prussien, Prussien. Enculé de Prussien, Prussien, Prussien. Prussien tête de chien, Prussien, Prussien. Cocu de Prussien, allez crie sac à merde41.

Les insultes qui composent cette chanson sont toutes issues du même chapitre du roman mais n’y apparaissent pas les unes à la suite des autres, car elles sont entrecoupées par le récit du lynchage. Dans la pièce, au contraire, elles se succèdent sans interruption. Le décalage entre la mélodie (une berceuse au piano) et les paroles provoque le rire au début, mais la durée de la chanson est telle que le spectateur peut prendre du recul et mesure la gravité de la situation. Or, on constate que c’est à partir de ce même chapitre 4 (qui commence lorsque le personnage d’Alain de Monéys est à genoux) que la ménagère installée dans sa cuisine commence à découper ses légumes sur la scène. Ainsi, le texte est découpé à la manière des oignons et des carottes sur la scène, et la violence verbale est doublée par la violence culinaire chorégraphiée.

De fait, « [d]ans la pratique théâtrale, le montage et le collage ne sont pas seulement des techniques d’écriture, ils supposent aussi une manière de mettre en scène, d’agencer la lumière, la musique, le jeu… et surtout de laisser l’œuvre d’art ouverte 42». La réécriture scénique

apparait comme une façon de théâtraliser l’hypotexte en le présentant sur scène aux côtés

41 Chanson en canon entonnée par Clotilde Morgiève, Laurent Guillet et Mehdi Bourayou, la citation est tirée du

texte en annexe, p. VII.

d’éléments comme le décor, la bande sonore ou les chorégraphies avec lesquelles il entretient des relations complémentaires ou conflictuelles, chaque élément venant éclairer, appuyer ou contredire le propos. Dans sa réflexion sur le texte de théâtre, Joseph Danan souligne cet aspect en disant que le spectacle digère le texte source et le traduit dans le langage de la scène43. On ne

saurait mieux dire dans le cas de Mangez-le si vous voulez.

43 Joseph Danan, Entre théâtre et performance : la question du texte, Arles, Actes Sud, 2013, p. 48 ; c'est nous