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Chapitre 2 – Intermédialité et multisensorialité

3. Les supports techniques

3.1. La danse et la gestuelle

Le corps en mouvement, du geste imperceptible à la pantomime assumée, est essentiel dans la représentation. La gestuelle contribue à la création des personnages sur scène et à la caractérisation de leur identité. Elle est aussi vectrice de signification, pouvant accompagner la parole ou la remplacer complètement. Il en va de même pour les parties dansées. On appellera

69 Minute 00 :17 : 37 du spectacle ; p. v du texte en annexe.

70 Le détournement d’objet consiste en la manipulation et/ou l’utilisation inhabituelle d’un objet, ayant pour effet

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danse tout ce qui, dans la représentation, résulte d’un certain agencement chorégraphique accompagné de musique. Danse et gestuelle sont des techniques du corps qui permettent d’illustrer le propos et de donner du relief au récit. On peut distinguer dans un premier temps les caractéristiques de chacune de ces pratiques dans le spectacle, puis s’attacher à leur agencement avec la parole.

La gestuelle est omniprésente chez Jean-Christophe Dollé, qui doit interpréter, à lui seul, tous les personnages de la pièce. Le positionnement du corps, l’ampleur des gestes et les différentes modalités d’adresse lui permettent ainsi de passer d’un personnage à l’autre. Par exemple, lorsqu’on assiste à la rencontre entre Alain de Monéys et les frères Campot au début de la pièce, le comédien alterne entre une posture face public, les deux pieds ancrés dans le sol et le menton relevé pour incarner Alain de Monéys, et un léger déhanché sur la jambe droite, de trois-quarts vers le public et le regard plongeant pour Etienne Campot. Quant à Clotilde Morgiève, dans son rôle de ménagère, elle a une gestuelle très précise et codifiée, d’autant plus qu’elle est presque toujours associée à la manipulation d’objets culinaires, son espace de jeu étant clairement délimité par la cuisine. En fait, sa gestuelle oscille entre une manipulation millimétrée et policée des différents ustensiles, aliments et appareils électro-ménagers, et des accès de rage, caractérisés par des mouvements brusques, provoquant un effet de surprise chez le spectateur et soulignant la folie du personnage.

La danse, contrairement à la gestuelle, n’est utilisée que ponctuellement durant la représentation. Le tout premier moment dansé est un duo, lors de la rencontre entre Alain de Monéys et Anna Mondout sur le chemin de la foire. Il s’agit d’un enchainement de mouvements des mains vers le cœur et la bouche, effectué simultanément par les deux personnages et adressé

l’un à l’autre. Le rythme est lent, les gestes sont fluides, tout cela additionné à la lumière tamisée fait comprendre qu’il s’agit d’un moment de tendresse entre les deux amants. Cette chorégraphie matérialise sur scène le lien entre Alain et Anna. Elle est reprise avec le même thème musical par Anna Mondout, seule cette fois, au moment où la jeune femme se sacrifie pour sauver son amant. Ses mouvements sont identiques à la première chorégraphie, mais son sourire a disparu laissant place à un visage crispé et à une respiration haletante. Durant cette séquence, l’agencement du geste et de la parole est particulièrement efficace. Le conteur livre avec passion le récit des ébats du jeune Thibassou avec Anna Mondout dans la bergerie, mais tout ce qu’il décrit est contrecarré par le jeu de la comédienne. Lorsqu’on nous dit « Elle remonte sa robe en appelant Thibassou », elle déboutonne sa robe vers le bas avec le regard lointain comme pour échapper à ce qui va se passer. De façon plus explicite, la jeune femme serre ses jambes, s’accroche aux parois du réfrigérateur et reste impassible lorsqu’on nous dit qu’elle « prend goût à la chose ». Il y a donc un décalage entre le récit de l’action et la façon dont elle est présentée sur scène, l’image et la parole donnant deux versions du même événement. Or, au théâtre, l’impact visuel prime généralement sur l’audible : le spectateur aura ainsi tendance à se placer du côté d’Anna Mondout et à développer de la compassion pour ce personnage.

La violence physique est aussi chorégraphiée lorsque les villageois commencent à lyncher le jeune notable de Beaussac. Il n’y a pas de musique à proprement parler à ce moment-là, mais des bruits de coups sont diffusés simultanément grâce à une technologie empruntée aux jeux vidéo, les deux musiciens effectuant une chorégraphie plutôt rythmée alternant gifles, coups de poings, de bâtons, de genoux et de tête avec, dans les mains, des commandes de console de jeu wii. Grace à ces capteurs de mouvements, leur chorégraphie déclenche les sons sur scène,

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ajoutant au lynchage le côté esthétique et rythmique de la danse. Le procédé est tout à fait pertinent pour représenter les tortionnaires, puisqu’ils considèrent la bastonnade comme un jeu.

Enfin, à la suite de la scène d’écartèlement dans la halle aux grains, le jeu corporel atteint des sommets d’expressivité. Après avoir passé plus d’une minute suspendu dans le vide, le comédien interprétant Alain de Monéys tombe derrière un élément de décor. Caché derrière l’armoire de cuisine, le comédien et les deux musiciens forment alors le corps disloqué d’un seul et même homme. La tête du narrateur dépasse au-dessus de l’armoire, et de chaque côté les bras et les jambes qui dépassent sont ceux des musiciens qui les agitent de façon coordonnée afin de représenter un corps géant dont les membres se démettent au fur et à mesure, transposant ainsi, sur scène, l’image évoquée par la narration : « ses bras écartés ont des angles bizarres avec les épaules presque au milieu du tronc. Quant à l’attache des jambes, elle aussi est originale. Et les genoux, tournoyant, traçant des “huit“, on n’a jamais vu ça même au cirque71». Il n’y a pas

de musique pour accompagner la séquence, mais les mouvements des bras et jambes des musiciens doivent être exactement coordonnés pour représenter la course du corps démantibulé. Toutefois, à la fin de la scène, la chorégraphie est interrompue : l’un pointe du doigt « le Prussien » tandis que l’autre met la main sur la hanche, prêtant ainsi leurs corps à un des bourreaux. Le spectateur habitué aux mouvements symétriques est surpris par cette nouvelle gestuelle et cela produit un effet comique. Le comique de geste est également présent dans l’imaginaire du spectateur, lorsque le narrateur s’exclame : « Le Prussien s’échappe ! Rattrapez- le ! Ah ben non, trop tard, il est tombé tout seul72». Ce commentaire ridiculise la détresse du

71 Minute : 01 :01 :06 de la représentation ; p. xiv du texte en annexe.

72 On peut lire « Rattrapez-le ! Le Prussien s’échappe » à la page 55 du roman de Jean Teulé. La chute est un ajout

dans le texte scénique, elle permet de conclure le passage de manière humoristique et de ménager une transition avec la scène suivante qui se veut plus dramatique.

personnage, entrainant ainsi une prise de distance du spectateur qui ne peut s’empêcher de sourire de cette formulation.