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Chapitre 2 – Intermédialité et multisensorialité

2. Les supports matériels

2.3. Les costumes et accessoires

Les costumes ont une fonction particulière sur scène dans Mangez-le si vous voulez. Ils permettent de briser les barrières de la temporalité en faisant référence à trois époques différentes : 1870, 1950 et l’époque actuelle. Laurent Guillet et Medhdi Bourayou, les deux musiciens, portent sensiblement le même costume : un complet noir, assorti à une cravate mince et une chemise blanche avec des chaussures de ville cirées. Il s’agit plus de tenues de concert, semblables à l’accoutrement de musiciens dans une fosse d’orchestre, que de costumes à proprement parler. Ils sont installés dans quelques mètres carrés du côté cour avec des instruments électriques (guitare, synthétiseur, pédales à effets), ce qui confirme qu’ils représentent des personnages contemporains. D’ailleurs, lorsque Mehdi Bourayou intervient au micro pour donner des précisions par rapport à l’action en cours, il utilise l’imparfait : « il y avait un problème d’eau stagnante » ou le passé simple : « le plan d’assainissement élaboré par Alain de Monéys qui fut d’ailleurs réalisé bien des années plus tard65». Il ajoute même une

information capitale pour le spectateur, dont les points de repère temporels sont brouillés au début de la représentation, lorsqu’il dit en chœur avec Alain de Monéys : « Ce seraient là des travaux dont chacun tirerait encore directement profit dans cent ans » et qu’il ajoute « Enfin, aujourd’hui quoi ».

Le costume de Jean-Christophe Dollé est d’apparence moins moderne que celui des deux musiciens. Il s’en rapproche avec sa chemise blanche mais ne porte pas de cravate, ce qui ajoute un côté plus négligé. Il porte un pantalon bleu poudre avec un veston assorti qui, accompagnés de son chapeau en feutre, lui donnent un look de dandy. Cependant, ses bottillons, le bas de son

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pantalon retroussé et sa barbe de trois jours lui confèrent une allure plus campagnarde. Le mélange de styles à la fois élégant et rural permet de mettre en avant les deux principaux rôles tenus par le comédien, à savoir, le conteur et Alain de Monéys. Les autres personnages qu’il incarne sont davantage caractérisés par la gestuelle évoquée plus loin que par le costume.

Seule Clotilde Morgiève change d’apparence au cours de la représentation. En effet, elle incarne la parfaite ménagère des années cinquante dans sa cuisine en formica les deux tiers du temps, puis elle apparait ponctuellement sur scène pour jouer Anna Mondout. Les costumes ont été étudiés pour que la transformation de l’une à l’autre soit aisée et rapide. Tout d’abord, elle porte des petits souliers à talons rouges vernis qui se fondent parfaitement dans l’ambiance colorée de la cuisine et rappellent son rouge à lèvres. Les souliers et le rouge à lèvres font directement référence à la séduction hyper féminine qu’elle dégage et qui ressort de la toile de fond de la pièce essentiellement masculine. La base de son vêtement est une robe blanche à manches trois quarts, assez courte, avec des froufrous sur le col. Porté sous la robe, un jupon a la double utilité d’ajouter du volume pour dessiner une silhouette de poupée à la ménagère et de cacher les sous-vêtements de la comédienne lorsqu’elle déboutonne sa robe dans la scène de « La Bergerie »

La blancheur de la robe renvoie à la pureté d’Anna Mondout, tout comme sa longue chevelure noire en bataille illustre son origine paysanne mais surtout sa beauté naturelle. Au contraire, la seconde perruque est blonde, coiffée à la mode des années cinquante avec des boucles artificielles ; la comédienne la porte lorsqu’elle joue la ménagère et ajoute par-dessus sa robe un tablier rétro bleu à fleurs colorées qui recouvre quasi entièrement la robe blanche. Ainsi, il suffit de changer de perruque et d’enlever ou d’enfiler le tablier en coulisse pour passer

rapidement d’un personnage à l’autre. Tout en soulignant leur féminité, les costumes marquent une claire opposition entre l’artifice de la ménagère et le naturel de la jeune fille. L’opposition se confirme par leurs attitudes respectives, l’une installant un malaise avec son sourire figé dans les situations dramatiques et l’autre affichant de réelles émotions : la joie lorsqu’elle rencontre Alain, la peur lorsqu’elle accourt auprès du prêtre pour demander de l’aide, le dégoût lorsqu’elle se donne à Thibassou et la détresse lorsqu’elle contemple Alain sur le bûcher.

Il y a aussi de nombreux objets sur scène, qui font partie ou non du décor. Outre les instruments de musique, on trouve toutes sortes d’éléments hétéroclites (tabouret, écharpe de maire, gâteau pâtissier, vaisselle, etc.), mais qui trouvent chacun leur utilité dans la mise en scène. La plupart de ces objets ont une fonction référentielle, c’est-à-dire qu’ils s’insèrent dans le décor et qu’ils renvoient au « réel » tel qu’envisagé par le public. Ces accessoires permettent de situer l’action dans une époque : ainsi la batterie de cuisine, le batteur sur socle ou la cocotte appartiennent à une esthétique rétro des années 50, tandis que, de l’autre côté de la scène, les musiciens ouvrent des cannettes de bière qui, par leur design et leur marque, font directement référence à l’époque contemporaine. Les accessoires permettent d’illustrer des situations et actions ponctuelles : ainsi, le « plan d’assainissement de la Nizonne » matérialisé par une carte ne renvoie à rien d’autre qu’au support papier dont se sert le protagoniste pour expliquer son projet ; de même, le présentoir à gâteaux surmonté d’une tarte ne renvoie à rien d’autre qu’à l’univers coloré et sucré de la cuisine.

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Comme le souligne Anne Ubersfeld, « le rôle rhétorique le plus usuel de l’objet au théâtre, c’est la métonymie d’une “réalité“ référentielle dont le théâtre est l’image66». L’exemple le plus

évident est l’écharpe tricolore du maire. Cet accessoire suffit pour incarner la fonction de maire du village, et ce même s’il n’est pas particulièrement vraisemblable qu’un responsable politique porte son uniforme ou ses insignes en privé et encore moins pour « finir [sa] ration de lard et son quart de morue67 ». La fonction métonymique des accessoires associés à Alain de Monéys

est plus significative. Le sac en bandoulière qu’il porte au début du spectacle contient son plan d’assainissement de la Nizonne dont il est très fier et qui souligne à la fois son éducation et ses responsabilités d’adjoint au maire de Beaussac. Cet accessoire disparait définitivement après la première intervention du maire non seulement pour une raison technique (le comédien ne peut pas porter le sac et l’écharpe en même temps), mais également parce que, dans la scène qui suit, Alain de Monéys n’est plus considéré comme un être humain. La sacoche lui permettait de se raccrocher à un brin d’humanité, mais tout bascule lorsqu’il est question de le « ferrer comme un cheval68 ».

D’autres accessoires ont une fonction métaphorique, comme les gobelets remplis puis lancés à terre, une fois vides, pour reproduire l’évolution de l’ivresse de la foule. Cet élément illustre la soif de vengeance qui caractérise les détracteurs d’Alain mais aussi leur véritable état d’ébriété puisque le prêtre offre du vin aux habitants du village dès le chapitre 5 « Le vieux cerisier ». Enfin, tous les ustensiles de cuisine (batteur, hachoir, couteaux, poêle et autre cocotte) filent la métaphore présente dans le titre de la pièce, dans laquelle la préparation culinaire est

66 Anne Ubersfeld, « L’objet théâtral », Lire le théâtre, Paris, Éditions sociales, coll. Classique du peuple-

critique, 1982, p. 181.

67 Minute 00 :41 :16 de la représentation ; p. x du texte en annexe. 68 Minute 00 :43 :14 de la représentation ; p. xi du texte en annexe.

associée à la violence à l’égard du protagoniste. Tous les accessoires qui composent la cuisine sont potentiellement dangereux et n’importe quel élément peut devenir une arme. Ainsi, au début du spectacle, la ménagère aiguise ses couteaux lorsque le conteur évoque les paysans inquiets, mais les repose aussitôt et commence à découper ses carottes en rondelles. Puis, au moment où l’on évoque le fils du vieux Piarrouty « mort à Reichshoffen d’un tir de mitrailleuse en pleine tête69 », la comédienne hache brusquement ses carottes de façon à imiter le son d’une

mitrailleuse. Le couteau, qui était déjà connoté comme une arme potentielle, symbolise alors une arme de guerre.

Enfin, le procédé de détournement d’objet70, que l’on perçoit notamment lorsque le

comédien manipule son chapeau à la manière d’une boule de quilles, l’entonnoir comme un porte-voix ou le tabouret comme un bouclier, fait appel à l’imagination du spectateur. Détournés de leur fonction habituelle et sortis de leur contexte, les objets sont opacifiés, ce qui entraine un effet d’étrangeté et donc de distanciation.