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Chapitre 3 Le jeu des sens : une mise en scène de la perception

2. La figure de la synesthésie

La synesthésie est définie communément comme un trouble de la perception des sensations qui fait éprouver deux perceptions simultanées à la sollicitation d’un seul sens. Ce phénomène est souvent considéré comme une anomalie sensorielle dont seuls certains individus peuvent faire l’expérience. Or, Merleau-Ponty affirme que

la perception synesthétique est la règle, et, si nous ne nous en apercevons pas, c'est parce que le savoir scientifique déplace l'expérience et que nous avons désappris de voir, d'entendre et, en général, de sentir, pour déduire de notre organisation corporelle et du monde tel que le conçoit le physicien ce que nous devons voir, entendre et sentir […]. La forme des objets n'en est pas le contour géométrique : elle a un certain rapport avec leur nature propre et parle à tous nos sens en même temps qu'à la vue104.

Le croisement des modalités sensorielles est ici présenté comme un phénomène naturel qui se manifeste en chacun de nous. Pour mieux comprendre comment s’opère un tel croisement, Merleau-Ponty explique que « les sens communiquent dans la perception comme les deux yeux collaborent dans la vision 105». Dans la synesthésie, les modalités sensorielles sont convoquées

en même temps afin de construire la perception la plus complète de l’objet.

La mise en scène de Mangez-le si vous voulez joue avec le principe de la synesthésie dans la mesure où elle convoque dans le même instant de multiples sensations. On peut faire référence ici à la scène du bûcher correspondant au chapitre 15 « Le lac asséché ». À ce moment-

104 Maurice Merleau-Ponty, op. cit., p. 265. 105 Ibid, p. 270.

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là, les éléments de décor ont été désorganisés puis rassemblés au centre du plateau par le conteur. L’image scénique correspond à une sorte de barricade dont on ne comprend pas encore la signification. C’est bien l’éclairage rouge et la machine à fumée qui vont révéler qu’il s’agit d’un bûcher, en associant la lumière rouge à la chaleur et la fumée à l’odeur, faisant ainsi appel à l’imaginaire du feu. Les perceptions tactile et olfactive sont donc révélées grâce à une association visuelle. Le procédé synesthétique associant la vision à la température est le même lorsque Mehdi Bourayou ouvre le congélateur pour révéler la présence d’Anna Mondout : à l’intérieur, la lumière blanchâtre qui en émane évoque instantanément le givre et peut même provoquer un frisson.

Qu’elle soit provoquée consciemment par les créateurs ou perçue de façon instinctive par le public, la synthèse des sens en jeu dans la synesthésie permet de créer des événements sensoriels. Par exemple, la présence d’eau sur scène, quand la ménagère « remplit des godets106 », convoque le goût, la vue et le toucher. Si le spectateur ne peut pas réellement sentir

l’eau fraiche dans sa bouche et ses mains comme le comédien sur le plateau, en revanche, il est interpellé par l’eau qui coule créant une flaque au sol, et dont la vision provoque comme un sentiment d’urgence associé aux conséquences que peut avoir l’introduction d’un tel élément sur une scène (dégradation, chute, etc.).

De façon plus significative, le croisement des modalités perceptives propres au théâtre (la vue et l’ouïe) avec des modalités perceptives plus inattendues comme l’odorat et le goût permet de placer le spectateur au cœur de la pièce. On a vu que la coprésence était exploitée par l’équipe du Fouic Théâtre afin que les spectateurs réunis dans la salle puissent être assimilés à

la foule qui est présente dans le roman de Jean Teulé, mais non représentée sur la scène. L’olfaction et le goût entrainent une immersion du spectateur dans l’univers de la pièce de façon encore plus déroutante. Agathe Torti Alcayaga, dans sa réflexion sur la construction de la conscience politique du spectateur à travers les sens (notamment le goût et l’odorat), évoque la mise en scène de Mein Kampf par George Tabori. Celle-ci présente quelques points communs avec celle de Mangez-le si vous voulez, particulièrement en ce qui concerne la diffusion d’odeurs de cuisson, qui

dévoile avec brutalité que c’est l’univers fictionnel cauchemardesque qui est l’univers de référence... et que le spectateur n’en est pas absent. L’effet, extrêmement puissant, fait surgir une angoisse proche de la panique, panique décuplée par l’élément sonore : les grésillements de la cuisson qui évoquent le feu et le danger qu’il représente dans l’imaginaire collectif107.

Le malaise que le spectateur ressent est bien réel car son corps est ébranlé, auditivement et olfactivement, au même titre que son esprit. Agathe Torti Alcayaga poursuit en soulignant que « cette expérience ne se limite pas à la durée du spectacle, puisque la capacité du goût et du parfum à mobiliser la mémoire affective permet au spectateur de revivre, dans la vie “réelle“, ce qu’il a éprouvé au théâtre108 » : il ne peut plus percevoir les sons, images, odeurs du monde

qui l’entoure comme avant. De la même façon, longtemps après sa sortie du théâtre, le spectateur de Mangez-le si vous voulez demeure marqué par cette pièce. Car elle le compromet, d’une part, moralement, à cause du propos qu’elle met en scène, et, d’autre part, physiquement, grâce à sa dimension multisensorielle, l’effet produit par la convocation de tous les sens oscillant entre une étrangeté propice à la distanciation critique et une immersion dans un univers d’une violence

107 Agathe Torti Alcayaga, « Le goût du temps : réflexions sur la construction de la conscience politique chez le

spectateur », Itinera, rivista di filosofia e di teoria delle arti, n° 13, « Il teatro e i sensi : teorie, estetiche, drammaturgie », Milan, Università degli studi di Milano, 2017, p. 85.

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extrême. Il nous reste à montrer par quels procédés esthétiques se construit cet effet pour le moins paradoxal.