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Chapitre 2 – Intermédialité et multisensorialité

3. Les supports techniques

3.2. La musique

Lors de la représentation du 13 mai 2017 au Théâtre des 2 Rives à Charenton, la directrice du théâtre, Corinne Dartiguelongue, a présenté le spectacle comme une « partition musicale et culinaire ». De même, en 2013, la critique du Journal du Dimanche titrait son article « Un spectacle électro-rock et culinaire73». D’emblée, on est marqué par la dimension musicale du

spectacle. La création du Fouic Théâtre se place dans une catégorie hybride à la frontière entre le théâtre et le concert. Les musiciens sont sur la scène avec les comédiens et non dans une fosse d’orchestre comme c’est le cas dans les opéras, opérettes et comédies musicales. La technique musicale est mise en valeur puisque les spectateurs voient les musiciens, leurs instruments, les réglages et les manipulations nécessaires à la création de l’ambiance sonore.

Très travaillée dans ce spectacle, la musique est constituée de compositions originales. On ne compte pas moins de quatorze thèmes musicaux différents dont trois seulement sont des chansons. Au début du spectacle, la chanson guillerette faisant l’éloge des « braves gens » d’Hautefaye est diffusée à la radio, puis elle est reprise en live, interprétée par Jean-Christophe Dollé dans une version plus rock’n’roll. Il y a ensuite la chanson des insultes, accompagnée d’une mélodie enfantine au piano. Puis finalement, lors de l’écartèlement, les paroles « Prussien, tête de chien » sont reprises mais cette fois-ci alourdies par un solo de guitare saturée, des sons métalliques et un effet d’écho dans le micro. Ces moments chantés sont ponctuels mais ils

73Article du Journal du Dimanche datant du 9/07/2013 et signé par Françoise Josse. Cf. revue de presse

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permettent notamment d’entendre la voix de la comédienne Clotilde Morgiève dont les rôles sont autrement quasi-muets dans la pièce.

Dans un entretien, le compositeur québécois Michel Robidoux, évoquant son travail sur une production théâtrale, explique que, « Outre les chansons, la musique participait à la structure dramatique en associant un thème à chaque personnage et en soutenant plusieurs scènes de transitions sans paroles74». Il en va de même dans la mise en scène qui nous intéresse. Certains

personnages sont caractérisés par un thème musical particulier, le plus évident étant Anna Mondout, la mélodie en arpèges haut perchés permettant de transmettre au public son caractère doux et timide. L’association de la musique avec le personnage est telle que lors de la scène de « La Bergerie », on entend la musique avant de voir apparaître le personnage. La musique peut aussi traduire la présence diégétique des personnages, comme pour François Chambord et Lamongit. Ceux-ci sont caractérisés par le même thème menaçant composé d’une mélodie lente au piano, accompagnée à la guitare et rythmée par le son du batteur électrique dans le saladier métallique de la ménagère. Les personnages n’étant pas physiquement représentés sur scène, la musique commence lorsque les noms « François Chambord » et « Lamongit » sont prononcés ; elle permet de matérialiser leur présence par une ambiance lourde et inquiétante.

Comme l’explique Robidoux, la musique permet aussi de soutenir des scènes de transitions sans paroles. Ces transitions musicales sont très nombreuses dans le spectacle, le parcours d’Alain de Monéys étant construit comme un chemin de croix où chaque station correspond à une scène. Ainsi, pour passer de l’écartèlement au bûcher, une transition musicale

74 Pierre MacDuff, « Trajectoire d’un musicien de théâtre : entretien avec Michel Robidoux », L’Annuaire

de 1,20 minutes est nécessaire au changement de décor. Cette composition mélange des sonorités rock avec des influences méditerranéennes, ce qui lui donne une dimension festive. De plus, un refrain chanté ponctue la mélodie, on peut alors entendre les voix de tous les comédiens et musiciens criant des onomatopées et exprimant un certain défoulement. À ce moment-là, le spectateur oublie complètement que les villageois s’apprêtent à brûler vif leur voisin innocent, la musique assurant un décalage qui dédramatise la situation — d’ailleurs, à la suite de cette transition musicale, le feu du bûcher est comparé à celui de la fête de la Saint- Jean. Ces procédés entraînent une immersion du spectateur dans l’état d’esprit festif des villageois plutôt qu’un sentiment d’empathie envers la victime.

Enfin, dans certains passages, la musique permet de véhiculer une émotion qu’on peut difficilement exprimer par des mots, comme lorsque Pascal accourt à la demeure de Bretange pour annoncer aux parents d’Alain ce qui lui est arrivé. Il s’agit d’un crescendo qui commence par quelques notes de piano légères lorsque le conteur évoque la mère d’Alain ; puis la boîte à rythme s’ajoute quand il mentionne le messager désespéré. La guitare installe ensuite une atmosphère pesante, puis une mesure de silence permet de ménager le suspense pour la montée puissante qui va suivre. Le rythme s’accélère, les notes vont jusqu’à la cacophonie et un cri déchirant se fait entendre. Aucun mot n’est prononcé, la musique a remplacé la parole, donnant à entendre et à ressentir l’horreur et la rage que suscite une telle nouvelle.

La musique renforce le lien entre la scène et la salle notamment grâce à l’expérience sensorielle partagée des vibrations émises par le système de sonorisation, qui pénètrent fortement dans les corps des comédiens et des spectateurs. Les instruments électriques sont privilégiés dans ce spectacle (guitare, clavier, pédale d’effet, boîte à rythme électronique) et leur

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volume est souvent très élevé. En outre, les comédiens sont pourvus de micros casques pour pouvoir être entendus lors des passages musicaux. Certains spectateurs peuvent donc être incommodés par le volume durant la représentation. Chantal de Saint Remy le confirme : « On peut trouver l’intensité sonore parfois un peu dérangeante75 ». Cependant, il faut souligner que

la musique prend symboliquement la place de la foule sur scène : le fait qu’elle soit saturée, souvent dans des tonalités basses et à un volume très élevé, participe à exprimer la violence de l’action. Seul le dernier thème du spectacle, renvoyant à la mort d’Anna Mondout, est apaisé. Le clavier joue quelques notes en arpèges, soutenues par des accords de guitares sans effets cette fois-ci, puis le mélodica s’ajoute à la romance flottant dans l’air comme les flocons de neige qui envahissent la scène au même moment. D’un point de vue dramaturgique, la musique et ses effets sensoriels remplissent donc une fonction essentiellement immersive dans la mise en scène du Fouic Théâtre.