Qu’en est-il exactement de l’acte de citer un texte ? Quelles sont les gestes qu’un
auteur accomplit lorsqu’il recourt, dans son œuvre, à une référence intertextuelle ? A.
Compagnon accomplit, dans La Seconde Main ou Le Travail de la citation, une analyse
critique, voire « clinique », du phénomène intertextuel et de la citation en elle-même,
proposant dans son ouvrage une phénoménologie, une sémiologie, une généalogie et
une « tératologie » de l’intertexte. En définissant la citation comme la forme restreinte
de l’intertextualité littéraire, A. Compagnon observe que, dans un premier temps,
celle-ci relève d’une pratique violente qui s’apparente à une mutilation. Un fragment textuel,
qui a été prélevé dans son environnement premier et inséré dans un nouveau
contexte, devient comme un « membre amputé171 ». Cette première altération du texte
source est présente également dans les textes d’Anne Hébert, où le choix des citations
bibliques est le fruit du libre découpage que l’auteure a opéré dans les textes des
Écritures. Selon A. Compagnon, l’auteur, étant lui-même d’abord un lecteur, se livre à
une « opération initiale de déprédation et d’appropriation d’un objet qui le dispose au
souvenir et à l’imitation, soit à la citation172 ».
Ainsi « transplantée » dans le nouveau texte, la citation se charge d’un sens
nouveau, tout en conservant en latence son sens premier. A. Compagnon insiste sur la
dépendance de la citation de son contexte, quel qu’il soit, en observant que si elle était
entièrement privée d’un environnement textuel elle n’aurait plus de sens, car celui-ci
varie en fonction du « champ des forces en présence » dans un texte173. Il remarque
171
A. Compagnon, La Seconde Main ou Le Travail de la citation, op. cit., p. 18.
172
Idem.
173
en même temps qu’il y a une double influence à l’œuvre dans la relation sémiotique
entre le texte cité et le texte citant : « la citation travaille le texte, le texte travaille la
citation174. » Dans cette perspective, ce n’est pas uniquement le texte cité qui se
retrouve métamorphosé par le texte citant, mais celui-ci aussi est modifié par l’insertion
d’un corps textuel autre. Ainsi, si les citations bibliques présentes dans les textes
hébertiens engagent le lecteur dans un jeu complexe d’identification des sources
testamentaires, elles influencent, à leur tour, l’organisation du système textuel de
l’auteure. En prélevant des fragments du texte biblique et en les incorporant dans son
propre texte, Anne Hébert accomplit le rituel de lecture-écriture dont parle A.
Compagnon et qui a pour finalité l’assimilation progressive du texte premier.
A. Compagnon place la citation au cœur des pratiques intertextuelles, en
précisant qu’elle met en rapport deux systèmes sémiotiques – un texte et un auteur
premier avec un texte et un auteur second. Le problème que soulève cette définition
pour notre étude des intertextes bibliques chez Anne Hébert est relié à la question de
l’auteur du texte premier. Le théoricien relève lui-même la difficulté: « Dans le cas
d’une citation biblique, S1 est l’Écriture, soit un texte singulier. Quel est en effet le sujet
de sa profération? Un auteur inspiré, c’est-à-dire tout à la fois un homme [...] et Dieu ou
le Logos [...]175. » (p. 203) La Bible, quoique écrite par des hommes, reste l’œuvre de
Dieu, celui qui les inspire et leur dicte de mettre par écrit sa Parole qui est l’expression
de la Loi. Il est donc hors de question pour ces auteurs bibliques de penser le texte
scripturaire en termes de propriété et d’originalité, étant donné qu’ils ne sont que les
porte-parole divins. Cependant, les textes des Écritures parlent d’eux-mêmes car,
comme le note N. Frye, la question auctoriale est peu importante dans la composition
de la Bible. Même si chaque recueil est attribué à un porte-parole divin, et si parfois
l’on reconnaît les styles rhétoriques de certains « auteurs » inspirés (comme dans
l’Ecclésiaste, dans le livre de Jérémie ou dans les épîtres de saint Paul), il s’agit en
174
Ibid., p. 37.
175
réalité d’une compilation de documents de diverses sources et époques176. Aussi
l’acceptation moderne de l’auteur en tant qu’unique concepteur d’un texte original et
définitif ne peut-elle opérer dans le cas des écrits scripturaires.
Quelles sont les niveaux d’appropriation du texte biblique que l’on peut identifier
dans les écrits d’Anne Hébert ? En nous appuyant sur les recherches de A.
Compagnon dans La Seconde Main ou Le Travail de la citation, nous essaierons
d’identifier trois principales stratégies d’intégration des extraits scripturaires, chacune
d’entre elles marquant un degré différent dans le processus d’assimilation du texte
source. Dans un premier temps, on observe la présence du texte biblique à travers des
citations nettement délimitées dans l’espace textuel par l’utilisation des italiques
accompagnées parfois d’une séparation par des blancs typographiques. A.
Compagnon observe que, dans la pratique moderne de la citation, les guillemets et les
italiques, bien qu’ayant une origine commune, remplissent des fonctions différentes,
voire contraires : tandis que les guillemets servent à délimiter, dans le cadre d’une
citation, le discours qui n’est pas celui de l’auteur (l’altérité textuelle), les italiques sont
utilisés pour souligner une partie du discours même de celui-ci177. Bien évidemment,
cette distinction moderne n’opère pas dans le cas des textes hébertiens, tout
simplement parce que l’auteure n’utilise point les guillemets, mais les italiques pour
indiquer la présence de la référence intertextuelle, et cela, dans le meilleur des cas,
lorsque l’allusion à un texte étranger n’est pas dissimulée dans le corps même de son
texte.
En outre, les italiques ne sont pas toujours dans l’œuvre d’Anne Hébert un
gage d’authenticité du texte cité, l’auteure pouvant les utiliser pour démarquer un
extrait testamentaire qu’elle a entièrement retravaillé. Ainsi, dans Les Enfants du
sabbat, on repère un renvoi au quatrième chant du Serviteur, dans le livre d’Isaïe : Ni beauté, ni éclat. Elle n’a plus d’apparence. C’est qu’elle porte nos péchés. Elle est transpercée à cause de nos péchés. C’est par ses blessures que nous vient la
176
N. Frye, Le Grand Code, op. cit., p. 274-275.
177
guérison. Ce sont nos maladies qu’elle porte. Ce sont nos douleurs qui pèsent sur elle178. (ES, 82)
Le passage ci-dessus, qui apparaît dans le texte hébertien en caractères italiques, a
toute l’apparence d’une citation, mais représente en effet une réécriture du texte
scripturaire, transposé au féminin et dans un registre ironique pour désigner les
souffrances d’une jeune religieuse atteinte de tuberculose. Dans le texte du prophète
Isaïe, le supplice enduré par le Serviteur de Dieu constitue, d’après l’exégèse biblique,
une préfiguration des souffrances infligées au Christ crucifié :
Sans beauté ni éclat pour attirer nos regards, et sans apparence qui nous eût séduits ; […] Or ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé. […]
Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes.
Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui,
Et dans ses blessures nous trouvons la guérison. (Is, 53 : 2-5)
Malgré le problème d’identification de l’intertexte biblique que peut poser
l’usage peu orthodoxe des italiques par Anne Hébert, on observe une grande
fréquence des citations ainsi délimitées dans deux de ses ouvrages qui sont
particulièrement marqués par le dialogue avec les Écritures et avec le discours
liturgique : Les Enfants du sabbat et Les Fous de Bassan. Ainsi, dans Les Fous de
Bassan, les citations sacrées abondent dans le livre du révérend Nicolas Jones,
ponctuant de manière significative le récit des événements tragiques de l’été 1936. Les
fragments de texte scripturaire, enlevés à leur contexte originel et intégrés à la logique
narrative et symbolique hébertienne, acquièrent une dimension blasphématoire. Il en
est de même dans Les Enfants du sabbat où des extraits bibliques ou liturgiques
(prières de la messe catholique) subissent d’importants déplacements sémantiques,
s’inscrivant dans le cadre de la réécriture parodique des intertextes sacrés dans
l’œuvre de l’auteure.
178
Deuxièmement, les intertextes bibliques peuvent être soumis dans l’œuvre
hébertienne à une hybridation textuelle, à travers laquelle les citations ne sont plus
reprises dans leur intégrité première, mais inexactes ou tronquées, interverties par
rapport à d’autres bribes testamentaires ou encore des fragments du texte hébertien.
S’agissant de références qui ne sont pas des citations littérales, les indices
typographiques, la plupart du temps, sont absents. Le texte présente ainsi une certaine
« monstruosité » du fait de son ambiguïté et de son caractère hybride, rappelant ces
pratiques inqualifiables de la citation (ni symbole, ni indice, ni icône) qu’A. Compagnon
regroupe sous une « tératologie » et qui constituent des anomalies de la relation entre
le système cité et le système citant. Aussi, arrive-t-il arrive que l’auteure ne retienne
qu’une partie de la citation biblique, qu’elle insère par la technique du « collage » dans
son propre texte, tout en sollicitant la référence intertextuelle dans la mémoire du
lecteur.
Dans Les Enfants du sabbat, on voit Philomène prononcer, devant l’assemblée
du sabbat, une phrase qui rappelle très clairement le discours de Jésus : « Ceci est ma
chair, ceci est mon sang. » (ES, 36) Même s’il s’agit uniquement de citations
tronquées, de morceaux de texte scripturaire, on reconnaît là les paroles adressées
par le Christ à ses disciples pendant la Cène : « Prenez, mangez, ceci est mon
corps. » (Mt, 26 : 26) et « Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’alliance qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés. » (Mt, 26 : 28) Malgré
la transparence de la référence biblique, l’intertexte qu’on y perçoit relève d’une
pratique hypertextuelle ambiguë, comme c’est souvent le cas dans l’œuvre de
l’auteure : est-ce une simple réminiscence ou bien s’agit-il plutôt d’une réécriture
parodique du passage évangélique ? Quelle qu’ait été l’intention de l’auteure, le texte
hébertien effectue une mise en perspective caricaturale des paroles du Christ : si, dans
l’imagerie chrétienne, le pain et le vin symbolisent la chair et le sang du Christ sacrifié
Philomène désigne littéralement par sa « chair » et son « sang » ne sont autres que
ses deux enfants :
Les enfants craignent d’être mangés et bus, changés en pain et en boisson, dans un monde où la nourriture est rare, les chômeurs voraces et le pouvoir de Philomène et d’Adélard plus extraordinaire que celui des prêtres à la messe. (ES, 36)
L’utilisation parodique de la référence évangélique aux aliments eucharistiques
témoigne là encore de la pratique hébertienne d’hybridation textuelle ; l’auteure, qui a
un bon souvenir des textes bibliques, réécrit la source testamentaire, l’insérant dans le
contexte narratif spécifique à ses récits. L’évocation de la rareté de la nourriture et de
la « voracité » des chômeurs laisse entrevoir une allusion au contexte socio-historique
du roman – la période de crise au Québec des années 1930, ressentie en milieu rural,
comme en milieu urbain, en raison de la pauvreté et de l’absence de travail.
Enfin, on peut identifier un troisième niveau d’intégration de l’intertexte biblique,
qui correspond au mécanisme d’assimilation de la source scripturaire par le texte
hébertien. Cette fois encore, on note l’absence d’indices typographiques qui
permettraient d’identifier les citations testamentaires, ce qui suppose chez le lecteur
une bonne connaissance des Écritures. Le repérage de la référence intertextuelle
devient ainsi une tâche beaucoup plus ardue, plus subtile, qu’un lecteur cultivé peut
accomplir en cherchant des indices dans les « agrammaticalités » du texte dont parle
Riffaterre179. Mais, à ce niveau, l’assimilation de l’hypotexte est presque totale, la
distance entre le texte biblique et le texte hébertien devenant minimale, ce qu’on
pourrait exprimer par une métaphore alimentaire : le texte de l’auteure a complètement
« digéré » le texte scripturaire, toute idée d’appartenance, de propriété et d’ordre
textuel étant brouillée.
À titre d’exemple, on peut invoquer, dans Les Enfants du sabbat, une allusion
aux paroles de Jean-Baptiste annonçant l’avènement du Messie, dans l’Évangile selon
saint Jean : « Il faut que lui grandisse et que moi je décroisse. » (Jn, 3 : 30) Le texte
hébertien réfère indirectement aux mots du prophète, mais l’intertexte évangélique
179
n’apparaît pas comme une « citation » en bonne et due forme puisque l’auteure se
l’approprie en modifiant sa structure et son sens : « Il faut que je croisse et que ma
mère diminue. » (ES, 106) La signification de l’intertexte évangélique subit, dans le
roman, un déplacement parodique : si, en proférant ces paroles, Jean-Baptiste exprime
son humilité face à la grandeur future du Christ, c’est le cas contraire pour l’héroïne
hébertienne, sœur Julie, qui, nouvellement initiée à la sorcellerie, souhaite s’imposer
face à sa mère et lui signifier qu’elle doit lui céder sa place dans la hiérarchie familiale.
L’on n’est pas en mesure de définir la référence scripturaire présente dans ce passage
hébertien comme une citation, étant préférable de voir en elle plutôt une réminiscence
ou encore une imitation stylistique de la phrase du prophète.
En parallèle avec ces trois pratiques d’intégration du texte source dans un texte
second – citation, hybridation et assimilation – A. Compagnon distingue trois relations
entre un auteur et un texte : la possession, qui est une fusion rêvée entre le sujet et le
corps étranger ; l’appropriation, étape intermédiaire où le sujet se cherche lui-même à
travers l’autre ; enfin, la propriété textuelle, où le sujet ou l’auteur assume la séparation
de son texte ou livre180. À partir de ces distinctions, on peut définir la relation d’Anne
Hébert avec les Écritures comme une appropriation des textes sacrés qui lui
fournissent un immense réservoir de mythes et de citations. En faisant fusionner la
référence biblique avec son propre texte, au point de ne plus pouvoir délimiter
nettement l’une de l’autre, Anne Hébert se livre à la pratique intertextuelle qui est,
selon A. Compagnon, la plus rapprochée de l’authenticité de l’écriture, même si elle
ressemble à un vol :
Ce qui démarque une phrase, ce qui démasque un sujet, ce qui se moque du sujet comme de l’objet. Ceci n’est pas à moi, ceci n’est pas moi, et je parle au nom de personne ; c’est mon symptôme, et le symptôme est toujours le discours de l’autre, le réel. Il n’y a rien de plus réel que le vol, absent des considérations hégéliennes sur la propriété sinon sous la forme du plagiat, le vol d’écriture qui ébranle toute propriété, en son fondement181.
180
A. Compagnon, La Seconde Main ou Le travail de la citation, op. cit., p. 354-355.
181
Néanmoins, nous pouvons constater que la classification proposée par A.
Compagnon pour les modes d’intégration de l’intertexte dans un texte second (citation
littérale, hybridation et assimilation) n’est pas toujours opérationnelle pour notre
recherche, car, bien souvent, il s’avère difficile de délimiter, dans le corpus hébertien,
les références bibliques qui font l’objet de l’hybridation textuelle de celles qui sont
assimilés par les textes de l’auteure. Où s’arrête le processus d’hybridation et où
commence celui de l’assimilation ? Comment ordonnancer la multiplicité des pratiques
intertextuelles qu’on retrouve dans les textes hébertiens ? Entre la citation (démarquée
ou non, avec référence ou non), le plagiat, le collage, l’allusion, la parodie ou encore le
pastiche, on risque de se perdre dans un champ définitionnel complexe et parfois
confus. Aussi allons-nous privilégier dans notre recherche la perspective d’une
réécriture parodique des intertextes bibliques, accompagnée parfois d’imitations
stylistiques (ludiques ou satiriques) des textes scripturaires. Nous allons regrouper les
intertextes en fonction de la source testamentaire à laquelle ils renvoient, tout en
mettant en évidence, pour chaque intertexte étudié, son mode spécifique d’insertion
dans les écrits de l’auteure.