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PARODIE DES INTERTEXTES BIBLIQUES

La réécriture des récits mythiques bibliques dans l’œuvre d’Anne Hébert implique un

certain nombre de modifications des textes sources (découpage, collage, télescopage

de plusieurs morceaux d’hypotexte), des pratiques intertextuelles qui permettent à

l’auteure d’intégrer les textes scripturaires dans ses écrits. Mais les références aux

Écritures sont fort nombreuses dans les textes hébertiens et il s’avère difficile de

vouloir établir une typologie précise de ces références : on y retrouve plusieurs

« citations », mais ces citations sont tantôt littérales, tantôt tronquées, ou encore

réécrites dans un nouveau registre. Nous allons tenter d’identifier les différents types

d’intertextes bibliques en nous appuyant principalement sur les recherches de G.

Genette à propos de la relation intertextuelle, rebaptisée « hypertextuelle » dans

Palimpsestes, et sur la réflexion d’A. Compagnon concernant le travail de réécriture,

dans La Seconde Main ou Le Travail de la citation.

Si les phénomènes de l’intertextualité existent depuis longtemps, les études de

M. Bakhtine ont fourni aux théoriciens littéraires le cadre conceptuel de la notion. De

nombreux critiques (Julia Kristeva, G. Genette, Roland Barthes) ou écrivains (J. L.

Borges, J. Joyce, M. Butor) conçoivent le texte comme un tissu hétérogène et la

littérature comme étant inévitablement une littérature au second degré. Il n’est pas aisé

de vouloir définir l’intertexte, vu la multiplicité et la diversité des discours théoriques qui

gravitent autour du terme. J. Kristeva, s’appuyant sur les recherches de M. Bakhtine

sur le dialogisme, forge le terme d’intertextualité et propose une définition générale du

texte, constitué comme une « mosaïque de citations », comme « absorption et

transformation d’un autre texte157 ». R. Barthes, qui s’intéresse lui-aussi à

l’intertextualité, précise que l’intertexte est un champ de « citations inconscientes ou

157

Julia Kristeva, Semiotikè. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1969, « Le mot, le dialogue et le roman », p. 145-146.

automatiques, données sans guillemets158 ». Cette observation du théoricien se révèle

être pertinente pour notre recherche sur les intertextes bibliques présents dans l’œuvre

d’Anne Hébert, où la plupart des références scripturaires ressemblent en effet à des

citations non démarquées. Néanmoins, nous allons voir que, outre la citation, la

définition barthésienne couvre un champ plus large de pratiques intertextuelles,

comme l’allusion, la réminiscence, le pastiche, le collage ou la parodie.

Dans Palimpsestes ou Le Travail de la citation, G. Genette approfondit la

question de la littérature au second degré, présentant l’intertextualité comme l’une des

cinq relations transtextuelles, à côté de la paratextualité (la relation du texte avec son

titre, sous-titre, avec la préface ou la postface, l’avertissement, l’avant-propos, etc.), la

métatextualité (le commentaire, la relation critique), l’architextualité (la relation

d’appartenance à un genre littéraire : roman, poésie, essai, etc.) et l’hypertextualité (la

relation qui unit un « hypertexte » à un texte source ou « hypotexte »)159. C’est cette

dernière relation entre deux textes littéraires qui occupe le chercheur dans l’ouvrage

précité où il distingue deux grands types de relations entre le texte premier et

l’hypertexte : la transformation, qui peut être ludique (la parodie), satirique (le

travestissement) ou sérieuse (la transposition) et l’imitation qui, à son tour, peut être

ludique (le pastiche), satirique (la charge) ou sérieuse (la forgerie)160. Quant à la notion

d’intertextualité lancée par J. Kristeva, G. Genette propose de la définir comme « une

relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes », en faisant référence plus

précisément à l’usage traditionnel de la citation (inscription in praesentia du texte

source dans un texte second) ainsi qu’à ses avatars moins normatifs ou moins

explicites : le plagiat, défini comme un « emprunt non déclaré, mais encore littéral », et

l’allusion (référence in absentia à un autre texte), qui serait « un énoncé dont la pleine

intelligence suppose la perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie

158

Roland Barthes, « Texte » (Théorie du), Encyclopedia Universalis, t. XV, 1968, pp. 1013-7.

159

Cf. G. Genette, Palimpsestes, op. cit., pp. 8-13.

160

nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevable161 ». Si l’on

applique la définition genettienne de l’intertexte aux références testamentaires figurant

dans les textes de l’auteure on constate effectivement la présence de ces trois types

d’intertextes, mais déclinés à travers des pratiques intertextuelles plus variées ; ainsi,

on retrouve de simples citations (qui, loin d’être toujours littérales, peuvent être

elliptiques ou fusionnées avec d’autres citations bibliques ou bien des morceaux de

texte hébertien), de très nombreuses allusions ou encore des emprunts scripturaires

non déclarés qui pourraient être assimilés à des réminiscences.

Ces divers usages atypiques de la référence intertextuelle sont définis par A.

Compagnon comme des déviations du code, comme des anomalies qui transgressent

le système classique de la citation162. Une des ces pratiques déviantes est le plagiat,

placé par Michel Schneider, dans Voleurs de mots, parmi les relations intertextuelles, à

côté du palimpseste et du pastiche. L’auteur se penche sur les aspects littéraires et

juridiques de la question, en plaidant pour la légitimité du plagiat qu’il définit comme

« une citation sans guillemets, un démarquage sans transformation163 », définition

vague qui englobe en fait une série beaucoup plus large de phénomènes intertextuels,

parmi lesquels on peut citer le collage, les réminiscences, les emprunts volontaires. M.

Schneider considère comme un acte de mauvaise foi l’accusation de plagiat, en

postulant que personne n’est propriétaire de la langue et que les mots circulent

librement d’un texte à l’autre : un texte se souvient toujours d’un autre texte et la

littérature ne peut être qu’une littérature au second degré. Mais il s’amende aussitôt en

ajoutant qu’il y a toujours quelqu’un qui écrit le texte, même quand ce-dernier veut

s’effacer derrière ses mots. En outre, notons que si la pratique du plagiat était

parfaitement acceptable au Moyen-Âge, quand la notion d’auteur n’avait pas le sens

moderne de créateur unique d’une œuvre originale, dans la littérature contemporaine

la question de l’appartenance d’un texte est très sensible et il arrive que le plagiaire

161

G. Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 8.

162

Cf. A. Compagnon, La Seconde Main ou Le Travail de la citation, op. cit., p. 364.

163

soit parfois sanctionné par la loi lorsqu’il porte atteinte à la propriété intellectuelle

d’autrui, à travers « l’appropriation de fragments de livre ou de pensée écrits par un

autre et présentés comme siens164 ».

La notion de plagiat est-elle envisageable dans le cas de la pratique

hébertienne de la citation biblique ? Malgré l’absence, la plupart du temps, des signes

de démarcation typographique qui définissent la citation (italiques, guillemets),

l’auteure n’a aucunement l’intention de « copier » les textes bibliques et si ses propres

écrits reflètent l’influence testamentaire, c’est parce que, comme nous l’avons précisé

précédemment, la Bible représente pour Anne Hébert une matrice à la fois stylistique,

mythique et une ressource textuelle. La riche culture biblique de l’auteure lui permet de

se souvenir aisément de bon nombre de passages scripturaires et de les transposer

dans ses textes, sans se soucier de les transcrire littéralement. Dans ce sens, la

pratique hébertienne de la citation biblique se rapproche de la conception médiévale

de la libre circulation et de la communauté du savoir. En outre, les textes bibliques et

leur expression liturgique sont encore très présents dans la culture

canadienne-française de l’époque d’Anne Hébert et ce phénomène se reflète dans son œuvre.

Mais relever les phénomènes de l’intertextualité biblique dans l’œuvre ne suffit

pas, encore faut-il établir les modalités selon lesquelles les extraits testamentaires sont

intégrés dans les écrits hébertiens. Marc Eigeldinger distingue essentiellement quatre

modes d’insertion de l’intertexte dans l’œuvre réceptrice : la citation, l’allusion, le

pastiche et la parodie et, plus spécifiquement, la mise en abyme165. L’auteur précise

que, lorsque la citation qui figure dans le texte second est dépourvue d’indices

typographiques, l’identification du texte source dépend de la compétence du lecteur :

L’intertextualité se présente soit comme une citation directe et explicite dont la référence est donnée, soit comme une citation indirecte et implicite qui ne comporte pas de renvoi à une référence et qui est laissée à la sagacité du lecteur166.

164

Ibid., p. 103.

165

Cf. Marc Eigeldinger, « Introduction » à Mythologie et intertextualité, Genève, Éditions Slatkine, 1987, p. 12.

166

L’allusion intertextuelle peut être, selon le critique, l’objet d’une réminiscence volontaire

ou involontaire, alors que le pastiche et la parodie sont associés à des pratiques

intertextuelles ayant une intention ironique ou satirique : détournement et subversion

du sens pour la parodie, imitation satirique du style pour le pastiche. Enfin, la mise en

abyme intertextuelle consisterait dans l’enchâssement d’un récit second dans un récit

premier, celui-là servant de miroir à celui-ci.

G. Genette met en évidence, dans Palimpsestes, la dimension ludique de

l’hypertexte parodique qui serait « une sorte de pur amusement ou exercice distractif,

sans intention agressive ou moqueuse167 ». Mais cette acception genettienne de la

parodie ne permet pas de rendre compte de la complexité des pratiques parodiques

présentes dans les textes d’Anne Hébert. Linda Hutcheon approfondit la question

théorique de la parodie et constate que, dans les réécritures modernes, on retrouve

plusieurs degrés de distanciation critique par rapport au modèle. Ainsi, l’intention d’un

texte parodique peut être simplement de divertir, comme l’observait G. Genette, mais

dans d’autres cas le ton s’avère être ironique, voire narquois ou satirique168. En

effectuant la distinction entre la notion de « ridicule », rattachée au burlesque, et celle

de d’« ironie » évoquée par l’étymon grec parodia, L. Hutcheon observe que la parodie,

à travers l’inversion et la « trans-contextualisation » ironique qu’elle opère, est une

« répétition avec une distance critique169 ». Cette définition de la parodie semble plus

appropriée au contexte de l’œuvre hébertienne où les références bibliques font parfois

l’objet d’un jeu verbal plein d’humour et plutôt inoffensif, tandis que d’autres fois elles

sont accompagnées d’une ironie grinçante qui n’a rien de divertissant. Nous allons

mettre en évidence, dans le présent chapitre, ces différents niveaux de la

transformation parodique des intertextes bibliques, ainsi que l’imitation caricaturale du

style testamentaire.

167

G. Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 43.

168

Cf. Linda Hutcheon, A Theory of Parody (The Teachings of Twentieth Century Art Forms), Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 2000, p. 6: “In fact, what is remarkable in modern parody is its range of intent – from the ironic and playful to the scornful and ridiculing.”

169

La réécriture parodique vise le contenu sémantique d’un texte antérieur (la

narration ou les personnages), tandis que le pastiche à caractère satirique s’attaque au

style d’une œuvre, mais en règle générale parodie et pastiche vont de pair. En traitant

de manière ironique un passage ou une référence scripturaire dans son texte, Anne

Hébert n’effectue pas uniquement une transposition du sens, mais en même temps

emprunte les tournures spécifiques aux Écritures. Par exemple, dans Les Enfants du

sabbat, les paroles que Philomène adresse aux participants au sabbat sont l’écho d’un

fragment évangélique : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif. » (ES, 36) On

reconnaît l’allusion aux Béatitudes prononcées par le Christ lors du sermon sur la

Montagne : « Heureux les affamés et assoiffés de justice, car ils seront rassasiés. »

(Mt, 5 : 6) Anne Hébert adapte le sens de la citation biblique à la situation narrative du

roman : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif, car ils seront rassasiés. » (ES, 36) La

référence sacrée subit un déplacement parodique, le sens figuré du texte biblique étant

substitué par un sens littéral : les termes du discours christique désignent dans le texte

hébertien la nourriture et la boisson du sabbat. Les breuvages auxquels Philomène fait

référence sont bien profanes, car il s’agit de l’alcool qui, pendant la deuxième guerre

mondiale, était interdit dans le diocèse de Québec ; Philomène et son mari en

fabriquent illégalement, pour le plus grand bonheur de leurs clients. On retrouve ici

l’une des techniques de la transformation parodique qui consiste à transposer le sens

du texte source d’un registre « noble » vers un registre « bas » ou vulgaire. M.

Bakhtine définit ce « rabaissement » sémantique comme un des traits déterminants du

réalisme grotesque : « le transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur

le plan matériel et corporel, celui de la terre et du corps dans leur indissoluble

unité170 ». À la transposition sémantique s’ajoute une imitation stylistique, et même si

les paroles du Christ ne sont évoquées que de manière fragmentaire, la structure

syntaxique du texte évangélique y est présente. Anne Hébert remplace la forme

170

M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la

nominale du participe passé, « les affamés et assoiffés », par une paraphrase, « ceux

qui ont faim et soif », et en déplaçant, comme nous l’avons indiqué ci-dessus, le sens

figuré du texte biblique (« les affamés et les assoiffés de justice ») vers un sens littéral,

en supprime la dimension morale.