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Chapitre 4 : Questions de recherche, méthodologie et présentation du cas

4.1 Questions de recherche

Nous avons vu, dans les chapitres précédents, que les études gestionnaires et relationnelles de la coordination des chaînes d’approvisionnement humanitaires opèrent leurs recherches dans une logique d’optimisation des relations organisationnelles. Les études relationnelles, comme celle de Hardy, cherchent surtout à comprendre comment certaines variables comme la profondeur des activités conjointes ou la bidirectionnalité des flots de connaissances et d’information affectent la qualité des relations interorganisationnelles. Ces approches ne permettent pas, selon nous, de comprendre comment et à travers quels moyens est effectué le travail de coordination logistique lors des interventions d’urgence. Comme nous l’indiquions, elles n’analysent pas directement la manière dont les relations interorganisationnelles sont médiées par des outils techniques et des mécanismes de coordination pour uniformiser et aligner les activités des organisations participantes. La gestion des relations interorganisationnelles en situation d’urgence est pourtant une dimension importante des interventions d’urgence et des ressources considérables y sont consacrées. La fonction du Cluster logistique en elle-même témoigne de la difficulté de la centralité de ce travail pour le succès d’une intervention. Malgré cela, l’étude du travail pratique de coordination, la mise en acte du processus et la manière dont

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les moyens de coordination opèrent ce travail, semblent laissées en plan dans les études de gestion des chaînes d’approvisionnement.

En réponse à cette problématique, nous avons puisé dans les thèses de l’approche constitutive, essentiellement dans la pensée de Taylor et Van Every (1993 ; 2000 ; 2011) et de Cooren (2006 ; 2015 ; 2018), ainsi que dans les thèses de la sociologie de la traduction de Callon (1984 ; 1986) et dans la pensée de Latour (1987 ; 2013), afin de composer un cadre théorique à même de détailler la part communicationnelle du travail de coordination interorganisationnelle. Ce cadre théorique nous permet d’identifier la manière dont les textes et les documents participent à la diffusion du programme d’action organisationnel nécessaire à l’alignement des activités individuelles sur les objectifs logistiques collectifs. La sociologie de la traduction offre en ce sens une interprétation du rôle des textes et documents faisant d’eux des moyens de traduction dynamique entre le système des acteurs représentant le programme d’action central au système et les systèmes d’action des acteurs périphériques. En respect de cette conception du rôle des textes et des documents, les questions qui animent notre recherche sont les suivantes :

• Comment, en regard de l’approche constitutive de la communication et de la sociologie de la traduction de Callon-Latour, les textes et les documents produits par le Cluster logistique lors de son intervention au Népal en 2015 ont-ils contribué au succès de la coordination des activités logistiques ?

• De quelle manière ces textes et ces documents, en tant que moyen de coordination, peuvent-ils avoir contribué à l’enrôlement des acteurs périphériques dans le système de coordination du Cluster logistique ?

Afin de recomposer le travail coordination, nous avons choisi, comme Taylor et Van Every (2011, chap. 4), d’étudier les textes comme étant l’une des bases constitutives des organisations. Dans leur ouvrage de 2011 ayant pour sous-titre « Case studies in the pragmatics of communication research », Taylor et Van Every abordent, en effet, de front la question du rôle des textes dans les processus organisants. Dans le même esprit que ces auteurs, ce mémoire examine les documents témoignant de la préexistence d’un programme organisationnel (cf. p. 178) à travers une étude de cas, celui du Cluster logistique de l’ONU. L’analyse des documents est ici une fenêtre sur la part planifiée des processus de coordination, c’est-à-dire sur l’armature des mécanismes de coordination. L’examen des documents spécifiques à l’intervention, outre leur particularité, vise à révéler les traits généraux du processus de coordination.

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En appui aux thèses de Callon (1984), l’approche de Taylor et Van Every (2011) laisse supposer que les documents produits par le Cluster logistique sont des outils techniques portant le discours organisationnel (cf. p. 179). Plus encore, en écho à notre analyse des thèses de Wolbers (2016) et celles de Wolbers, Ferguson, Groenewegen, Mulder, et Boersma (2016), on peut assumer que ce processus de médiation repose sur un échange asymétrique entre les agents responsables de l’activité centrale et les organisations périphériques. L’étude des textes permet de comprendre et d’analyser la dimension mixte de l’appareil de coordination lors des interventions d’urgence. Comme l’indiquent Taylor et Van Every, cette mise en rapport peut tomber dans une dynamique adversative (cf. p. 178), mais nous avons choisi de chercher les aspects positifs dans la mesure où la participation au système de coordination du Cluster se fait sur une base volontaire de la part des acteurs, ce qui implique, selon notre point de vue, l’acceptation tacite des principes de fonctionnement.

Comme le soulignent Taylor et Van Every (2011, p. 91.), cette approche des organisations par les textes s’inscrit dans une mouvance analytique interprétant l’organisation comme un phénomène émergeant de la conversation, mais qui s’inscrit durablement dans les textes. En citant Anderson (2004, p. 142), Taylor et Van Every exposent clairement le processus de consolidation de l’organisation qui est mis en cause,

in the translation, from oral discussion to written text, individual experiences are converted into public and permanent representations of organizational reality. Writing and the dispersal of writing are actions by which members define the organization and ways in which they sometimes change that definition. (Taylor Van Every, 2011, p. 91)

En ce sens, dans une organisation, les textes peuvent être analysés comme les artefacts des représentations qui donnent sens aux discours organisationnels de l’organisation et aux activités quotidiennes. Les divers contrats, formulaires, comptes rendus de réunions, documents d’accompagnement, et autres résumés corporatifs deviennent autant d’artefacts publics et durables permettant de caractériser les relations entre les parties prenantes du réseau de coordination planifiée.

Les documents d’archives usuels, notamment les formulaires et les documents communs à toutes les interventions, participent dès lors du système de coordination en témoignant des discussions ayant mené à leur mise en forme. Sur un second plan, les comptes-rendus de réunions, les « overviews », les « concept of operations » et autres documents de type « situés », c’est-à-dire les documents contenant des informations produites pour répondre à une situation particulière et

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unique, deviennent les artefacts des conversations particulières entretenues entre les acteurs pour organiser le réseau d’activités.

Bien que tout système comporte un équilibre entre les principes et la réalité de fonctionnement, dans le cas présent la distance entre les deux aspects nous permettra de différencier les mécanismes relevant de l’autorité et ceux associés aux dimensions participatives. Nous pourrons alors clarifier où et quand se manifestent les ouvertures dans le système de coordination du Cluster logistique. En jetant un regard complémentaire sur ces documents, il devient possible d’illustrer les sujets autour desquels s’articulent les activités coordonnées du réseau lors de l’intervention et les divers espaces souples du programme d’action, tout en identifiant « pragmatiquement » les principaux textes intervenant en tant qu’agents à part entière dans la chaîne d’action interorganisationnelle.