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Chapitre 5 : Analyse des données

5.1 L’organisation en amont, les mandats du Cluster logistique

5.1.3 La préparation, les infrastructures de coordination et le réseau logistique

En raison de sa situation géographique particulière, alliant instabilité géophysique et une grande variété de climats, le Népal fait partie des pays les plus à risque de désastres naturels dans le monde (GoN et MoHA, 2017, p. 1). Étant confronté à de nombreux types de désastres de moyenne et de grande envergure chaque année, il fait partie des pays visés par les mesures de préparation et de renforcement de la capacité de réponse du système de Cluster. En 2009, le WFP avait fait produire un « Logistics capacity assessment » (LCA) dressant un profil du pays sur le plan des capacités humanitaires, des instances régulatrices nationales, des douanes et plus largement de l’ensemble des infrastructures, des services, des contacts et des scénarios de crises potentiels (WFP, 2009). En 2011, le WFP et les membres du cluster logistique népalais ont également préparé un plan de contingence pour les désastres majeurs contenant deux volets, l’un consacré au tremblement de terre, l’autre aux inondations (WFP et al., 2011). Ces documents, préparés conjointement entre les membres du réseau logistique népalais, forment en quelque sorte les sous-scénarios de la stratégie de coordination globale du Cluster logistique.

En 2015, le système de coordination onusien, en appui au gouvernement népalais, a déjà composé un plan de réponse et cumulé un certain nombre de données. Des entraînements ont également été réalisés à certains niveaux de la chaîne logistique pour préparer les responsables locaux et leurs partenaires internationaux à faire face à l’urgence. Parmi les signataires du plan de contingence, on retrouve les 25 organisations qui forment le noyau plus ou moins dense du secteur logistique népalais : le WFP (meneur), le ministère des Affaires intérieures (co-meneur) et le Ministère du Travail et du Transport (co-meneur) (cf. 2011, p. 1). On y trouve également quatre organisations onusiennes, l’OCHA, la FAO, l’OMS et UNICEF. La Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, ainsi que sa branche népalaise. Huit organisations internationales ont participé directement à l’exercice, Action Aid ADRA, CARE Nepal, Concern World Wide, IDE, Lutheran World Federation, Plan international Nepal World Vision et deux ONG

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locales, SAPPROS et DEPROSC. À cela s’ajoutent le Nepal Food Corporation et le Nepal Oil Corporation, l’Aviation Authority of Nepal et le National Society for Earthquake Technology, qui sont des entreprises et des agences nationales, ainsi que deux regroupements professionnels népalais, la Federation of Truck Tanker Transport Entrepreneurs of Nepal et l’Airline Operator Association of Nepal. Puis, pour finir, l’agence américaine pour le développement international.

Le plan de contingence, à la manière du LCA 2009, liste de manière précise la capacité de réponse des organisations ci-haut advenant une inondation majeure ou un tremblement de terre dans la vallée de Katmandou. On y dresse un inventaire des équipements, des aéroports, des terrains plats capables d’accueillir les sans-abris, les hélicoptères disponibles, leurs modèles, etc. On y énumère aussi, personne par personne, les responsables des différentes organisations mentionnées, les contacts chez les opérateurs aériens, l’ensemble des transporteurs associés à la Fédération de transport, les agents de dédouanement et les agents ministériels, en plus de fournir la liste des frais à débourser dans les diverses opérations gouvernementales (cf. 2011).

Ces informations partagées par les signataires permettent donc d’unifier, en amont du désastre, les stratégies de réponse, d’identifier les acteurs logistiques principaux, les principales ressources, bref de composer un réseau logistique et, pour les agences onusiennes, d’adapter localement leur programme d’action en composant un problème organisationnel local en identifiant conjointement les faiblesses de la chaîne logistique. À cet égard, en plus de différents problèmes structuraux plus diffus, on soulignera surtout à ce moment le risque d’engorgement rapide du seul aéroport international du Népal advenant une crise majeure. En effet, dans la mesure où cet aéroport est de petite taille et ne comporte qu’une seule piste d’atterrissage, peu de stationnements pour les gros porteurs, ainsi qu’une faible capacité de débardage et d’entreposage, le ministère des Affaires intérieures et le WFP, avec le financement du Département anglais pour le développement international (DFID) vont mettre sur pied le « Humanitarian staging area » (HSA, voir fig. 7) pour accélérer le transit du cargo aérien (WFP, 2015). Le HSA de l’aéroport Tribuvan, situé tout à côté du tarmac, a été conçu afin de faciliter le transit en offrant notamment un site permanent fonctionnel dès les premiers moments de la crise, ainsi qu’un inventaire d’équipement humanitaire d’urgence prélocalisé, dont 36 unités mobiles d’entreposage et un centre opérationnel d’urgence (Logistics Cluster, 2015n, p. 16‑17). Cette infrastructure peut être ici comprise comme un « appareil d’intéressement » au sens de Callon (1984). Cet espace permet d’allier et de concentrer le travail humanitaire de l’aéroport tout en le

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rendant plus efficace. En ce sens, il permet d’intéresser les acteurs au réseau logistique du Cluster et plus encore d’intéresser les acteurs aux services logistiques sur place.

Par chance, cette installation, inaugurée le 23 mars 2015, est opérationnelle au moment du séisme le 25 avril. Il s’agira d’ailleurs là d’un élément clé du succès du Cluster dans son déploiement. Le HSA servira tout à la fois de lieu de réunions, de centre de coordination, de points de contrôle et d’inventaire du cargo24. Comme l’indique le Cluster dans son « Lesson learned report » (cf. 2015n, p. 16), le HSA aura également permis de déployer les premiers sous- entrepôts dès le 1er et le 4 mai et dès le 11 et 12 en région, ce qui représente huit jours d’économie

Fig. 7 : Plan aérien du HSA de l’aéroport international Tribuvan en mars 2015 et Douanes Entrepôts mobiles Entrées véhicules Entrepôts TIA et Douanes (Marchand, 2019) Centre opérationnel Piste d’atterrissage

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par rapport à la réponse aux Philippines. Il aura également limité l’empiètement sur le tarmac et accéléré la réception, le transfert modal et l’envoi de la marchandise vers les sous-entrepôts ou directement aux bénéficiaires (cf. p. 16). En ce sens, la stratégie de préparation en amont a permis de consolider le réseau logistique du noyau d’acteurs impliqués dans son bon fonctionnement et de prendre en charge les activités des organisations périphériques lors de leur arrivée sur le terrain. Comme il est attaché au principal point d’entrée, le HSA représente l’un des « points de passage obligés » imaginés par Callon. En cela, il n’est pas surprenant de retrouver de nombreux documents produits par le Cluster afin de médier les interactions vers ce point de passage de manière à faciliter l’organisation des activités qui y ont lieu.

L’exemple du « Humanitarian staging area », mis en place en 2015, expose bien où mènent concrètement les documents généraux, puis les rapports locaux en traduisant progressivement les enjeux logistiques dans la mise en place de cet instrument de gestions des relations logistique entre les acteurs. Le système de coordination onusien mène ici à l’instauration, en son nom, d’infrastructures physiques servant à médier les rapports entre les acteurs humanitaires et gouvernementaux participant au transit du cargo. Le LCA 2009 et le plan de contingence de 2011 identifient des sous-enjeux logistiques issus de la problématique première et du scénario d’action du Cluster logistique tel que défini dans son mandat. Ce sous-problème mène alors à l’élaboration de sous-scénarios d’action liés à la prise en charge de la coordination du cargo aérien. C’est en ce sens que le mandat du Cluster mène à des processus de coordination pratiques.

5.1.4 Les stratégies proprement népalaises

Sur un autre plan, en tant que premiers partenaires locaux du WFP, le gouvernement népalais, et tout particulièrement le ministère des Affaires intérieures, a également préparé de son côté des stratégies de gestion de crise. On peut ici penser à un certain nombre de documents, notamment au « Natural calamity relief act » de 1982, le « Local self-governance act » de 1999 ou encore le « Work division regulation 206425 », le « Disaster rescue and relief standard 2064 » ou le « Prime Minister natural disaster relief fund regulation 2064 » qui tous participent à la mise en place d’un volet institutionnel proprement népalais du réseau de coordination d’urgence (MoHA, 2013, p. 3). Depuis 2013, les efforts de réponse d’urgence nationale s’inscrivent dans le « National

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disaster response framework » (NDRF) et sont directement arrimés aux initiatives de préparation du WFP et du Cluster logistique (MoHA, 2013).

En reprenant les principes du système de cluster onusien (voir tableau 4), le NDRF affecte à chacun des 11 meneurs sectoriels onusiens 11 interlocuteurs ministériels locaux devant servir de co-meneurs dans l’effort de coordination national et international (National disaster response plan, 2013, p. 9). Comme dans le système onusien, ce programme distribue un ensemble de responsabilités en termes de coordination, de préparation et de collecte d’information parmi les agences responsables et les acteurs situés sur les quatre paliers gouvernementaux allant du niveau national, au niveau régional, aux districts, puis aux localités (cf. 2013, p. 4). Par exemple, l’effort de réponse prévoit un partage du fardeau de coordination entre les « Emergency centers of operation » chargés de coordonner la chaîne logistique depuis le niveau national vers le niveau local, ou encore les « Disaster relief committees » (DRC) chargés, sur les mêmes niveaux, de collecter l’information et de gérer la distribution. On pourrait également penser aux « Village development committees » (VDC) qui ont pour responsabilité de préparer les villages localement à répondre aux désastres (cf. 2013, p. 4). Ainsi, le Cluster logistique et le réseau logistique népalais devaient normalement réussir à s’appuyer sur ce réseau d’acteurs nationaux afin de déterminer ou de négocier le sens de la réponse logistique et la stratégie de réponse.

Toutefois, on rapporte de nombreux manques dans l’implantation du système de coordination issue du « National disaster response framework » lors du tremblement de terre (Baharmand et al., 2016; Bisri et Beniya, 2016; GoN et MoHA, 2017; Shrestha et Pathranarakul, 2018). En effet, Shrestha et Pathranarakul (2018, p. 4) rapportent qu’une grande part des

Tab. 4. La structure de coordination par cluster du Népal en 2013

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programmes de préparation, tant nationaux qu’internationaux, ont été mal financés et peu appuyés par les autorités centrales, ce qui a eu pour effet de les limiter à de grandes lignes directrices, voire à des documents jargonneux difficilement interprétables pour les personnes responsables de leur mise en place. Parmi les témoignages recueillis par les deux auteurs, lesquels incluent celui du Premier ministre, également ministre des Affaires intérieures, plusieurs soulignent le manque de clarté en termes de responsabilité et de coordination entre les comités de direction de village, les Districts DRC et les responsables nationaux (Shrestha et Pathranarakul, 2018, p. 16). Dans plusieurs cas, les District DRC n’étaient tout simplement pas au courant de l’approche par cluster, ce qui faisait reposer l’ensemble de l’effort de réponse sur leurs épaules sans savoir qu’il leur était possible de demander l’aide des responsables nationaux (Shrestha et Pathranarakul, 2018, p. 17).

Shrestha et Pathranakul (2018, p. 18) précisent également qu’en raison de tensions politiques récurrentes durant la décennie 2005-2015, nombres de postes élus non pas été comblé au niveau des VDC, ce qui fait que plusieurs localités n’avaient tout simplement pas implanté de mesures de préparation, ni consolidé leur capacité de réponse au moment du tremblement de terre 26. Ainsi, malgré l’effort de préparation issue du LCA de 2009, du « Contingency plan » de 2011 ou encore du NDRF de 2013, le réseau d’acteurs national planifié était en 2015 fortement irrégulier et inconstant dans son implantation selon les régions, les districts et les localités, ce qui a limité grandement la capacité de certains décideurs locaux à remplir leurs responsabilités de coordination. En ce sens, bien que le système de coordination d’urgence de l’ONU trouve un écho concret en sol népalais, celui-ci n’est pas mis en place de manière pleinement effective par les autorités népalaises. Cette situation nous permet d’illustrer les limites de l’agentivité des textes qui, parfois, matérialisent le système de coordination, mais sans pour autant être mis en acte ou présentifiés par les acteurs. En effet, l’étude des textes ne mène pas nécessairement vers l’étude des actes en eux-mêmes. Rien n’oblige les acteurs à agir, à réaliser concrètement les plans d’action. En ce sens, nous avons tenu à présenter les efforts de mise en place du système de coordination réalisé par le gouvernement népalais tout en exposant parallèlement les limites de cette mise en place. Notre intention n’est évidemment pas de diminuer ces efforts, mais bien de souligner que

26 Cependant, comme le précise Wolbers et al. (2016), dans la mesure où les services publics sont peu

développés au Népal, les villageois des régions isolés tendent à posséder une autonomie locale par rapport à l’État, ce qui augmente la résilience des communautés dans le processus de reconstruction.

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tous les textes n’ont pas la même agentivité sur l’action. C’est pour cette raison que nous avons choisi de limiter notre analyse du système de coordination d’urgence à l’analyse des documents publiés par le Cluster logistique et de nous concentrer sur les documents directement liés au processus de coordination en tant qu’outils, ou véhicules de l’action, en tant qu’« agents » pour ainsi dire27.