• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1. Exécutants, ennemis intérieurs et populations civiles

B. Le témoignage de Noel de Jesús Beteta Álvarez comme source historique

2. Questionnement sur l’authenticité du témoignage

Dans l’optique d’en tirer une analyse rigoureuse et des conclusions légitimes, l’historien doit interroger le témoignage d’un exécutant comme Beteta qui, en fait, n’aborde qu’un seul parmi ses très nombreux crimes. De plus, sa nature exceptionnelle devrait inciter le chercheur à la prudence. Une telle source, au fait, est-elle crédible? Tentons donc, en ce sens, de répondre à une série de questions supplémentaires afin de confirmer sa validité. Pourquoi, par exemple, Beteta aurait-il décidé dans un premier temps de se confesser auprès de Lemus Alvarado? Les enregistrements ont-ils été authentifiés? Comment? Existeraient-ils d’autres témoignages de ce genre, provenant d’autres exécutants, qui pourraient confirmer ou infirmer les propos de celui qui décida « de tout dire » sur l’assassinat de Myrna Mack? Au fait, aurait-il tout dit?

Examinons d’abord les raisons pour lesquelles Beteta Álvarez aurait choisi de livrer son témoignage et de faire la lumière sur le fonctionnement de l’entité militaire pour laquelle il travaillait, et ce, plus de trois ans et demi après l’assassinat de Myrna Mack et un an après sa condamnation. D’abord, Beteta ne nie pas avoir commis le crime pour lequel il a été condamné à 25 ans de prison ferme. Lors de la deuxième entrevue, il admet avoir tué Myrna Mack, ainsi que d’autres cibles désignées par ses supérieurs :

LEMUS : Le colonel Valencia Osorio t’a ordonné directement à toi l’assassinat? BETETA : Oui.

LEMUS : Pour quels mobiles a-t-on assassiné Myrna Mack Chang?

BETETA : Des mobiles politiques. Elle enquêtait sur des sujets qui, je crois, portaient préjudice à la sécurité et à la stabilité du gouvernement et c’est pour ça que l’on ordonna le crime. […]

LEMUS : C’est-à-dire que tu acceptes pleinement ton rôle. Mais, quel a été, quelles obligations exerçais-tu, en tant que…?

BETETA : Agent de renseignement.

LEMUS : Agent de renseignement. Tu réalisais plusieurs missions de ce genre? BETETA : Oui87.

Lors de la cinquième entrevue, Beteta réitère sa confession :

87

LEMUS : […] Tu as participé à la mission contre Myrna Mack? BETETA : Oui.

LEMUS : C’est-à-dire que tu as été l’auteur matériel de l’assassinat de l’anthropologue.

BETETA : C’est ça.

LEMUS : Et ce fut un crime politique, tu agissais sous les ordres de qui, Noel? BETETA : Comme je te l’ai dit avant, les ordres supérieurs provenaient en tout cas du général Godoy Gaitán.

LEMUS : Mais tu m’as dit que la personne qui t’avait donné l’ordre direct était… BETETA : Juan Valencia Osorio.

LEMUS : Et le général Edgar Godoy Gaitán était le prochain dans l’ordre hiérarchique?

BETETA : C’est ça. […]

LEMUS : Et je veux que ce soit clair, nous comprenons qu’il s’agissait d’un assassinat politique.

BETETA : C’est ça88.

Pourquoi Beteta aurait-il admis son crime? Dans un premier temps, selon lui, l’armée avait voulu l’assassiner, raison pour laquelle il avait fui aux États-Unis en novembre 1990 et pour laquelle il aurait pu avoir décidé de remettre en question son allégeance à l’armée. Cependant, ce n’est qu’après sa condamnation en 1993, une fois emprisonné, qu’il décida de livrer son témoignage. Lemus Alvarado expliquait aux tribunaux guatémaltèques en septembre 2002 que Beteta avait pris cette décision après avoir été abandonné par ses supérieurs. Une fois condamné puis emprisonné pour le meurtre de Myrna Mack, l’état-major présidentiel aurait décidé de rompre avec lui. Son frère se serait présenté auprès de ses supérieurs pour demander une aide financière destinée à leur mère malade, somme qui leur avait été refusée. À partir de ce moment-là, selon Lemus, Beteta lui aurait fait savoir qu’il était prêt à collaborer avec la justice, à avouer son crime en entrevue et à dénoncer ses supérieurs immédiats89.

À quelques reprises lors des entrevues, Beteta exprimait sa volonté de collaborer avec la justice au sujet de plusieurs cas d’assassinats ordonnés par ses supérieurs. Dans le cas de Myrna

88

Cinquième entrevue de Lemus Alvarado avec Beteta Álvarez, Guatemala, le 26 avril 1994.

89 Tribunal Tercero de Sentencia Penal, « Declaración de Jorge Guillermo Lemus Alvarado », Guatemala, le

11 septembre 2002, [En ligne], http://www.derechos.org/nizkor/guatemala/myrna/lemus.html (document consulté le 28 août 2011).

Mack, il exprimait des remords pour l’avoir assassiné en invoquant Dieu, le pardon et en exprimant même son admiration pour les efforts de sa sœur Helen visant à traduire les auteurs du crime en justice. En même temps, Beteta souhaitait obtenir, en échange de son témoignage, une réduction de sa peine d’emprisonnement, demandant aussi une aide économique et une plus grande protection, voire même l’asile, pour les membres de sa famille immédiate, qu’il disait menacée par le gouvernement guatémaltèque90. Au début de la troisième et lors de la quatrième entrevues, Beteta mentionnait aussi vouloir rétablir sa réputation91, non celle d’un soldat faussement accusé ou condamné pour un crime qu’il n’aurait pas commis, mais bien celle d’un soldat qui avait fidèlement obéi aux ordres :

BETETA : […] Je n’invente rien, je dis ce que je sais, parce que je veux me refaire une réputation (reinvidicarme) […].

LEMUS : C'est-à-dire que tu souhaites que [tes supérieurs] aillent aussi en prison?

BETETA : Définitivement, je pense que… ce n’est pas que je suis en colère contre eux, sinon [que je souhaiterais] en vérité qu’ils ressentent, qu’ils vivent dans leur chair cette situation. […]

LEMUS : Te sens-tu trahi?

BETETA : À vrai dire, je peux vraiment t’affirmer que je me sens peut-être frustré, frustré parce que pratiquement, imagine-toi, après avoir servi autant de temps avec loyauté et après ça ton chef lui-même ordonne ta mort. Pas juste ça, plusieurs collègues sont morts, plusieurs sont morts et d’autres ont dû quitter le pays à cause d’attentats. […] Il est difficile de croire qu’ils fassent ça; tu leur as pratiquement donné une vie de loyauté. Tu as vu mon état? C’est triste, triste. LEMUS : Tu t’es senti trahi.

BETETA : La frustration… Oui, je me sens trahi. Je ne croyais jamais qu’ils me feraient… ou, au moins, lorsque je suis arrivé ici [en prison], je pensais qu’ils me donneraient un coup de main, mais, et tu l’as vu toi-même, ils ne l’ont jamais fait.

LEMUS : Ça, j’en suis bien conscient92.

Lemus Alvarado avait aussi des motivations qui lui étaient propres à titre d’intervieweur. D’une part, il disait vouloir contribuer à l’éclaircissement du crime commis contre Myrna Mack.

90 Première, deuxième, troisième, quatrième et cinquième entrevues de Lemus Alvarado avec Beteta

Álvarez, Guatemala, les 16 et 29 mars, 7, 12 et 26 avril 1994.

91 Troisième et quatrième entrevues de Lemus Alvarado avec Beteta Álvarez, Guatemala, les 7 et 12 avril

1994.

92

Il souhaitait d’autre part appuyer Beteta dans ses démarches en vue d’obtenir une réduction de peine et possiblement une amnistie, Beteta le désignant comme mandataire à cette fin. C’est à ce titre que Lemus Alvarado aurait fait parvenir des lettres avec une copie des entrevues à la Commission interaméricaine des droits de l’Homme, à la Rapporteure des Nations unies pour le Guatemala, au Procureur des droits humains du Guatemala, à la Cour suprême du Guatemala, à l’ambassade des États-Unis au Guatemala et à Helen Mack. Mise à part la visite d’un fonctionnaire de la Commission interaméricaine, Lemus admet cependant que ses efforts en vue d’obtenir un quelconque bénéfice pour Beteta avaient échoué93. Par ailleurs, lors de la sixième entrevue, Lemus affirmait vouloir rédiger un article sur le contenu de ses entretiens avec Beteta dans le but de le vendre à une revue d’actualité au Guatemala, lui-même et Beteta ayant besoin d’argent94.

La sociologue Leigh Payne s’est penchée sur plusieurs témoignages d’exécutants qui, en fin de carrière, avaient décidé d’admettre, de justifier ou de nier leurs crimes en public. Parmi les tortionnaires, assassins et terroristes recensés par l’auteur, on compte des policiers et des militaires sud-africains, brésiliens, chiliens et argentins (mais aucun Guatémaltèque). Les régimes autoritaires pour lesquels travaillaient ces fonctionnaires ont su ériger d’étanches remparts autour de leurs crimes et méfaits, et les témoignages répertoriés par Payne viennent éclaircir des événements qui auraient dû, normalement, rester dans l’obscurité. L’impunité autoritaire qui reposait sur un consensus, voire une conspiration, du silence aurait été ébranlée

93 Première et deuxième entrevues de Lemus Alvarado avec Beteta Álvarez, Guatemala, les 16 et 29 mars

1994;Tribunal Tercero de Sentencia Penal, « Declaración de Jorge Guillermo Lemus Alvarado »,

Guatemala, le 11 septembre 2002. Presque 20 ans après sa condamnation, Beteta Álvarez tente toujours d’obtenir une réduction de peine. Voir Redacción, « Beteta tramita su libertad », Prensa Libre, le 11 septembre 2012, 12.

94

Sixième entrevue de Lemus Alvarado avec Beteta Álvarez, Guatemala, le 7 juin 1994. Si nous ignorons l’existence ou non d’un tel article, cette sixième entrevue aurait été diffusée sur les ondes d’une radio commerciale en 1994 en présence de Lemus. Voir José Flores, Myrna y Helen. Su historia, Guatemala, 3a ed., Guatemala, Fundación Myrna Mack, 1999, 139, 149.

par des confessions qui provenaient de l’intérieur même des appareils répressifs. Ces fuites, difficilement colmatées, auraient dans certains cas provoqué des torrents de récriminations par rapport à des événements que ces régimes, même en voie de démocratisation, auraient préféré oublier. Évoquant la force déstabilisatrice de tels témoignages, Payne les qualifie de « récits déconcertants » dont les multiples expressions dans la sphère publique représenteraient autant de performances dotées de mises en scène et d’auditoires qui leur seraient propres95.

Dans son analyse, Payne se penche aussi sur les motivations d’exécutants qui décident de revenir publiquement sur leur passé violent. Certains auteurs de crimes de masse, par exemple, choisiraient de se confesser par sentiment de culpabilité. Ce serait le cas, selon Payne, de l’ancien capitaine des forces navales de l’Argentine, Adolfo Scilingo qui, en 1995, avait décidé de lever le voile sur le sort de dizaines de prisonniers politiques, jetés à la mer depuis l’avion qu’il pilotait au service de la junte militaire qui dirigea le pays à la fin des années 1970. D’autres militaires argentins, tel l’amiral et chef d’État Emilio Massera, ou encore l’agent policier Miguel Osvaldo Etchecolatz, ont plutôt tenu à présenter le côté intrépide de leurs actions antisubversives lors de performances publiques dites « héroïques », selon Payne, cherchant ainsi à justifier la violence déployée contre leurs adversaires politiques96.

D’autres témoignages, parfois obtenus et diffusés par des médias en manque de cotes d’écoute, ont une allure franchement sadique, comme celui livré par Osvaldo Romo Mena, ancien tortionnaire à la solde des services de renseignements chiliens, qui décidait en 1995 de tout dire devant les caméras d’une chaîne de télévision de Miami aux États-Unis. Le désaveu est un autre genre performatif. Selon Payne, il a été utilisé par l’ancien général Manuel Contreras Sepúlveda, chef des services de renseignement chiliens de 1974 à 1979. Celui-ci a été jugé puis

95 Leigh Payne, Unsettling Accounts: Neither Truth nor Reconciliation in Confession of State Violence,

Durham, Duke University Press, 2008, 3-5, 187, 194.

96

condamné en 1995 à sept ans de prison pour le meurtre d’Orlando Letelier, l’ancien ministre chilien des Relations extérieures et de la Défense tué lors d’un attentat terroriste aux États-Unis en 1976. Contreras, tout comme le militaire qui dirigeait le centre argentin de détention et de torture de La Perla, Héctor Pedro Vergez, refusait d’admettre ses crimes même après sa condamnation. Malgré la réprobation qu’inspirent leurs actes, ces détenus refusent de manifester le moindre repentir et seraient souvent prêts à récidiver97.

Finalement, d’autres bourreaux accepteraient de tout avouer parce qu’ils se sentent trahis. C’est notamment le cas d’un ancien tortionnaire sud-africain, Eugene de Kock, qui regrettait que ses patrons n’aient pas eu le courage d’admettre leur part de responsabilité dans les actes criminels commis sous l’apartheid. Selon Payne, ce sont les boucs émissaires comme l’agent de renseignement chilien Carlos Herrera Jiménez, condamné à 10 ans de prison pour l’assassinat de syndicalistes lors des années 1980, qui seraient les plus disposés à lever le voile sur le passé répressif d’un régime autoritaire et la complicité de leurs supérieurs. Selon la sociologue, qu’il s’agisse d’aveux motivés par le remords, la vantardise, le plaisir sadique ou le sentiment de trahison, ces confessions ont en commun de briser le silence absolu que ces États auraient tenté d’imposer à leurs sociétés respectives. Selon Payne, la mise en cause de la version officielle des faits entourant les crimes du passé peut provoquer des conflits politiques qui, même cantonnés dans le champ discursif, n’en sont pas moins acrimonieux98.

À la lumière de ces récits d’exécutant et de leur analyse, on pourrait attribuer au sentiment de culpabilité les aveux de Beteta en raison des remords qu’il exprime. Toutefois, il semble être davantage motivé par le fait qu’il a été délaissé par ses anciens patrons. D’intouchable en uniforme, membre d’une unité d’élite de l’armée guatémaltèque, Beteta serait

97 Ibid., 111, 124, 133-4, 141, 143, 153, 159-2. 98

devenu un simple bouc émissaire contraint, pour sauver sa peau, de traverser clandestinement, dans l’anonymat le plus total, la frontière des États-Unis pour y devenir cuisinier. Il aurait été trahi par une confrérie militaire pour qui la loyauté, assurée par la commission routinière d’atrocités, reste la valeur la plus chère. Si Beteta se retrouvait en prison dès 1993 pour le meurtre de Myrna Mack, ses supérieurs pour leur part étaient toujours en liberté et auraient même tenté de l’assassiner afin de s’assurer de son silence.

Or, Beteta a choisi de passer aux aveux au moment où la Cour suprême du Guatemala ordonnait l’ouverture d’un procès contre ses supérieurs en 1994. Il aurait donc constaté l’importance de sa confession dans le cadre d’un procès intenté contre des officiers supérieurs de l’armée guatémaltèque qui, jusqu’alors, n’avaient jamais été importunés par la justice pour leurs actions entreprises contre des citoyens jugés subversifs. Beteta, conseillé par Lemus Alvarado, aurait peut-être saisi cette occasion pour jouer un rôle de premier plan, à titre de témoin privilégié, dans ce procès hautement médiatisé. Une telle participation pouvait lui valoir une certaine notoriété, lui permettre de sortir de l’ombre en tant que subalterne renié par ses supérieurs et de devenir en quelque sorte un « défenseur de la vérité » contre les ruses et les mensonges des plus puissants. Enfin, son rôle dans un tel procès, obtenu par l’entremise de son témoignage inédit, lui permettrait de rétablir sa réputation.

La volonté du militaire de renier à son tour ses supérieurs en collaborant avec la justice n’était pas non plus dénuée d’un sens de la bravoure ou de l’honneur, déjà terni par le crime hideux commis contre une femme sans défense. Si ses révélations pouvaient lui coûter la vie, elles lui permettaient toutefois de rétablir son honneur de militaire déchu. En ce sens, lors de la deuxième entrevue, Beteta se disait consterné par la mauvaise opinion que les Guatémaltèques pouvaient avoir de lui, tandis que Lemus, lors de la cinquième entrevue, lui rappelait que son geste de dénonciation constituait « un acte d’héroïsme patriotique » qui intéressait au plus haut

point plusieurs instances internationales. Lors de la quatrième entrevue, Beteta, tel un militaire investi d’une mission rédemptrice, disait croire que son témoignage pouvait ébranler les fondements mêmes des services de renseignement militaires et possiblement provoquer leur dissolution99.

Les regrets exprimés par Beteta étaient justement adressés aux autorités mêmes qui pouvaient, selon lui et Lemus, intervenir en sa faveur (ce qu’elles n’ont pas fait). C’était un pari que Beteta a en quelque sorte perdu, car il n’obtint aucun bénéfice de ces enregistrements qui avaient déjà été distribués et, au moins en partie, diffusés publiquement. Laissé pour compte, pour ainsi dire, après avoir dénoncé les crimes de l’état-major présidentiel et de son service de renseignement, l’un des plus redoutables de l’État guatémaltèque, Beteta n’avait plus le choix que de se rétracter. Ce qu’il fit lors du procès intenté contre ses supérieurs100.