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Le groupe d’intervention spécialisé de l’état-major présidentiel

Chapitre 1. Exécutants, ennemis intérieurs et populations civiles

A. Le cas de Myrna Mack Chang

3. Le groupe d’intervention spécialisé de l’état-major présidentiel

Le général de division de l’armée guatémaltèque José Luis Quilo Ayuso expliquait lors du procès intenté en 2002 contre les supérieurs de Beteta Álvarez, considérés comme les auteurs intellectuels du meurtre de Myrna Mack, qu’en 1990 l’état-major présidentiel coordonnait les activités de différentes dépendances, dont la Garde présidentielle, la Garde du Palais national et le département de Sécurité présidentielle où avait travaillé Beteta Álvarez de 1987 à 199022. Le général de division Héctor Alejandro Gramajo Morales affirmait, dans le cadre du même procès, que l’état-major présidentiel avait comme tâche première de servir l’exécutif en matière de sécurité et de renseignement, que le président soit militaire ou civil. Dans des années 1960, sous l’influence des États-Unis et de son intérêt pour une coordination militaire centraméricaine, l’instance se serait vue assigner la gestion et l’entretien d’un réseau de télécommunications que l’on appela la Régionale des transmissions, une installation qui relevait normalement du

21

Ibid. Voir aussi à ce sujet la quatrième entrevue de Lemus Alvarado avec Beteta Álvarez, Guatemala, le 12 avril 1994.

22 Tribunal Tercero de Sentencia Penal, « [Sentencia Primera Instancia] », Guatemala, le 3 octobre 2002,

ministère de l’Intérieur. Lors de réorganisations subséquentes, la Régionale serait devenue l’Archive de la présidence et ensuite le département de Sécurité présidentielle en 1986, sous le gouvernement civil de Marco Vinicio Cerezo. La rémunération du personnel de l’état-major présidentiel provenait alors de fonds administrés par l’exécutif, permettant à l’instance une certaine autonomie par rapport au ministère de la Défense23.

En termes de fonctionnement, selon le politologue Héctor Rosada Granados, ancien haut fonctionnaire du gouvernement civil de Ramiro de León Carpio, de 1993 à 1995, l’état- major présidentiel avait été mis sur pied pour doter le président et commandant en chef de l’armée d’un état-major personnel. Lors des gouvernements militaires des années 1970, les renseignements de l’état-major du président lui permettaient de prendre des décisions avisées et d’éviter les écueils du pouvoir politique. Or, l’instance militaire n’aurait jamais été conçue dans le but de servir un président civil, selon l’analyste militaire qui témoignait à son tour devant un tribunal guatémaltèque en 2002. Lorsque les militaires décident de remettre la gouvernance du pays aux mains d’un civil en 1986, le fonctionnement de l’état-major présidentiel aurait changé. Désormais, l’instance se serait concentrée, à titre de garde rapprochée, sur la protection du gouvernant et de son entourage plutôt que sur son orientation

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Ibid., 10; Voir aussi Tribunal Tercero de Sentencia Penal, « Comparecencia de Héctor Alejandro Gramajo, en calidad de perito », Guatemala, le 6 septembre 2002, [En ligne],

http://www.derechos.org/nizkor/guatemala/myrna/gramajo.html (document consulté le 11 août 2001). Le Bureau des droits humains de l’archevêché du Guatemala, situe l’origine de la Régionale en 1964. L’instance aurait aussi été appelée le Bureau gouvernemental des télécommunications et plus tard Police régionale des télécommunications. À titre de service de renseignement de l’état-major présidentiel, la Régionale disposait d’équipements hautement sophistiqués lui permettant une capacité d’écoute électronique et de contrôle des télécommunications. L’appui technique pour la Régionale, en termes d’équipements et de formation provenait des États-Unis à partir de 1963. Voir ODHAG, Guatemala Nunca

Más, 2: 70, 70n 5, 95. Au sujet de l’évolution du service de renseignement de l’état-major présidentiel,

voir aussi le témoignage de Katherine Doyle, des Archives de la sécurité nationale de l’Université George Washington, dans Corte IDH, « Caso Myrna Mack Chang vs. Guatemala », San José, le 25 novembre 2003, 49, 59.

en termes politiques. Selon l’expert, toutefois, l’état-major présidentiel n’abandonna jamais ses tâches d’analyses et de renseignements au service exclusif de la présidence24.

Lors de la troisième entrevue entre Beteta Álvarez et Lemus Alvarado, ce dernier demande au militaire de parler du fonctionnement de l’organisation pour laquelle il travaillait, situé dans un complexe militaire qui abritait l’état-major présidentiel, derrière le Palais national25.

BETETA : […] Lorsque j’y travaillais, ça s’appelait l’Archive, ensuite c’est devenu le département de Sécurité de l’état-major présidentiel, dont la fonction première était la sécurité de l’État, d’assurer la sécurité de l’État, surtout veiller à ses intérêts politiques, faire obstacle par tous les moyens à tout ce qui pourrait aller à l’encontre du président lui-même et du gouvernement26.

Beteta confirme que l’Archive relevait directement de l’exécutif et affirme que son personnel spécialisé en renseignement enquêtait même sur les officiers supérieurs des forces armées guatémaltèques. En ce sens, l’Archive aurait été indépendant de la Direction du renseignement (Dirección de Inteligencia) de l’État-major de la Défense nationale ainsi que du ministère de la Défense. L’Archive, selon lui, aurait été démantelé en 1993 et il ignorait, lors de la quatrième entrevue, si l’instance fonctionnait sous un autre nom27.

24 Tribunal Tercero de Sentencia Penal, Narcoactividad y Delitos Contra el Ambiente, « [Sentencia Primera

Instancia] », Guatemala, le 3 octobre 2002, 12. Voir aussi Tribunal Tercero de Sentencia Penal,

«Declaración e inicio de interrogatorio de Héctor Rosada Granados », Guatemala, le 9 septembre 2002, [En ligne], http://www.derechos.org/nizkor/guatemala/myrna/rosada.html (document consulté le 11 août 2001).

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Troisième entrevue de Lemus Alvarado avec Beteta Álvarez, Guatemala, le 7 avril 1994.

26 Ibid. 27

Quatrième entrevue de Lemus Alvarado avec Beteta Álvarez, Guatemala, le 12 avril 1994. Selon le rapport de la commission de la vérité de l’Église catholique du Guatemala, l’Archive, malgré son autonomie opérationnelle, maintenait des liens de collaboration et de coordination avec la Direction du renseignement de l’État-major de la Défense nationale, connu sous l’appellation de D-2, et la section du renseignement de la Police nationale. Le rapport affirme que la majorité des effectifs de l’Archive provenait des services de renseignements militaires, mais, comme le démontre le cas de Beteta Álvarez, certains de ces effectifs auraient été recrutés auprès des forces policières. Après deux tentatives de coups d’État contre le gouvernement civil de Vinicio Cerezo, en mai 1988 et mai 1989, la D-2 aurait exercé une plus grande influence sur l’état-major présidentiel qui centralisa les forces de l’ordre internes, dont la Police nationale, sous l’égide du Système de protection civile (Sistema de Protección Civil, SIPROCI), créé en août 1989. Voir ODHAG, Guatemala Nunca Más, 2: 70, 88-98; 3 : 278-279, 279n 13.

Lors des troisième et quatrième entrevues, Beteta explique que l’Archive (ou le département de Sécurité) était composé de plusieurs sections ou groupes de travail qui s’occupaient de sujets d’enquête, telles la politique, l’économie et les affaires internationales, ainsi que de questions techniques, tels l’informatique, la reproduction sur microfilm, les laboratoires photographiques ou encore l’écoute électronique. Chaque groupe ou section avait un chef et un sous-chef, un colonel et un major, respectivement. Chacun de ces groupes de travail était composé d’une trentaine de personnes, appelées spécialistes, dotées d’un grade et d’une formation militaire et qui, selon Beteta, possédaient « un niveau culturel intermédiaire, au moins des professeurs, des enseignants du primaire, des bacheliers, des experts-comptables, c’est-à-dire des gens formés ». Chaque groupe ou section pouvait compter sur la collaboration de centaines d’informateurs distribués à l’échelle du pays, accrédités et rémunérés par l’état- major présidentiel. Beteta affirme que quelque 200 personnes travaillaient à l’Archive à temps plein, dont 80 pour cent étaient des hommes et 20 pour cent des femmes. Il y avait deux quarts de travail, les groupes A et B, qui, en toute vraisemblance, assuraient son fonctionnement 24 heures sur 24, sept jours par semaine28.

Beteta précisait, toutefois, lors de la troisième entrevue, qu’il ne faisait pas partie de ces groupes de travail, mais d’un groupe de spécialistes chargé d’actions terroristes. Il aurait été membre d’un commando spécialisé, composé uniquement d’hommes à qui, dans un premier temps, on remettait des dossiers contenant des informations colligées par des informateurs sur des cibles désignées. Une enquête préliminaire permettait aux membres du commando de confirmer ou non les informations à leur disposition et ensuite de monter une opération, tel un attentat, adaptée aux caractéristiques de la personne ciblée et de son milieu. S’il s’agissait d’une

28 Troisième et quatrième entrevues de Lemus Alvarado avec Beteta Álvarez, Guatemala, les 7 et 12 avril

personne seule ou si elle était bien entourée, protégée par des gardes du corps, par exemple, le commando adaptait sa stratégie d’attaque avant de passer à l’action29.

LEMUS : Alors, dans ce cas précis [de Myrna Mack] on reçoit une dénonciation qu’elle réalisait des travaux qui affectaient la sécurité de l’État.

BETETA : C’est ça.

LEMUS : Ils ont donc dépêché ta section. À quelle section appartenais-tu? BETETA : Nous n’appartenions à aucune des sections, sinon au Groupe spécial. LEMUS : C’est-à-dire qu’il y avait ces sections et, à part, il y avait les groupes de choc, disons.

BETETA : Exactement, un commando, un groupe de choc30.

Selon Beteta, son commando était composé de 20 à 30 personnes. À lui seul, il admet avoir commis des dizaines d’assassinats. Lemus lui demande combien de cas on lui assignait par année :

BETETA : Peut-être une trentaine. LEMUS : Quelque 30…

BETETA : À moi seul.

LEMUS : Mais à toi ou à ton groupe, ou seulement à toi, à chacun d’entre vous? BETETA : À moi seul.

LEMUS : C’est-à-dire que si vous étiez 30 ou… 20 fois 30, ça fait 600 par année, seulement de votre bureau.

BETETA : Seulement de notre bureau.

LEMUS : Vous avez un lieu où vous emmeniez ces gens, une quelconque prison clandestine, pour l’appeler ainsi.

BETETA : Non, parce qu’on les exécute une fois pour toutes.

LEMUS : Vous n’enquêtiez jamais, vous n’interrogiez pas ces gens et… BETETA : Comme j’ai dit, […] on exécute une fois pour toutes31.

Beteta n’en dira pas plus sur ses coéquipiers. Lors de la quatrième entrevue, il affirmait ne les avoir connus que par le code assigné à chacun d’eux. Pour sa part, il affirme avoir été connu comme l’agent de renseignement numéro 11. Lors de la deuxième entrevue, Beteta évoque les actions de l’escadron de la mort « Jaguar Justiciero » (Jaguar justicier) auxquelles lui et ses collègues du renseignement auraient participé dans le cadre de leur travail auprès de

29 Troisième entrevue de Lemus Alvarado avec Beteta Álvarez, Guatemala, le 7 avril 1994. 30 Ibid.

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l’état-major présidentiel. Lors de la troisième entrevue, Beteta affirme que les effectifs de l’Archive ne faisaient qu’utiliser le nom de cette organisation clandestine d’extrême droite à des fins de propagande, tout en s’acquittant normalement de leurs fonctions en tant que membres du commando spécialisé. Lors de la sixième entrevue, Beteta affirme que les exécutions commises sous le nom de l’escadron de la mort étaient ordonnées par le colonel d’artillerie Juan Valencia Osorio, commandant du département de Sécurité de l’état-major présidentiel32.