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Chapitre 1. Exécutants, ennemis intérieurs et populations civiles

C. Le massacre de Las Dos Erres et les hommes ordinaires des pelotons kaibils

4. Le modus operandi exterminateur et sa validation

Mais qu’est-il survenu au juste dans le village de Las Dos Erres en 1982? Selon le soldat Jacinto García, qui participa à la patrouille kaibile responsable du massacre survenu le 7 décembre 1982, une trentaine de soldats aurait été mobilisée pour la tâche. Selon les informations du service de renseignement militaire qui leur avaient été transmises la veille, ils devaient attaquer et détruire un campement guérillero. Les soldats s’étaient donc préparés pour engager une bataille contre un ennemi armé. Leur mission, selon García, était de récupérer 21 armes automatiques dérobées à une patrouille militaire lors d’une embuscade mortelle tendue par les combattants des Forces armées rebelles (Fuerzas Armadas Rebeldes, FAR) le 11 octobre précédent, à une trentaine de kilomètres de la communauté de Las Dos Erres. La patrouille se serait déplacée en direction du village à partir de la base aérienne de Santa Elena, département du Petén, en fin de journée le 6 décembre, à bord de trois camions nolisés. Ils

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seraient arrivés à leur destination après une longue marche nocturne vers 3 heures du matin151. Selon García,

Lorsque nous sommes arrivées à Las Dos Erres, il n’y avait personne. Ils ne nous ont pas reçus à coups de feu comme on nous avait dit. Nous sommes entrés, il n’y a eu aucun coup de feu, il n’y avait pas d’armes. Ces gens n’avaient pas d’armes. La patrouille s’est divisée, chaque groupe est parti [de son côté]. Le groupe de sécurité bravo, qui venait derrière, s’est occupé de l’entrée [du village]. Je me suis éloigné. Il y avait un sentier qui contournait le village […]. J’ai emprunté ce sentier et je me suis posté à la sortie. J’ai déployé mes hommes, l’entrée et la sortie [du village] étaient bloquées152.

Les troupes d’assaut se seraient chargées de rassembler la population du village, allant de maison en maison pour sortir puis réunir leurs occupants dans l’école et dans l’église. « Il s’agissait de simples abris, affirme García, munis de colonnes, de tôles ondulées et de quelques planches sur lesquelles les enfants étudiaient ». Beaucoup de villageois se seraient rendus seuls à l’école et à 4h00 tout le monde qui vivait au centre du village avait été rassemblé. Selon García, les gens qui habitaient les maisons situées en périphérie se seraient livrés volontairement aux soldats dès les premières lueurs du jour : hommes, femmes et enfants153. Ils croyaient tous qu’il s’agissait d’une réunion de routine convoquée par les autorités militaires :

Ils avaient peur, bien sûr, comment n’auraient-ils pas eu peur? Ils avaient peur, mais ils avaient confiance en l’armée, qu’elle ne leur ferait aucun mal. Ce fut le contraire, bien sûr. Il y avait des femmes qui avaient quatre, cinq enfants; ils

151 Ibid., 238-240, 281-282. Pour un résumé des faits retenu par la Cour interaméricaine des droits de

l’Homme, voir Corte Interamericana de Derechos Humanos (Corte IDH), « Caso de la masacre de Las Dos Erres vs. Guatemala. Sentencia (Excepción Preliminar, Fondo, Reparaciones y Costas) », San José, Costa Rica, le 24 novembre 2009, [En ligne]

http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_211_esp.pdf (document consulté le 27 novembre 2009), 22-25.

152 Vela, Los pelotones de la muerte, 282. Selon le général de division de l’armée péruvienne Rodolfo

Robles Espinoza, qui témoigna devant un tribunal guatémaltèque en juillet 2011, la patrouille kaibile qui entra à Las Dos Erres le 7 décembre 1982 était organisée en quatre groupes de combat : le groupe de commandement, le groupe d’assaut, le groupe d’appui et le groupe de sécurité. Il semblerait que le soldat Jacinto García ait été responsable du groupe d’appui. Voir Hugo Alvarado y Paola Herrera, «Condena por masacre en Dos Erres suma 24 mil 246 años. Tribunal sentencia a cuatro kaibiles », Prensa Libre, le 3 août 2011, 1-3; et Hugo Alvarado, « Ejército ordeno matanza, según experto. Militar peruano analiza masacre»,

Prensa Libre, le 28 juillet 2011, 14.

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étaient des familles entières. […] Ils nous ont bien reçus. Les gens étaient calmes, ils n’étaient pas en désaccord avec notre présence. Ils disaient : « Quel plaisir de voir l’armée nous rendre visite ». Plusieurs hommes nous adressaient la parole ainsi154.

Les membres de la patrouille auraient ensuite séparé les hommes des femmes afin de pouvoir interroger les hommes, un par un, dans l’école. Les soldats s’assuraient que tout se passait sans l’ordre. De 8h00 à 13h00, les paysans auraient été interrogés, mais, selon García, « ils ne savaient rien » ni de la guérilla ni des armes volées. À midi, les soldats auraient pris le temps de manger un repas chaud, préparé par des paysannes obligées de leur cuisiner la volaille des villageois. Vers 13h30, les soldats chargés de surveiller l’école auraient commencé à amener les hommes, un par un, aux abords d’un puits communautaire desséché d’une profondeur de 12 mètres. Les soldats, selon García, « leur disaient qu’ils allaient être vaccinés ». Au bord du puits, deux instructeurs kaibils empoignaient chaque villageois et le forçaient à s’agenouiller. La tête penchée au-dessus de l’ouverture du puits, ils lui demandaient une dernière fois s’il était guérillero. Le villageois répondait par la négative et il était aussitôt assommé à coups de masse et projeté au fond du puits. Les soldats amenaient le prochain villageois, les instructeurs l’agenouillaient au bord du puits pour l’interroger alors qu’il pouvait très bien entendre les gémissements de ses voisins qui s’empilaient au fond du trou… Et ainsi de suite. Pour achever ceux qui agonisaient, un des officiers tirait régulièrement des rafales de mitraillette et lançait des grenades dans le puits155.

Une fois le calvaire des hommes terminé, les soldats ont répété la procédure avec les femmes et les enfants. Les membres du groupe d’assaut auraient pris le temps de violer plusieurs jeunes filles en présence de leurs mères, selon García, avant de les projeter à leur tour au fond du trou. Certains soldats auraient même pris des nourrissons par les pieds pour leur

154 Ibid., 282-283. 155

briser le crâne sur la paroi du puits avant de les précipiter à l’intérieur avec les autres. Vers 17h30 ou 18h00, plus un seul villageois de Las Dos Erres n’était vivant. Les soldats auraient dormi dans le village le soir du massacre et le lendemain une trentaine de personnes, selon García, se seraient présentées devant les militaires. Les membres du groupe d’assaut les auraient alors toutes fouillées, interrogées et, vers l’heure du midi, amenées dans la nature pour les fusiller. Sa mission accomplie, la patrouille kaibile se serait retirée du village vers 14h00 le 8 décembre 1982. Vela estime à plus de 300 le nombre de personnes tuées en moins de 36 heures à las Dos Erres, soit l’ensemble du village156.

Selon Sémelin, c’est dans l’acte même de massacrer que réside l’une des clés de sa compréhension, l’auteur proposant ici trois types d’explications. Une première combinaison entre l’idéologie et l’intérêt économique, voire le profit, inciterait les exécutants à passer à l’acte. Un deuxième modèle explicatif greffe le facteur idéologique au processus de socialisation à la violence : l’entraînement préalable serait central, tout comme l’affirme Vela, à la destruction de l’ennemi désigné. En troisième lieu, ce serait sur le champ de bataille, dans et par l’action de tuer, que se forment les exécutants des massacres, qu’ils soient ou non entraînés préalablement. L’expérience acquise in situ, selon Sémelin, ou dans le cadre d’une forme de guerre particulière, comme le propose Vela, serait le facteur le plus important de basculement dans le meurtre de masse157.

Les deux premières explications, selon Sémelin, reposeraient sur une conception rationnelle de l’acte : soit les individus tuent pour le profit soit ils reçoivent une formation à cet effet. Dans les deux cas, il s’agirait de conceptions utilitaires ou instrumentales. Mais c’est sur le terrain que l’idéologie et l’endoctrinement, imbriqués dans un imaginaire de peur, percutent le

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Ibid., 253, 267, 283-284. Sur l’ampleur de la violence à caractère sexuel réservée aux femmes et aux fillettes de Las Dos Erres et que le soldat García ne fait qu’aborder sommairement, voir Corte IDH, « Caso de la masacre de Las Dos Erres vs. Guatemala », San José, le 24 novembre 2009, 23-25, 41-43, 91.

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réel : l’ennemi désigné est là, sur le champ de bataille. Même désarmé, il reste l’ennemi à abattre. Cette imbrication entre le réel d’une agression physique et l’imaginaire d’une supposée menace provenant de civils désarmés, écrit Sémelin, conduit à assimiler la destruction de ces derniers à un acte de guerre parfaitement nécessaire. Le massacre s’expliquerait alors comme un acte de légitime défense alors que la distinction entre le délire et la réalité s’avère complètement brouillée158.

Finalement, si l’obsession sécuritaire en temps de guerre facilite le massacre, elle réussit aussi à le masquer, à le banaliser et même à le faire disparaître, selon Sémelin. En ce sens, les pratiques de massacre sont productrices de nouvelles rhétoriques qui servent à masquer le meurtre de masse et à permettre sa reproduction. Cette rhétorique, souvent truffée d’euphémismes, servirait aussi à créer une culture propre aux exécutants, dont l’action est dictée autant par le sens absolu du devoir et de l’honneur patriotiques que par l’instinct de survie. Le meurtre de masse se voit ainsi ancré au côté de la morale et même du bien commun, ce qui permet aux exécutants de s’identifier pleinement à l’autorité tout en se dégageant affectivement de leurs victimes. Un tel détournement de sens peut trouver un écho au sein d’une société qui récompense les individus qui tuent au lieu de les punir de telle sorte que la responsabilité des tueries se voit collectivement partagée. Si certains secteurs de la société cherchent à se dissocier d’une telle éventualité, d’autres s’y habituent au nom du bien général. Entretemps, les exécutants impunis se transforment en bourreaux professionnels, en tueurs à gages ou en leurs complices159. Certains accèdent même aux plus hautes sphères sociales et politiques de leur pays ainsi dévasté.

158 Ibid., 295-296. 159

Au Guatemala, selon Manolo Vela, les sous-officiers et les soldats qui, en 1982, commandaient ces pelotons de la mort occuperaient aujourd’hui les plus hauts postes des forces armées guatémaltèques. Les officiers supérieurs de cette époque, aujourd’hui à la retraite, seraient des citoyens respectables, tacitement absouts de leurs crimes et, jusqu’à tout récemment, intouchables160. En effet, toute trace des massacres dont ils sont responsables – tel celui de Las Dos Erres – devait disparaître à jamais, comme les villages qu’ils ont rayés de la carte et les villageois qu’ils ont ensevelis plusieurs mètres sous terre. En aucun moment, ni leurs faits d’armes ni leurs exploits contre-insurrectionnels ne devaient être dévoilés publiquement ou la mémoire de leurs victimes évoquée. Selon le soldat Ángel Coronado, au moment de quitter le village de Las Dos Erres,

Les officiers […] ont laissé entendre que celui qui commencerait à en parler serait passé par les armes. Ils l’ont dit le lendemain [du massacre], lorsque nous commencions à marcher. C’est Ruiz Martínez qui l’a dit : « Ce qui s’est fait ici, ce qui s’est passé ici, reste ici. Quiconque, dans un moment de délire fou, commencerait à en parler… Soyez certain qu’il ne parlera plus jamais ». Donc, qui oserait en parler? Et étant toujours dans l’armée, personne ne dit rien. Parce qu’il sait très bien ce qu’il l’attend. Ce sont des ordres supérieurs. Donc, afin d’éviter des problèmes, c’est mieux de ne rien dire. Parce que de toute façon, vous êtes dans l’armée et vous aurez des problèmes. Ils vous attrapent et ils vous tuent et c’est fini. « Il est mort dans un accident » ou « le coup de feu est parti tout seul », ou n’importe quoi peut arriver et c’est fini. Alors, c’est pour ça que personne ne dit rien161.

Quelques jours après le départ des soldats kaibils de Las Dos Erres, le lieutenant Carlos Antonio Carías López, chef du détachement militaire situé à six kilomètres de la communauté, à Las Cruces, avait laissé entendre que les habitants de Las Dos Erres étaient tous partis au Mexique avec la guérilla. Le lieutenant procéda au pillage du village abandonné et une fois tous les objets de valeur, les animaux et les récoltes de fin d’année emportés au détachement

160 Vela, Los pelotones de la muerte, 9. 161

militaire, il mit le feu à Las Dos Erres qui cessa d’exister pour de bon162. Dans les années qui suivirent, l’ensemble du village aurait été intégré au domaine agricole de la famille Mendoza, l’un des plus importants propriétaires fonciers de la région que les Nations unies associent aujourd’hui au crime organisé et au trafic de narcotiques en direction des États-Unis163.