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Question d'Orient au XIXe siècle

1. Tradition d'intervention de la France en faveur des chrétiens dans l'Empire ottoman

1.2 Question d'Orient au XIXe siècle

La « question d'Orient » s'ouvre en 1774 avec la signature du traité de Kütchük- Kaynardja qui donne la Crimée et la mer d'Azoz à la Russie suite à la guerre russo-turque qui commence en 1768. Elle ne se referme qu'en 1920 avec le traité de Sèvres qui entérine

64 Thobie, p. 17-18. 65 Ibid., p. 18-19.

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la disparition de l'Empire ottoman. L'expression, tout au long de ces 150 ans, sert à évoquer à demi-mot pour les puissances européennes, l'éventuel démembrement de l'Empire en pleine décadence politique dans le but d'étendre leur influence sur ses territoires : Europe balkanique, Méditerranée orientale et Moyen-Orient66.

En plus de sa faiblesse politique, l'Empire ottoman s'éloigne sans cesse sur le plan économique de l'Europe, ce qui facilite encore plus sa domination. La révolution industrielle avec la mécanisation et le développement des transports a permis d'abaisser les coûts de production et de distribution des produits européens67. Les droits de douane sont également au plus bas grâce à la clause de la nation la plus favorisée, ce qui n'aide en rien le fisc ottoman.

Des organismes financiers français s'imposent au XIXe siècle comme créanciers des États musulmans. L'Empire ottoman, en manque de liquidités, a ainsi recours dès le milieu du siècle aux emprunts extérieurs68. Les emprunts sont accordés à des conditions extrêmement séduisantes pour les souscripteurs et très défavorables pour les débiteurs, en raison des importantes commissions prélevées par les banquiers et les intermédiaires69.

S'ajoute à cela le constant recul territorial de l'Empire ottoman, autre signe de sa perte de puissance : indépendance de la Grèce (1830), de la Roumanie (1859), de la Serbie et du Monténégro (1878) et de la Bulgarie (1885); annexion de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-Hongrie (1878-1908); la colonisation de l'Algérie par la France(1830); la sécession de l'Égypte en 1840 avant de passer sous domination britannique, tout comme Chypre et finalement la Libye qui devient possession italienne en 191270.

66 Philippe Chassaigne, La Grande-Bretagne et le monde de 1815 à nos jours, Paris, A. Colin, 2003, p. 44. 67 Frémeaux, p. 76.

68 La Porte tente même de contracter un prêt en Europe, suite aux évènements de l'été 1860, afin de payer les

indemnités aux chrétiens. Les intérêts aurait alors été de l'ordre de 15 à 20%. Archives du ministère des Affaires étrangères, CP Turquie, vol. 347, Lavalette à Thouvenel, 4 décembre 1860.

69 Frémeaux, p. 78. 70 Chassaigne, p. 44.

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Pourtant, des tentatives de réformes ont été entreprises par l'État ottoman dès le XVIIIe siècle sur le plan politique, administratif et militaire afin de moderniser l'Empire et lui éviter la tutelle européenne. Plus ambitieuse, l'ère de la réorganisation, dite des Tanzimat, s'ouvre en 1839 avec la proclamation de l'édit du Hatti-chérif du Gülhané qui garantit à tous les sujets de l'Empire, sans distinction de culte ou de nationalité, l'égalité devant la loi. Elle se poursuit avec la proclamation de l'édit du Hatti-Hamayoun en 1856. Des mesures particulières sont alors prises afin d'améliorer les conditions de vie des minorités religieuses de l'Empire et plusieurs firmans par la suite organiseront la justice, l'administration, la police71.

Les Tanzimat ne sont pas seulement la conséquence des exigences des Puissances, elles découlent également de la volonté de l'élite politique ottomane, consciente de la nécessité de moderniser son Empire72. Le but des hommes d'État ottomans est de s'inspirer des façons de faire européennes afin que l'Empire retrouve sa puissance d'antan et en même temps d'instaurer un discours politique attirant les bonnes grâces des puissances européennes. C'est ainsi que les réformes entreprises s'inspirent de l'idéologie dominante de l'Europe de ce temps : le libéralisme73.

Les réformes ne sont cependant que lentement mises en place et rencontrent de fortes résistances : les compétences et les ressources manques, les mentalités difficiles à changer74. Elles donneront finalement des résultats limités et endetteront gravement l'État ottoman. De plus, ces réformes ont aussi comme conséquence de faciliter l'implantation des intérêts français dans l'Empire sans que ce dernier ne puisse jamais obtenir en retour ce qu'il espérait: l'abolition des capitulations75. Les Puissances, la France et l'Angleterre en tête, n'ont jamais accepté de perdre les privilèges obtenus au cours des siècles par le système des

71 Thobie, p. 20.

72 Yves Ternon, L'Empire ottoman : le déclin, la chute, l'effacement, Paris, Kiron/Félin ; M. de Maule, 2002,

p. 149.

73 Laurens, L'Orient arabe : arabisme et islamisme de 1798 à 1945, p. 59. 74 Ternon, p.150.

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capitulations, malgré le fait qu'il minait la souveraineté ottomane dont ils se targuaient de défendre l'intégrité. Les privilèges d'autrefois deviennent ainsi des droits au XIXe siècle76.

Les politiques de réformes sont également minées par les constantes pressions des puissances en faveur des minorités chrétiennes ou juives. Les édits réformateurs, en proclamant l'égalité des communautés, permettent aux puissances européennes d'intervenir pour que ces minorités dont ils se disent les protecteurs, obtiennent toujours plus de droits et d'autonomie. Chacune d'elles soutient la communauté qui sert ses intérêts immédiats et fait mine de s'inquiéter de leur sort alors « qu'elle ne trouve à leur malheur qu'un prétexte à intervenir77 ». Les conditions économiques ou sociales misérables des communautés musulmanes turques et non-turques n'intéressent aucune d'elles78. On voit alors apparaître des « partis » associés à tel ou tel État européen. De plus, les liens qu'entretiennent les minorités chrétiennes avec l'Occident leur donnent une avance sur les musulmans. Dans cet Empire en pleine réforme, la connaissance des idées et des techniques de l'Occident, propagée par les différentes missions religieuses, devient un moyen de promotion sociale et économique. Les chrétiens connaissent alors un important accroissement de leur population permettant toujours plus à l'ingérence européenne de s'implanter durablement. Les incursions européennes contribuent à affermir la conscience communautaire et à développer un sentiment de supériorité chez les minorités après des siècles sous la suprématie ottomane79.

Ces interventions portent atteinte à la souveraineté des États musulmans et font paraître les minorités comme une menace à l'Empire. Leurs droits, privilèges et obligations ne sont plus régulés par la tradition, mais par les puissances étrangères80. Un élément important de la structure de la société ottomane est la communauté confessionnelle ou millet. C'est un regroupement religieux de non-musulmans ou dhimmi. Elle dispose d'une

76 Ibid., p. 20-21. 77 Ternon, p.166-167. 78 Ibid.

79 Laurens, Le royaume impossible : la France et la genèse du monde arabe, p. 116-117. 80 Sonyel & Türk Tarih Kurumu, p. 111.

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grande autonomie sociale et est officiellement reconnue (ses propres lois, ses tribunaux pour les appliquer et généralement ses institutions religieuses et culturelles)81. Finalement, les demandes européennes pour l’égalité de tous les sujets ottomans paraissent d'autant plus hypocrites qu'elles-mêmes ne sont pas prêtes à renoncer aux privilèges octroyés à leurs nationaux par les capitulations.

La question d'Orient a aussi pour conséquence d'attiser les rivalités européennes, chaque puissance désirant augmenter son ascendant sur l'Empire au détriment des autres. Ces ambitions rivales vont culminer dans un conflit européen majeur qui va porter la question d'Orient à un niveau supérieur, au cœur des préoccupations internationales.