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1. Tradition d'intervention de la France en faveur des chrétiens dans l'Empire ottoman

1.3 La guerre de Crimée

La guerre de Crimée trouve son origine dans une dispute entre catholiques et orthodoxes pour la garde de l'église de la Nativité de Bethléem en 1850, la « querelle des Lieux saints ». La France, protectrice des moines latins chargés de gérer les sanctuaires de Palestine s'opposait à ce que les pèlerins de rite grec (orthodoxe), soutenus par la Russie, obtiennent les mêmes droits, arguant que, depuis le XVIIIe siècle en vertu des capitulations, les sultans en avaient accordé la garde exclusive aux moines latins82.

Un firman promulgué le 5 mai 1853 maintient les privilèges des moines latins, tout en accordant quelques avantages aux moines grecs. Ce compromis proposé par le sultan d'un accès à tour de rôle ne satisfait pas la Russie. Elle utilise alors ce prétexte pour poser un ultimatum aux Ottomans : Nicolas Ier exige, à l'instar de la France, le protectorat sur l'ensemble des chrétiens orthodoxes et menace d'occuper les provinces de Moldavie et de Malachie à titre de « gage ». La population serbe, roumaine et bulgare compte à cette époque au moins 12 millions de personnes contre une centaine de milliers de catholiques

81 Laurens, Le royaume impossible : la France et la genèse du monde arabe, p. 79. 82 Chassaigne, p. 47.

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protégés de la France83. C'est inacceptable pour la Sublime Porte, mais elle n'a pas les moyens de s'opposer à la Russie.

Le désir de la Russie de profiter du déclin de l’Empire ottoman pour prendre le contrôle des Balkans et des détroits donnant accès à la Méditerranée (Bosphore et Dardanelles) est manifeste, surtout depuis l’indépendance de la Grèce. Elle joue la carte du panslavisme pour étendre son emprise dans cette région en se posant comme protectrice des Slaves et des orthodoxes qui y vivent84. Elle avait proposé un partage de l'Empire ottoman aux Britanniques quelque temps auparavant, parlant de ce dernier comme de « l'homme malade de l'Europe ». Devant le refus des Britanniques, toujours attachés au statu quo, la Russie utilise le prétexte de la garde des Lieux saints.

La Grande-Bretagne est en effet partisane à cette époque d'un maintien de l'intégrité territoriale de l'Empire. Elle ne changera sa position que dans le dernier quart du XIXe siècle. Ses intérêts commerciaux et financiers étant plutôt modestes, c'est davantage un intérêt géostratégique qui fait tenir les Britanniques au statu quo: deux des trois routes menant aux Indes se trouvent en territoire ottoman. Du maintien de l'intégrité de l'Empire dépend ainsi à la fois l'équilibre européen et la défense de ses possessions coloniales d'Asie du Sud85. Elle pousse alors l'Empire ottoman à résister aux ambitions russes, lui assurant son soutien.

La Grande-Bretagne peut compter sur l'appui de la France. La France n’a pas d’intérêt direct dans la crise et l’opinion publique est peu favorable à la guerre. Cependant, Napoléon III privilégie la diplomatie de pair avec le gouvernement de Londres afin de resserrer les liens avec l'Angleterre, distendus depuis 184086. La France a aussi des intérêts à défendre en Méditerranée orientale et au Proche-Orient. Cette dernière défend en effet ses positions commerciales et culturelles datant de plusieurs siècles principalement auprès des

83 Ternon, p. 168. 84 Chassaigne, p. 45. 85 Ibid., p.44-46. 86 Frémeaux, p. 70.

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chrétiens du Levant dont elle se considère la protectrice « naturelle ». Le bénéfice est donc double pour elle : empêcher l'hégémonie russe en Méditerranée orientale et ébranler l’œuvre du Congrès de Vienne où la France avait été mise à l’écart du concert européen en 1815. La France et la Grande-Bretagne envoient donc une flotte en appui au sultan et le conflit se termine par la défaite russe en 1856.

Le traité de Paris qui met fin à la guerre règle la question des Lieux saints et celle des Détroits qui sont complètement neutralisés. Il restaure la suzeraineté ottomane sur les principautés danubiennes et internationalise le Danube. Les puissances se portent garantes de l'intégrité de l'Empire, qui est pour la première fois admis dans le concert européen, mais elles font de cette garantie, une question d'intérêt européen. Elles se réservent ainsi le droit d'intervenir dans les affaires de l'Empire et restreignent du même coup sa souveraineté87. La

France n'a retiré de cette intervention coûteuse en hommes et sur le plan financier que des avantages symboliques, notamment la reconnaissance implicite d'un droit de protection sur les chrétiens de l'Empire ottoman88.

Les rapports entre l'Empire ottoman et les puissances d'Europe ont ainsi beaucoup évolué entre le XVIe et le XIXe siècle. La France a été la première à bénéficier des privilèges accordés par les capitulations, tant sur le plan commercial que sur le plan de la protection des Latins. Avec le déclin de l'Empire ottoman, ces privilèges de protection religieuse vont sans cesse s'élargir et servir de prétexte à s'immiscer dans les affaires ottomanes. Les efforts de modernisation de l'Empire ont été insuffisants à stopper cette ingérence et ont offert au contraire une prise supplémentaire aux puissances pour faire adopter des mesures en faveur de leurs protégés. La guerre de Crimée a scellé ces rapports d'inégalité et de dépendance de l'Empire envers l'Europe. Dans cette course à l'impérialisme, la France s'est servie de son rôle de protectrice des chrétiens pour étendre son influence. La communauté des Maronites, ces chrétiens du Levant avec qui la France

87 Chassaigne, p.47.

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entretient des liens pluriséculaires, devient alors un élément clé pour la région de l'est de la Méditerranée.