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2. – La question du logement

Dans le document Propriété publique et logement social (Page 69-74)

48. Ces premières initiatives et réalisations en faveur du logement reposent sur des modèles de sociétés (et des idéologies) forts divers, chacune ayant comme principe fédérateur l’un ou l’autre des points de vue sur la question du logement.

2. – La question du logement

49. La réflexion sur la définition de ce que devrait et pourrait être le logement populaire, et plus spécialement le logement ouvrier, s’appréhende à la lumière du triple mouvement d’industrialisation capitaliste, de prolétarisation ouvrière et d’urbanisation anarchique qu’a connu la France tout au long du XIXe

siècle. Deux courants de pensée se sont affrontés durant cette période pour résoudre la question du logement, l’un libéral (a), l’autre socialiste (b).

a. – Le discours libéral

50. Composition du discours. – Frédéric Le Play253

, figure tutélaire du libéralisme social, a répandu toute une philosophie concernant la propriété du logement : chaque famille doit posséder un toit, gage de paix publique, formateur du goût de l’épargne et véritable stimulant

252 J. SIEGFRIED, Exposé des motifs de la proposition de loi relative aux habitations à bon marché, préc. : « Depuis 1889, la question des logements ouvriers n’a pas cessé un seul instant d’être étudiée et discutée dans

notre pays. Au lendemain de l’Exposition, les hommes qui avaient assuré le succès de la section des habitations ouvrières, fondèrent une grande association : la Société française des habitations à bon marché, qui, depuis cette époque, est devenue dans notre pays le centre d’études le plus actif pour toutes les questions de cet ordre. Reconnue d’utilité publique par le gouvernement de la République, la Société française est, avant tout, une institution de philanthropie et de propagande ; elle ne construit pas elle-même des maisons, mais par son action incessante, par ses publications, par ses conférences, par les concours d’architectes qu’elle provoque, par les consultations et les renseignements qu’elle donne au public, elle s’efforce de faire comprendre l’importance sociale de la question et de susciter partout de généreuses initiatives. Déjà, elle a été assez heureuse pour provoquer la formation de cinq sociétés de construction, à Saint-Denis, Oullins, Marseille, Belfort, la Rochelle, et elle compte ne pas arrêter là son activité. » (cité par D.P. 1895, IV, p. 42).

253 Auteur de La réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, 2 vol., Paris, H. Plon, 1864. Il s’agit de son œuvre maîtresse dans laquelle il a développé sa pensée.

au travail254

. Mettant l’accent sur les valeurs d’ordre et d’autorité, cet ingénieur social a une position très critique à l’égard du libéralisme économique intégral, les errements du capitalisme n’étant, selon lui, que source de désordre. Pour y mettre fin, il prône un modèle fondé sur l’idéal de famille de « patronage » des classes dirigeantes dans lequel la gestion de l’entreprise repose sur des rapports patron et ouvriers imprimés par un ferme sentiment d’intérêts et de devoirs réciproques255

. Il appartient, dans ce cadre, au patron d’assurer à ses ouvriers les moyens d’accéder à la propriété du foyer familial, « l’union indissoluble entre la

famille et son foyer »256

étant la pratique « indispensable à la dignité de la famille »257

. Pour Le Play et ses disciples, le seul remède au problème de l’habitat ouvrier se trouve dans l’installation des usines à la campagne où, dans un cadre idyllique, chaque industriel assure à ses ouvriers l’acquisition, au moyen de l’épargne, d’une maison individuelle avec un jardin, la femme restant au foyer pour assurer l’entretien du logis258.

51. Application du discours. – Rares sont pourtant les industriels français qui se sont

préoccupés, avant la fin du XIXe

siècle, de loger leurs ouvriers. Outre la cité de Mulhouse259

, l’une des exceptions les plus topiques est celle du Creusot, en Saône-et-Loire. Dans le cadre de ce modèle d’habitat ouvrier, la première solution apportée au problème du logement des ouvriers est la caserne. Les logements, alors d’une pièce, sont répartis dans un seul bâtiment en longueur, à deux ou trois niveaux, et desservis par des couloirs et des escaliers communs260. Bien que présentant l’avantage d’être peu coûteuses et de permettre une surveillance aisée, les casernes sont abandonnées à la suite des critiques ambiantes portées en leur direction ; elles sont vues comme propices à la lutte collective, au syndicalisme et à

254 F. LE PLAY, La Réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, préc., t. I, ch. III, « La famille », § 25, « Le foyer domestique est la propriété par excellence et le centre des affections de la famille », p. 170-181. Cf. également sur la famille, base d’un nouvel ordre social, P. KAMOUN, Hygiène et

Morale. La naissance des habitations à bon marché (1830-1938), préf. Th. REPENTIN, Paris, Union sociale pour l’habitat, 2011, p. 78-79.

255 F. LE PLAY, La Réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, préc., t. I, ch. V, « L’association », § 45, « Les communautés doivent, à l’avenir, se restreindre aux entreprises que l’individu ou la famille ne peuvent aborder », p. 371-384, spéc. p. 373.

256 F. LE PLAY, L’organisation du travail, Tours, éd. A. Mame et fils, 1870, ch. II, « La pratique du bien, ou la coutume », § 24, « 5ème pratique : Union indissoluble entre la famille et son foyer », p. 154-161.

257 Ibidem, p. 154.

258 R.-H. GUERRAND, « Le propriétaire », in La Question du logement et le Mouvement ouvrier français, Paris, La Villette, coll. « Penser l’espace », 1981, p. 97-109, spéc. p. 102.

259 Sur le triomphe de Mulhouse, cf. P. KAMOUN, Hygiène et Morale. La naissance des habitations à bon marché

(1830-1938), op. cit., p. 111-115.

l’« anarchie sexuelle »261

. L’accession à la propriété d’une maison individuelle avec jardin s’impose alors comme l’idéal à atteindre. Propriétaire, l’ouvrier est invité à privilégier son intérieur, son potager, à développer son sens de l’ordre, de l’hygiène, de l’épargne… Dès 1850, les établissements Schneider ont incité leurs salariés à la construction de leur logement sur des terrains à bâtir que l’usine leur procure, avec des crédits à un taux très avantageux. La hauteur, l’alignement des maisons, les trottoirs, les règles d’hygiène et de salubrité sont imposés par l’entreprise à laquelle les plans doivent être préalablement soumis262

.

52. Aussi, lorsque les libéraux constatent les effets néfastes de l’organisation économique et sociale en laquelle ils croient, qu’ils défendent, ils ne proposent que des mesures ne risquant pas de la remettre en cause dans ses principes, ils suggèrent seulement d’y apporter des améliorations à la marge. Les initiatives patronales sont restées très exceptionnelles, l’exploitation généralisée de la rentabilité des taudis urbains s’est poursuivie. Pour l’essentiel, les conditions de logement des ouvriers n’évoluent guère sur la période et ont même eu tendance à s’aggraver en raison de l’accélération de la croissance urbaine. Un autre courant de pensée, antagoniste, tente d’y apporter de nouveaux éléments de réponse.

b. – Le discours socialiste

53. Discours de l’utopie sociétaire263

. – Les socialistes de la première moitié du

XIXe

siècle, à l’image de Charles Fourier, placent la question de l’habitat ouvrier au cœur de leur projet de reconstruction volontariste de la société. Ce philosophe, fondateur de l’École sociétaire, propose avec la théorie du phalanstère le modèle d’organisation sociale le plus détaillé du préurbanisme progressiste264

. Ce « palais sociétaire », autre appellation du

phalanstère, ne s’arrête pas à la question du logement. Il se structure autour d’un ensemble de

bâtiments de trois niveaux dotés de toutes les fonctions urbaines – production, récréation,

261 Dans un article du Journal des économistes rédigé à propos de la cité ouvrière d’Ixelles, en Belgique (T. XXVI, 1ère série, 15 avr. 1850, « Sur les cités ouvrières », p. 37-48), le Docteur VILLERME argue que les casernes sont des foyers d’anarchie sexuelle (cité par R.-H GUERRAND, Les origines du logement social en

France, 1850-1914, Paris, La Villette, coll. « Penser l’espace », 2010, p. 70).

262 Cf. l’article du de Patrick KAMOUN portant sur les origines logement social en Bourgogne publié sur le site de l’Union sociale pour l’habitat en Bourgogne dans la rubrique « Histoire et contexte » (http://www.habitat-bourgogne.org).

263 Sur l’utopie sociétaire, cf. P. KAMOUN, Hygiène et Morale. La naissance des habitations à bon marché

(1830-1938), op. cit., p. 122-137.

santé, culture et éducation – auxquelles la communauté de sociétaires, la phalange, pourrait et devrait avoir accès. Cet habitat sociétaire, construit en réaction aux nombreux bouleversements économiques et sociaux qui façonnent la société industrielle et bourgeoise de l’époque265

, repose sur une conception optimiste de l’histoire selon laquelle l’humanité doit aboutir en huit étapes – primitive, sauvagerie, patriarcat, barbarie, civilisation, garantisme, sociantisme, et enfin harmonisme – à la plénitude, celle du monde sociétaire où règnera l’« harmonie universelle »266

.

Nombre d’expériences et de réalisations concrètes s’inspirent de ce concept d’habitat social, mais à quelques exceptions notables comme le Familistère de Godin à Guise, dans l’Aisne, toutes ont échoué plus ou moins rapidement.

54. Discours du socialisme libertaire non étatique. – L’utopie sociétaire initiée par

Charles Fourier est dépassée par la suite par la pensée de Pierre Joseph Proudhon, précurseur du socialisme libertaire non étatique. Rendu célèbre par la formule, quelque peu incantatoire dans son ouvrage paru, en 1840, Qu’est ce que la propriété ?, « C’est le vol ! »267

, cet autre éminent philosophe français du XIXe

siècle dénonce cette dernière en ce qu’elle « est le droit

d’aubaine que le propriétaire s’attribue sur une chose marquée par lui de son seing »268

. Cette critique radicale de la propriété individuelle, puis de la communauté269

, laisse ensuite place à la détermination d’une troisième forme sociale qu’il nomme « LIBERTÉ »270

. Ce

265 À noter que si Charles FOURIER n’a jamais eu aucune illusion sur la société mercantile de son temps – « On

m’enseignait au catéchisme et à l’école qu’il ne fallait jamais mentir ; puis on me conduisait au magasin pour m’y façonner de bonne heure au noble métier du mensonge ou art de la vente. » (Manuscrits, La Phalange,

janvier 1848, p. 9-10) –, il en partageait toutes les croyances sur le rôle moralisateur de la propriété, dont il n’a jamais été l’adversaire : « Le grand problème en mécanique sociale, écrit-il dans La Fausse Industrie (1835-1836, t. 1, p. 413), est d’élever le peuple au rôle de propriétaire. » (Cité par R.-H. GUERRAND, Les origines du

logement social en France, 1850-1914, Paris, La Villette, coll. « Penser l’espace », 2010, P. 1, ch. IV,

« L’habitat sociétaire de Fourier et de ses disciples », p. 103-122, spéc. p. 103).

266 Ch. FOURIER, L’Harmonie universelle et le phalanstère, 2 vol., Paris, Librairie phalanstérienne, 1849.

267 P.-J. PROUDHON, Qu’est ce que la propriété ? ou Recherches sur le principe du droit et du gouvernement, Paris, J.-F. Brocard, 1840, p. 1.

268 Ibidem, p. 125-130, citation p. 125. Il s’agit de l’axiome sur lequel repose la démonstration que la propriété est impossible. L’auteur en donne la définition suivante : « L’aubaine reçoit différents noms, selon les choses qui

la produisent : fermage pour les terres ; loyer pour les maisons et les meubles ; rente pour les fonds placés à perpétuité ; intérêt pour l’argent ; bénéfice, gain, profit, (trois choses qu’il ne faut pas confondre avec le salaire ou prix légitime du travail) pour les échanges. » (p. 125) (souligné dans le texte)

269 Ibid., p. 208-237.

270 Ibid., p. 237-244. « Cette troisième forme de société, synthèse de la communauté et de la propriété, nous la

modèle de société271

, fondé sur quatre principes – égalité, loi, indépendance et proportionnalité –, substitue la « possession individuelle »272

à la propriété individuelle. C’est ainsi qu’il propose, pour résoudre la question du logement, le rachat du logement par le locataire grâce à une loi qui transformera les loyers versés en acomptes sur le prix du logement passé en sa possession sous l’effet de ladite loi273

.

En pratique, la création des sociétés coopératives de production de logements salubres et à bon marché est l’un des effets à long terme du proudhonisme et de son influence sur l’idéologie du monde ouvrier français.

55. Il reste que, peu syndiqués, commençant tout juste à disposer d’une représentation politique274

, les ouvriers ne se sont mobilisés que pour les nécessités immédiates, l’amélioration des conditions de travail275

, et non les conditions matérielles de logement276

.

271 Le « mutuellisme » est explicité de manière négative par Friedrich ENGELS dans La Question du logement (1872) : « Le petit-bourgeois qu’est Proudhon réclame un monde dans lequel chacun fabrique, d’une façon

originale et indépendante, un produit qui peut être aussitôt livré à la consommation et échangé sur le marché ; il suffit ensuite que chacun récupère dans un autre produit la pleine valeur de son travail pour que l’exigence de la “justice éternelle” soit satisfaite et qu’ait été créé le meilleur des mondes. » (in J.-P. FLAMAND, La Question

du logement, aujourd’hui en France suivi de La question du logement par Friedrich Engels, Angoulême,

éd. Abeille et Castor, 2012, p. 168). Dans la première partie de son ouvrage, l’un des classiques du marxisme, l’auteur allemand critique la manière dont PROUDHON résout la question du logement.

272 P.-J. PROUDHON, Qu’est ce que la propriété ?, op. cit., p. 242 : « La possession individuelle est la condition

de la vie sociale ; cinq mille ans de propriété le démontrent : la propriété est le suicide de la société. La possession est dans le droit ; la propriété est contre le droit. Supprimez la propriété en conservant la possession ; et, par cette seule modification dans le principe, vous changez tout dans les lois, le gouvernement, l’économie, les institutions : vous chassez le mal de la terre. » (souligné dans le texte)

273 La théorie du rachat de Pierre-Joseph PROUDHON est explicitée en ces termes par Friedrich ENGELS (in J.-P. FLAMAND, La Question du logement, aujourd’hui en France suivi de La question du logement par Friedrich

Engels, op. cit., p. 171) : « Le logement en location sera racheté… On paiera à un centime près la valeur de sa maison à l’ancien propriétaire. Au lieu que, comme c’était le cas jusqu’ici, le loyer payé représente le tribut que le locataire paie au droit éternel du capital, à partir du jour où le rachat du logement est proclamé, la somme payée par le locataire, et minutieusement calculée, sera l’acompte annuel sur le prix du logement passé en sa possession… Ainsi la société… se transformera par ce moyen en un ensemble de propriétaires libres et indépendants. »

274 Comme le rappelle Jean-Paul FLAMAND (Loger le peuple. Essai sur l’histoire du logement social, préf. R.-H. GUERRAND, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », série « Histoire contemporaine », 2008, p. 33-34), le marxisme y tient bien peu de place : à titre symbolique, Le Manifeste communiste, qui date de 1848 n’est traduit en français qu’en 1885, et ne connaît sa première publication en brochure qu’en 1895. Les références du mouvement ouvrier sont ailleurs, FOURIER et PROUDHON d’abord, BAKOUNINE et GUESDE ensuite.

275 Les revendications portent d’abord sur l’amélioration des salaires, la durée de la journée de travail, les conditions de sécurité, et, parce qu’il s’agit là d’enjeux vitaux, les conflits sont nombreux et frontaux avec le patronat (J.-P. FLAMAND, Loger le peuple. Essai sur l’histoire du logement social, op. cit., p. 39).

Afin de répondre à l’extension prise par l’idéologie révolutionnaire et socialiste, un nouveau consensus social susceptible d’y répondre est recherché pour permettre d’asseoir l’État-nation républicain en construction. Au sein de la question du logement, entre désormais en résonance après les thèmes de la famille, de la propriété, de la morale… celui de l’intervention de l’État.

Dans le document Propriété publique et logement social (Page 69-74)