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5.2 Intégrer le(s) champ(s) : la pluridisciplinarité du recueil

5.2.3 Les conséquences de lřautonomisation

5.2.3.1 La question de la compétence

Dans un contexte artistique divisé en disciplines spécifiques possédant leurs propres normes et leurs propres critères de légitimation, la pluridisciplinarité du recueil pose des problèmes particuliers : par exemple, que fait le critique littéraire qui, voulant étudier les textes de Gauvreau, se trouve confronté à des textes sur la danse et sur la peinture ou, inversement, que fait le critique artistique avec des textes poétiques comme ceux de Gauvreau?

Rolland Boulanger, critique en arts visuels au Montréal-Matin, témoigne bien de lřembarras dans lequel peut se trouver le critique abordant une œuvre comme Refus global. Décrivant le recueil, il écrit :

[Gauvreau] contribue à lřouvrage par un ensemble de trois… « pièces de théâtre » surréalistes, plutôt courtes, dont je me dispense a priori de parler, laissant aux chroniqueurs autorisés dans la matière dřy appuyer ailleurs. De même lřétude sur la danse de Françoise Sullivan(5, p. 5, je souligne).

Boulanger, en tant que critique artistique, ne se sent pas légitimé dřaborder la littérature ou la danse parce que dřautres le feront, et le feront mieux que lui de par leur autorité en la matière. Les points de suspension et les guillemets quřil utilise pour parler des textes de Gauvreau illustrent bien son malaise causé par le sentiment de ne pas posséder le code (Bourdieu) pour saisir ces composantes de Refus global. Il y a bien chez Boulanger une volonté de rendre compte de lřentièreté du recueil, mais celui-ci constate la difficulté de le faire. Ainsi, bien que cet article ait été comptabilisé dans la catégorie « pluridisciplinaire » (parce quřil y est fait mention de la majorité des composantes et que, malgré sa spécialisation en arts visuels, lřauteur considère lřautomatisme, sous un angle littéraire, comme un « pastichage » du surréalisme), on y perçoit les limites liées à lřévaluation des différentes composantes selon

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leur discipline, mais aussi selon le rapport quřelles entretiennent entre elles. Comme lřaffirme Ernest Gagnon, dans sa chronique littéraire, lřévaluation dřune toile ou dřune œuvre nécessite des compétences propres et le premier venu ne peut sřimproviser critique :

le contact dřune bonne toile suppose chez lřamateur intelligent un certain arrière-plan, quelques notions acquises de ce langage particulier de lřœuvre dřart. Il est vraiment trop simpliste dřen appeler au « bon sens » [ou,] pour un homme « cultivé », peut-être une autorité dans dřautres domaines, de sřaventurer dans dřautres langages de lřesprit, souvent à son insu, à lřaide de quelques « idées générales »(41, p. 294).

Pour Gagnon, la compétence est donc fonction de la connaissance du code, du « langage particulier » de lřœuvre et, de là, elle est fonction dřune spécialisation : un homme peut jouir dřune autorité dans un domaine Ŕ être « autorisé en la matière » Ŕ, mais ses compétences, et ses idées, ne sont pas considérées ici comme transversales. Gagnon, qui appartient également à la catégorie des critiques pluridisciplinaires, possède une maîtrise des domaines littéraires et artistiques, ce dont témoigne ce jugement pictural introduit à lřintérieur dřune chronique littéraire. Il met cependant en garde « lřamateur intelligent » et « lřhomme cultivé » contre la tentation de se prononcer sur divers sujets à partir dř« idées générales » ou du « bon sens » qui ne fondent nullement la compétence. À cet égard, lřhumilité de Boulanger doit être soulignée, lui qui, après avoir exprimé ses réticences à parler de disciplines quřil connaît mal, concède : « Mais nous parlerons des idées de fond du manifeste telles que présentées par Paul-Émile Borduas et Bruno Cormier(5, p. 5) ». Traiter des idées contenues dans lřœuvre permet ainsi de contourner les difficultés reliées aux compétences spécifiques nécessaires pour discuter dřart au plan formel. Dans cette optique, les textes essayistiques, notamment celui de Borduas, auraient une portée plus universelle, leur lecture serait plus accessible puisquřils font dřabord appel au raisonnement, aux idées, sans égard à des connaissances ou à des compétences éventuellement inconnues des commentateurs.

Boulanger, dans un autre article, revient sur cette question de compétence qui se révèle centrale dans le contexte dřautonomisation des disciplines. Abordant le rôle des critiques, il sent le besoin de justifier la légitimité de son jugement et lřautorité qui lui est conférée :

Jřapporte encore ceci qui peut ajouter à la valeur relative de mon jugement : il y a fort peu de médiums en art pictural dont je nřaie usé depuis longtemps moi-même et, je crois, avec une certaine facilité dřopération. Quant aux secrets techniques, théoriques et pratiques, de chacun de ces médiums, je crois en posséder un bon nombre(94).

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Boulanger se pose ici en critique spécialisé, initié aux « secrets » dřun milieu particulier; son expérience concrète du métier et sa maîtrise des outils lui assurent une crédibilité. Ce type de lecteurs, qui insiste sur la connaissance quřil a de son objet tout en avouant sa méconnaissance dřautres disciplines, apparaît dans le processus de clôture dřun champ qui développe sa propre expertise puisque, « selon le principe d'émergence dans le champ autonome, tout discours a besoin pour exister dřun métadiscours qui lui apporte la reconnaissance38 », métadiscours critique qui émerge lorsque le champ prend conscience de

lui-même et de son fonctionnement. Aussi un critique spécialisé comme Boulanger vient-il faire concurrence à des critiques polyvalents comme Ernest Gagnon et Charles Doyon qui sont plutôt issus dřun champ culturel non encore segmenté. Dans cette ère de « technocrates » qui est sur le point de débuter,

[l]a formation classique ne suffit plus : le savoir se mesure encore à une certaine connaissance générale, mais, à lřintérieur des sphères dřactivités du droit, de la science ou de lřart, il faut une connaissance spécialisée pour acquérir une légitimité institutionnelle39.

En somme, le processus dřautonomisation des disciplines à lřintérieur du champ culturel contribue au développement dřune critique spécialisée pour laquelle la question de la compétence est exacerbée, celle-ci devient un outil de légitimation auprès des pairs : les critiques doivent être compétents dans leur domaine pour être autorisés à y énoncer un jugement, dřoù les scrupules de certains à lřidée de sřaventurer en terrain méconnu. Or, en raison de cette spécialisation, Refus global trouvent plus difficilement des critiques aptes à le commenter dans son ensemble; les textes du recueil tendront alors plutôt à être lus de façon individuelle par des critiques spécialisés, comme ce sera le cas dans la réception subséquente40.