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5.2 Intégrer le(s) champ(s) : la pluridisciplinarité du recueil

5.2.3 Les conséquences de lřautonomisation

5.2.3.2 Les champs émergents

Une autre conséquence de lřautonomisation des disciplines sur la réception de Refus global réside dans la difficulté, pour certaines composantes, dřêtre reçues du fait quřelles appartiennent à des disciplines émergentes dans le champ culturel. En effet, le peu de

38 Jacques Dubois, L’institution de la littérature, Bruxelles, Labor, 2005 [1978], p. 141.

39 Michel Biron, L’absence du maître. Saint-Denys Garneau, Ferron, Ducharme, Montréal, Les Presses de

lřUniversité de Montréal, « Socius », 2000, p. 111.

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commentaires dont sont lřobjet le texte de Françoise Sullivan et les clichés de Maurice Perron sřexpliquerait par le fait quřen 1948, la danse et la photographie ne sont pas encore constituées en disciplines autonomes et quřelles nřont pas encore développé une « expertise » apte à les prendre en charge.

Dans le domaine de la danse, Sullivan affirme : « Il nřy avait rien41 » avant 1948; fait corroboré par Iro Tembeck, dans son histoire de la danse à Montréal :

avant le manifeste [Refus global], aucune convention ou tradition de danse académique nřest ancrée dans le paysage artistique québécois. Lřattitude négative du public et lřinterdit de lřÉglise excluent toute possibilité de soutenir lřétablissement dřune danse dřécole. En outre, aucune structure de soutien artistique nřest encore disponible42.

Bref, il nřexiste pas, à lřépoque, ce quřon pourrait appeler un champ ou même une discipline chorégraphique Ŕ dřautant moins dans le domaine de la danse moderne Ŕ qui réunirait un public, des critiques et des institutions de promotion et de diffusion de la danse au Québec. Certes, des œuvres chorégraphiques ont été créées dans la province avant 1948 et ont pu connaître un certain succès43, mais elles demeurent le fait dřindividus ou de troupes isolées. Comme on lřa vu avec les productions antérieures de Sullivan et comme le souligne André-G. Bourassa, cette production, si elle existe, « nřest pas reconnue pour autant. On nřa retrouvé aucune critique de tous ces spectacles qui nřont eu lieu quřune fois à Montréal44 ».

De son côté, la photographie peine à être reconnue comme une discipline artistique au milieu des années 1940. Comme le constate Paul Gérin-Lajoie, dans un article paru dans Le Quartier latin en 1945, « [p]our un grand nombre, ce mot [photographie] évoque uniquement une technique qui permet dřobtenir des images parfaites dřobjets45. » Dans cet article, lřauteur déplore lř« ignorance » et « la conception Ŕ ou plutôt lřabsence de conception Ŕ quřon a de la

41 Françoise Sullivan citée dans Gilles Toupin, « Une rétrospective. Françoise Sullivan, quarante ans de

carrière », La Presse, 28 novembre 1981, p. D-1.

42 Iro Tembeck, Danser à Montréal. Germination d’une histoire chorégraphique, Montréal, Presses de

lřUniversité du Québec, 1991, p. 108.

43 Voir à ce sujet les recherches de Marie Beaulieu au Département de danse de lřUniversité du Québec à

Montréal.

44 André-G. Bourassa, « Scène québécoise et modernité », dans Yvan Lamonde et Esther Trépanier (dir.),

L’avènement de la modernité culturelle au Québec, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture,

1986, p. 154.

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photographie dřart46 » à lřépoque. Bien quřils ne concernent pas précisément la photographie, les propos de Tancrède Marsil au sujet des photos-montages automatistes exposés dans la vitrine de la Libraire Tranquille confirment les observations de Gérin-Lajoie :

Que dire des photos-montage? Beaucoup croiront que cřest un jeu dřenfant, que ce nřest pas sérieux; dřautres nřy verront que leur aspect bizarre ou leur nouveauté. Je crois plutôt que ces découpures sont un médium, un moyen dřexpression, tout comme la peinture, lřencre de chine ou le fusain(A20).

« Pour un grand nombre » ou pour « beaucoup » donc, la photographie nřest pas considérée comme un art : elle est une technique, voire tout au plus une curiosité, un divertissement. Pour Marsil et Gérin-Lajoie, elle est plutôt un « médium », cřest-à-dire quřelle participe, en tant que matériau, à une visée artistique; ni lřun ni lřautre ne va toutefois jusquřà revendiquer un statut de discipline artistique autonome pour la photographie dřart.

Lřabsence des champs chorégraphiques et photographiques dans le paysage artistique québécois a donc une incidence sur la réception de certaines composantes du recueil : les œuvres de Sullivan et de Perron font lřobjet de très peu de commentaires lors de la première réception; elles sont surtout mentionnées dans les articles de la catégorie « pluridisciplinaire » qui font lřénumération des diverses composantes ou dans des textes, comme celui de Donald Buchanan, dans la revue Canadian Art, qui nřappartiennent pas au contexte québécois. Or, celui-ci fait simplement mention dřun « article on […] the dance » et de « 8 plates » comprenant « a few illustrations(79, p. 86) »47. Le manque de compétences spécifiques liées à lřétude de ces composantes est notamment perceptible dans les commentaires dřordre plutôt impressionniste qui se retrouvent, par exemple, dans un article de Roger Duhamel appartenant au domaine littéraire : les « [d]ifférentes planches [qui] ornent ce cahier » sont présentées comme « une précieuse illustration des tendances que partagent ces jeunes gens(19, je souligne) » et lřauteur dit de la contribution de Sullivan (et de celle de Cormier) que, « sans être dřune luminosité cristalline[, elles] indiquent néanmoins leurs intentions. On y trouve la volonté dřune recherche assez égarée, mais qui nřen demeure pas moins sympathique(19, je souligne). » Dépourvus de schèmes interprétatifs permettant lřanalyse formelle de ces composantes, les

46 Ibid.

47 Il est fait mention dřun « article sur […] la danse » et de « 8 planches » comprenant « quelques illustration ».

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critiques insistent plutôt sur leur fonction ou sur lřintention de leur auteur : le texte de Sullivan est ainsi présenté comme une œuvre de « recherche », alors que les photographies de Perron sont décrites comme des « illustrations » qui parent le recueil.

Symptomatique de la perception que la critique se fait de la photographie, le terme « illustration » revient ailleurs dans sa forme verbale : « Des photographies illustrent le recueil(6, je souligne) ». Les clichés contenus dans le recueil sont alors perçus comme de simples compléments ayant pour fonction de témoigner de lřexistence du groupe et des productions artistiques de ses membres. Ils sont ainsi instrumentalisés par la critique et subordonnés à un autre art quřils « accompagnent » : « le texte dřune conférence de Françoise Sullivan [est] accompagné de photographies(11) » dont on ne spécifie pas lřauteur. De fait, Maurice Perron nřest évoqué quřune seule fois comme photographe, dans un article énumérant les disciplines auxquelles appartiennent les membres du groupe(8). Cette omission laisse voir que la photographie nřest pas reconnue à lřépoque comme un art, produit dřune individualité. Comme le souligne Gérin-Lajoie, « on se refuse […] à concéder au photographe cette liberté de conception et, surtout, dřaction essentielle à lřartiste48 », laquelle est pourtant particulièrement visible dans les photographies par Perron des chorégraphies « Danse dans la neige » et « Black and Tan » de Sullivan.

À cet égard, il faut souligner quřà lřexception de Charles Doyon, les critiques ne se risquent pas à commenter les chorégraphies de Sullivan représentées dans les photos de Perron; leurs commentaires portent uniquement sur le texte dont ils peuvent traiter les idées, lřintention ou la fonction. Doyon, pour sa part, envisage la question de lřexécution chorégraphique sur un ton qui laisse percevoir un des rares doutes quřil exprime quant à la cohérence du groupe, il affirme quřil « aimerai[t] bien suivre Françoise Sullivan dans sa ronde sur ŖLa danse et lřespoirŗ », mais « quřà [s]on humble point de vue, [il] ne p[eut] suivre ou exécuter une danse sans un rythme musical(13). » Tout comme la photographie, la danse se trouve ici occuper une place secondaire par rapport à un autre art. Doyon met ainsi en évidence lřabsence, voire lřimpossibilité, dřun champ chorégraphique autonome dans lřesprit de la critique de lřépoque puisque la danse est subordonnée à la musique, comme la photographie est subordonnée à lřimage quřelle doit rendre.

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Ne pouvant jouir dřune reconnaissance au sein dřune discipline constituée, et encore moins, dřun champ autonome, les photographies de Perron et le texte de Sullivan, lorsquřelles sont commentées, le sont de façon externe, en fonction de leur intention ou de leur relation avec un autre art. Aussi la spécialisation sřopérant lors de la clôture des champs menace-t-elle la réception de ces composantes, orphelines de disciplines, qui sont reléguées aux oubliettes jusquřà ce que le champ soit créé, quřelles soient redécouvertes et que leur auteur soit érigé en précurseur, ce qui sera le cas dans la réception subséquente étudiée au huitième chapitre.

***

La réception partielle du recueil Refus global peut donc sřexpliquer par lřétat du champ culturel à lřépoque. Celui-ci, en voie dřautonomisation, ne correspond quřimparfaitement au mode de réception exigé par une œuvre pluridisciplinaire comme le recueil automatiste, lequel sřadressait à un public à la fois large et cultivé, cřest-à-dire à un public « dřintellectuels sérieux(12) » issu des « milieux artistique et cultivé(27) ». Borduas reproche dřailleurs à Harry Bernard dřavoir « publi[é] sans les commentaires obligatoires, dans un journal destiné au public en général, lřextrait dřun texte édité à 400 exemplaires, destiné à un public hautement spécialisé; en lřoccurrence artistes et penseurs49. » La notion de « spécialisation » Ŕ qui renvoie ici à des catégories aussi larges que « artistes », « penseurs » ou « intellectuels » Ŕ peut sembler contradictoire. Pourtant, elle témoigne de la conception de lřart des Automatistes, laquelle renvoie davantage à la maîtrise dřune culture humaniste et philosophique quřà celle dřune maîtrise technique ou conceptuelle. Exigeant un certain bagage culturel (une prescience (Jauss)), une capacité de réflexion philosophique et des compétences artistiques diversifiées, Refus global apparaît donc comme nřétant destiné ni au grand public ni même à une critique spécialisée, ce qui en complexifie lřappréhension, à tout le moins sur le plan disciplinaire.

En effet, on lřa vu au chapitre précédent, les œuvres antérieures issues dřune collaboration entre auteurs et artistes ne semblent pas avoir configuré un horizon dřattente propre à faciliter la saisie du recueil automatiste. Ainsi, bien que près de la moitié des articles de la première réception proviennent du domaine artistique, tous les commentateurs nřont pas la compétence

49 Paul-Émile Borduas, [« Lettre du 26 septembre 1948 à Harry Bernard »], Écrits II. Tome I : Journal,

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requise pour aborder lřentièreté de Refus global. Certes, une certaine porosité persiste entre les diverses pratiques artistiques, favorisant une lecture pluridisciplinaire, mais il demeure que cette part de la réception ne représente que 7 % du corpus, alors que les articles relevant dřune discipline artistique spécifique (arts visuels ou littérature) représentent 37 %. Le processus dřautonomisation se fait donc sentir dans la réception et il a pour double conséquence dřindividualiser les composantes selon leur discipline et dřocculter celles relevant de champs émergents telles la danse ou la photographie; bref, de parcelliser le recueil, comme on le verra au chapitre huit.

Lřautre moitié des articles de la première réception appartient, pour sa part, aux sphères politiques, sociales, morales et philosophiques, signe que lřautonomisation du champ culturel par rapport au champ du pouvoir nřest pas encore complétée et que les œuvres artistiques demeurent soumises à des critères externes de légitimité. Par conséquent, ce sont les textes essayistiques qui obtiennent la plus grande visibilité puisquřils sont susceptibles de trouver des commentateurs dans les diverses sphères (artistique, sociopolitique ou morale). Sřil est délicat dřaffirmer que lřinterprétation de ces textes nécessite moins de compétence que celle, formelle, dřune esthétique, lřétude réalisée dans le présent chapitre donne tout de même à penser que les commentateurs de 1948 se sont sentis davantage autorisés à commenter les idées contenues dans le pamphlet de Borduas que le langage exploréen de Gauvreau ou la tonalité didactique des « Commentaires sur des mots courants », par exemple. De même, si les textes de Bruno Cormier et de Fernand Leduc occupent une part non négligeable du discours critique de cette période, ce sont à titre de « synthèse(8) » du recueil (Leduc) ou « dřétude assez poussée(13) » développant les « idées de fond du manifeste(5) » (Cormier).

En somme, lřanalyse de la première réception de Refus global fait ressortir lřimportance de ne pas considérer lřétat du champ comme un état fixe, mais plutôt comme un lieu où sřopèrent des tensions. Ces tensions (autonomie/dépendance; clôture/échange) agissent à lřintérieur, mais aussi aux frontières des champs, et peuvent dès lors avoir des répercussions diverses, voire opposées, sur lřaccueil qui sera fait dřune œuvre et sur la position que celle-ci obtiendra dans le champ, ou plutôt dans un champ puisque, dans ce jeu de tensions, il sřagit de savoir quel champ sera en mesure dřaccueillir et dřintégrer dans son histoire lřœuvre automatiste.

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