Chapitre 4. Observations sur l’activité dans des call centers en Amérique Latine et
4.7. Quelques verbalisations de travailleurs des call centers
Pour clore ce chapitre, au-delà des observations générales sur l’activité dans plusieurs
centres d’appels nous aimerions reprendre quelques verbalisations apparues au cours des
réunions des focus groups dans le centre d’appels de la compagnie d’assurances européenne
installée en Argentine. Il y a eu 4 réunions d’une heure auxquelles 15 opérateurs volontaires
ont participé pour parler de leur travail. Les opérateurs avaient tous plus d’un an d’expérience
au téléphone.
Nous présenterons les thèmes les plus importants qui ont surgi au sein de ces groupes
de volontaires ayant plus d’un an d’expérience. Ceci nous paraît une bonne synthèse de ce que
nous avons abordé dans ce chapitre sur l’analyse globale de l’activité dans plusieurs centres
d’appels en Amérique Latine et en Europe. Nous présenterons ces commentaires à travers
trois grandes parties. En premier lieu (a), les contraintes de travail, ensuite (b), les stratégies
mises en place et finalement (c), les conséquences de cette situation de travail sur la santé des
téléopérateurs.
(a) les contraintes de travail
Commençons par les contraintes dont on a le plus parlé dans ce call center. Plusieurs
faisaient référence aux scripts que les téléopérateurs doivent suivre au moment de fournir un
service, ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas dire, ce qu’ils diraient si on ne les écoutait pas :
« Si on pouvait causer, ce serait plus naturel, ce serait mieux. Mais il faut respecter une
certaine étiquette - ici on dit étiquette – tu dois dire excusez-moi, toujours vouvoyer, désolé de
vous faire patienter. Je crois que si on éliminait ça et qu’on pouvait maintenir une
conversation plus normale, comme on fait avec n’importe qui et pas en ayant à employer
certaines formules : employer ce mot-là, ou saluer comme ça, certaines formules n’ont aucun
sens. » ;
« Si on me dit, je veux annuler le service, je ne peux pas lui dire que moi à sa place, je ferais
la même chose, même si dans son cas, je ferais la même chose » ;
« Je ne peux pas lui dire ce qui lui convient ou ne lui convient pas dans cette entreprise » ;
« Ou si on te demande d’établir le devis d’une police d’assurance, tu lui offres toujours la
plus chère ».
Une autre contrainte qu’ils subissent et contribue à leur fatigue est la routine ou
l’activité répétitive :
« À certaines occasions, quand le téléphone sonne, je me dis : je le jette par la fenêtre, il y a
des fois où il n’arrête pas de sonner » ;
« Tu dois toujours te montrer de bonne humeur, qu’on t’emmerde ou pas » ; « Tu ne peux
pas dire je le fais plus tard, le téléphone sonne » ;
« Si un jour tu reçois dix appels l’un après l’autre, tu veux tout lâcher et rentrer chez toi » ;
« C’est très répétitif, ça nuit à ta patience, c’est la monotonie » ;
« Si c’est pour un problème, ça te donne envie de raccrocher ».
(b) Les stratégies mises en place pour tenir
Voici quelques stratégies qu’ils développaient pour pouvoir accomplir leur travail. Ils
faisaient référence à cette sorte de dédoublement entre ce qu’ils se voient obligés de faire dans
leur rôle et ce qu’ils feraient vraiment « s’ils étaient les clients » :
« Moi, une fois, j’ai reçu l’appel d’une femme qui m’a dit qu’on l’avait laissée 5 heures
seule sur la route au petit matin avec ses trois enfants. Qu’est-ce que tu ferais toi à ma
place ? Tu es mère ? Et dans mon for intérieur, je pensais, moi je vais à la compagnie et
j’incendie tout… mais je ne disais que madame, vous avez raison, je suis désolé » ;
« Quand ils ont raison, tu restes dans ‘je comprends’, ‘je comprends’ et tu ne peux dire rien
d’autre » ;
« Moi, si j’ai pris un service qui ne tient pas son engagement, je l’annule ».
L’un des commentaires qui surprend parmi ceux qui s’occupent de la qualité du
service, c’est qu’ils perçoivent les postes de vendeurs comme ceux qui présentent le plus haut
niveau de mensonge ou de manipulation de la vérité. Certains disent même :
« Si je devais avoir la tchatche pour faire de la vente, je ne servirais à rien; aucune chance ».
La nécessité de se libérer de la responsabilité de leurs actions apparaît, telle que nous
le disions, comme une autre stratégie pour tenir bon au travail. Quelques verbalisations le
montrent nettement :
« Les gens continueront d’appeler pour dénoncer des collisions, des morts, il va y en avoir
toujours et les appels pour annuler les assurances auto ne s’arrêteront jamais » ;
« Tu n’es qu’un de plus parmi d’autres et tu fais partie de ce groupe qui répond aux
personnes qui appellent, tu dois voir jusqu’où tu vas t’impliquer et jusqu’à quel point tu vas
t’impliquer » ;
« Quand tu penses que tu en es responsable ça te fait mal, mais après tu te rends compte que
tu n’en es nullement responsable » ;
« En fin de compte on m’insulte ; on me dit que la putain bla, bla, bla ne le couvre pas, et
non, c’est vrai, votre police ne vous couvre pas ; quand vous l’avez prise, on a dû vous
prévenir ou peut-être pas, mais vous avez la police d’assurance chez vous et vous pouvez lire
ce qu’elle assure ou non, alors si vous voulez m’emmerder, faites-le, moi je vous écouterai » ;
« Ici nous sommes tous pareils, si c’est moi qui réponds, c’est moi qu’il insulte mais si c’est
un autre, c’est l’autre qu’il insulte, il n’y a de préférence pour personne ».
( c ) Les conséquences de cette situation de travail
Toute une série de commentaires avait trait à l’adaptation au travail liée au
« durcissement » sous des formes diverses :
« On devientplus intolérant, peut-être avant je tolérais certaines choses que je ne tolère plus
aujourd’hui » ;
« Avant je ne le faisais pas attendre (celui qui appelle), maintenant j’ai essayé et je le fais
attendre » ;
« Je suis plus intolérant dans le sens que c’est toujours la même chose. C’est très monotone,
très constant » ;
« La gestion, les procédés sont les mêmes » ;
« Il m’est arrivée au début de quitter le travail très découragée parce que tous ceux qui
appelaient m’insultaient ».
Parmi les conséquences pour leur vie personnelle et ce que le travail leur a appris, ils
disent :
« Il y a quelques jours, une femme a appelé pour annuler sa police d’assurance parce que la
cotisation mensuelle était trop élevée, et moi, au lieu de lui dire oui Madame, votre voiture ne
vaut pas beaucoup et votre assurance est très élevée, je lui dis mais Madame, pensez-y, s’il
vous arrive un accident et qu’il y a des personnes blessées, nous vous dédommageons de la
responsabilité civile pour trois millions de pesos, vous savez, c’est beaucoup d’argent.
Finalement, on lui dit la même chose, on tourne autour de l’histoire, mais la conclusion est la
même » ;
« J’ai appris à passer le contrat au peigne fin, à lire entre les lignes».
Parmi les conséquences positives du travail, ils soulignent :
« L’horaire est ce qu’il y a de mieux.Et vraiment,si on compare avec d’autres call centers,
c’est pas mal » ;
Du point de vue du vivre ensemble, certaines interventions s’avèrent très
intéressantes :
« Si on voit que tu es mal, on te demande comment tu vas, s’il t’arrive quelque chose, si tu
veux quitter le téléphone, si tu veux parler, ils font toujours très attention à toi pour que tu te
sentes bien et pour que tu fasses bien ton travail » ;
« Dans notre secteur, nous sommes six, nous connaissons tout de tous, nous prenons du maté
ensemble, parce qu’on se voit tous les jours (…) si le travail est pénible et qu’en plus tu ne
t’entends pas bien avec tes camarades ou tu ne parles pas avec eux, alors tu n’as rien de bon
dans ton travail ».
Le panorama dans lequel le travail du téléopérateur se développe devient maintenant
plus clair. Un travail qui pourrait souvent être assimilé au travail à la chaîne du XXIème
siècle mais qui cache des processus de pensée complexes pour pouvoir résoudre les
problèmes de ceux qui appellent. Dans le prochain chapitre, nous présenterons les deux
centres d’appels (l’un public, l’autre privé) argentins où l’on a effectué un travail de terrain à
partir d’une évaluation des risques psychosociaux et au moyen de l’approche de la PDT.
Chapitre 5. Les résultats obtenus avec la méthodologie
Dans le document
Organisation du travail et souffrance psychique dans les activités de service : le cas des centres d'appel en Argentine
(Page 144-149)