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Chapitre 5. Les résultats obtenus avec la méthodologie quantitative

5.1. Le centre d’appels public

Le contact center étudié appartient à une administration publique fiscale de province

en charge du recouvrement des impôts argentins. Le contact center (appelé initialement call

center) a été crée en 2006 dans le cadre d’une série de mesures visant à optimiser le

recouvrement des impôts et à faciliter les démarches des contribuables en leur donnant la

possibilité de payer, via internet, avec leur carte de crédit, plutôt que d’avoir à se rendre

personnellement à la banque. Cette modalité se répend presque simultanément dans plusieurs

administrations fiscales de province au moment de la reprise économique faisant suite à la

crise économique et à la situation de default de 2001. Avec le redressement économique, le

principal moyen de financement public provient des impôts générés par l’activité économique

nationale et non plus des revenus des prêts (par génération de dette internationale ou par le

biais de privatisations) comme c’était le cas dans les années 1990 en Argentine. Durant cette

période, l’administration ici étudiée devait faire évoluer le travail pour percevoir un maximum

d’impôts. Il s’agissait d’un des tous premiers call centers appartenant à une administration

fiscale de province. Au moment de sa création, ses opérateurs étaient encore étudiants à la

Faculté d’Economie de l’université publique nationale de la ville dont elle dépendait, et le

personnel hiérarchique faisait partie du personnel effectif de l’administration.

Le premier contact avec ce call center s’est réalisé alors que nous menions des études

ergonomiques avec le sociologue Alfredo Vota de 2007 à 2009, dans les limites du

Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Il s’agissait d’un programme

d’amélioration des conditions de travail des fonctionnaires publics. Nous les avons contactés

tout au début de la période d’observations de l’activité, dans le cadre de la recherche

doctorale. Ils nous ont reçus très amicalement, sans émettre aucune demande particulière.

À l’occasion de nos premiers entretiens, j’ai appris qu’ils avaient déménagé de leurs

bureaux originaux, situés au Ministère de l’économie provincial, et qu’ils avaient traversé un

conflit syndical très fort pendant deux ans. Comme nous l’avons déjà dit, la totalité des

téléopérateurs avaient commencé à travailler comme stagiaires de l’Université où ils faisaient

leurs études en sciences économiques. Pour beaucoup d’entre eux, ces contrats s’étaient

prolongés et donc renouvelés. Quelques uns obtenaient un diplôme et, ne pouvant plus

renouveler leur stage, partaient à la recherche d’autres possibilités de travail. D’autres, en

revanche, préféraient renoncer à leur diplôme pour conserver leur emploi ou terminaient leurs

études et s’inscrivaient dans un autre cursus de la même faculté pour maintenir leur statut

étudiant. Une mobilisation syndicale accrue durant ces années a conduit le Ministère à

modifier le statut de plusieurs stagiaires en employés temporaires, pour les faire évoluer

ensuite en employés permanents. Ce processus était encore d’actualité au moment où nous

avons administré les protocoles. Une conjoncture plutôt familière dans l’administration

publique où les travailleurs occupent des postes précaires très longtemps avant d’obtenir un

statut de fonctionnaire.

Ce call center présentait cette particularité d’avoir parmi ses opérateurs une majorité

d’étudiants ou de jeunes diplômés ayant terminé leurs études pendant ces dernières années. La

plupart d’entre eux venaient de différentes provinces du pays et s’étaient déplacés vers la ville

universitaire où se trouvaient les bureaux du call center pour leurs études. Comme le centre

répondait aux consultations des contribuables, employer des comptables ou des spécialistes en

gestion d’entreprises bénéficiait largement à l’administration qui offrait une bonne qualité de

service. Par ailleurs, depuis sa création, les conditions de travail de l’entreprise semblaient

très détendues, probablement du fait d’une lutte syndicale partagée.

Ce call center prenait en charge les problèmes de sa propre administration et non pas

d’administrations tierces, comme le font de nombreux centres d’appels.

En 2012, à notre demande, une série de journées d’observation de l’activité de travail

ont été réalisés et des questionnaires administrés auprès de 15 opérateurs du centre d’appels.

La version finale du questionnaire est présentée telle qu’elle en Annexe 2. En 2013,

l’échantillon a été complété par cinquante opérateurs. Tous avaient alors une ancienneté de

plus d’un an à leur poste. Et parmi eux, certains opérateurs affichaient plus de 5 ans

d’ancienneté au téléphone. Nous avons administré un questionnaire à chaque travailleur (voir

protocole complet dans l’annexe 2). Le protocole comprenait un questionnaire

sociodémographique rédigé ad hoc avec des questions sur le travail dans un call center à

partir de la lecture de recherches préalables en psychodynamique du travail, un questionnaire

ISTAS 21, sur les facteurs psychosociaux au travail, ainsi qu’une échelle APS-R, pour évaluer

les éventuels traits de perfectionnisme et identifier leur possible incidence lors de situations

de stress au travail. Une garantie de confidentialité de toutes les informations fournies dans le

cadre du protocole fut annoncé dès le départ. Chaque participant était volontaire et consentant

et répondait aux questionnaires pendant les heures de travail.

Nous avons, ensuite, mené une séance en groupe en accord avec la modalité des focus

groups, c’est à dire par groupes de 5 à 7, afin de débattre certains points issus de l’enquête

quantitative. Nous avons ouvertement sollicité leur opinion sur le travail, sur la tâche prescrite

et sur les situations que le réel leur présentait, ainsi que sur les stratégies qu’ils développaient

pour travailler, dans le but de corroborer ou démentir nos hypothèses initiales, à savoir que le

décalage entre ce qui est prescrit (souvent très rigide) et le réel, dans le cas des call centers,

contraint les travailleurs à offrir un service de qualité.

Le call center de cet organisme de province disposait de scripts peu scénarisés, et

relativement flexibles. L’équipe de travail affichait un grand sens de l’appartenance et une

grande capacité à s’adapter. Il nous a semblé intéressant de retranscrire ici quelques

verbalisations ou verbatim des opérateurs à ce sujet.

En ce qui concerne les scripts langagiers, plusieurs opérateurs avançaient : « Ici nous

devons respecter les instructions qui nous disent comment faire. Tout est normé. Quand nous

sommes sur écoute, le résultat peut ne pas être conforme, ce que font ceux du secteur de

qualité ». Tant les scripts que la recherche d’informations dans le système font obstacle à un

service de qualité. L’information est mise à jour à tout moment et change sans arrêt de place

dans le système. Si bien que les téléopérateurs doivent constamment aller puiser l’

information dont ils ont besoin ou dont ont besoin leurs clients dans les scripts, et les

« wikis » internes ou sites intranet. Un opérateur interrogé confie : « Il est important de savoir

chercher l’information dont nous avons besoin, il y a des réseaux, et les normes changent, il y

a beaucoup d’information ». Ces prescriptions rigides sous forme de scripts langagiers et

d’informations à aller chercher dans l’intranet s’accompagnent d’un style déterminé de

communication mettant en avant l’organisation qui les engage. « Ici, on nous dit qu’il faut

porter les couleurs de l’entreprise, je ne peux pas en dire du mal ». Cette prescription ne fait

pas seulement référence aux mots qu’il faut employer mais aussi à assumer personnellement

ce que l’on dit au nom de l’entreprise ou de l’organisme. Bien que de manière moins rigide

que les scripts, les opérateurs reçoivent, dans le cadre de leur formation, des conseils sur la

façon dont ils doivent maîtriser leurs émotions et sur le ton à adopter dans leurs conversations.

Pour garder la situation bien en main, les opérateurs nécessitent le soutien de leurs collègues.

Une opératrice confiait : « On m’a reproché de perdre facilement mon sang froid . J’essaie

de rester calme, de prendre les choses tranquillement. Au début, j’avais toujours un collègue

qui me soutenait. Ce n’est plus le cas, parce que je suis censée contrôler la situation. »

Les stratégies qu’utilisent les opérateurs pour convaincre entrainent parfois un

véritable dilemme éthique. Une opératrice signale : « Je mets l’accent sur le bon sens. Si le

client me dit qu’il n’a pas reçu la facture et que donc il ne va pas payer. Je lui réponds qu’à

sa place, je paierais pour éviter d’avoir en plus à payer les intérêts». D’autres opérateurs

prétendent que « ce n’est pas un travail car il faut mentir tout le temps ».

Quant aux conséquences du travail sur la vie quotidienne, un opérateur remarque que

«lorsque je ne suis pas au travail, je décroche de ce qui se passe ici » ; alors qu’un collègue

avoue « quand j’ai commencé à travailler ici, j’angoissais. Maintenant ce n’est plus comme

ça. C’est épuisant parce qu’il y a des gens très agressifs ».

Dans les deux centres étudiés, régnait une ambiance plutôt informelle, appréciée du

personnel. L’un des opérateurs déclare « Avant je ne buvais pas de maté, maintenant oui. On

m’invite et je ne dis jamais non ». Le rôle du collectif dans les deux centres d’appels s’est

imposé comme essentiel à la stabilité ou même à la durabilité des équipes. La tradition

argentine du maté (boisson traditionnelle qui se partage) y était très présente, et tout le

personnel, opérateurs et superviseurs confondus, l’avaient adoptée. Même si chaque opérateur

travaillait seul dans son box, ses collègues l’appelaient pour lui proposer un maté. Le maté

endossait un rôle très social et fédérateur, bien au-delà du rôle que pourrait jouer la pause

café.

Voyons maintenant le cas du call center privé.