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Chapitre 4. Observations sur l’activité dans des call centers en Amérique Latine et

4.6. Le déclic de la banalisation

En ce qui concerne les mécanismes défensifs contre la souffrance que produit la

période d’adaptation lorsqu’il faut répondre aux appels, les opérateurs ont reconnu, dans

presque toutes les sessions des focus groups, que pour ceux qui n’avaient pas démissionné

lors de cette période d’adaptation, il y avait eu un moment où ils avaient eu un « déclic ». Ce

déclic, disent-ils, leur permet de réduire quelque peu ce malaise. Ceux qui avaient participé

aux focus groups avaient plus d’un an d’ancienneté. Ils avaient donc dépassé cette période

pendant laquelle ils étaient nombreux à démissionner, ou bien ils n’avaient pas continué à

travailler après la période d’essai. Lorsque nous avons essayé d’en savoir plus, ils ont raconté,

de manières différentes, que ce qui leur a permis de réduire leur niveau de symptomatologie

psychopathologique a été le fait d’assumer que s’ils voulaient faire ce travail, ils leur fallait

alors accepter qu’ils devaient infliger de la souffrance à d’autres, chercher des justifications

en dehors d’eux-mêmes et de leur responsabilité. C’est ce qu’on appelle des rationalisations

(Rolo, 2012) : « C’est ce qu’il faut faire et point », « si je ne le faisais pas, un autre le

ferait », « ce n’est pas moi qui fais du mal à celui qui appelle, c’est l’information qui est

écrite dans les scripts ». Ils reconnaissent que ce qu’on leur demande de dire n’est pas

toujours la meilleure solution aux problèmes de l’organisation ou de l’usager. Ils disent

cependant qu’ils l’acceptent à cause des contrôles ou du rôle qu’ils doivent jouer. Ce sont des

manœuvres, disent-ils, qu’ils ne mettraient pas en pratique avec leur famille ou leurs amis,

mais qu’ils utilisent certes avec ceux qui appellent. Ce déclic dont parlent les opérateurs

consiste en un ensemble de stratégies de défense, en relation avec la souffrance éthique et

l’akrasia. Tel que nous l’expliquions au chapitre 2 au moment de présenter l’abordage de la

PDT, accepter de réaliser quelque chose qui fait mal à autrui et qui n’apparaît pas comme la

meilleure solution possible pour celui qui appelle, surtout en sachant qu’il existe une

alternative meilleure, suppose d’ assumer un élément qui rend instable et fragilise l’opérateur.

Pour tenir, il a besoin de développer des stratégies de défense lui permettant de se

déresponsabiliser de ses conduites. En Argentine et ailleurs dans le monde, il est

particulièrement intéressant de constater que nous acceptons, à travers le travail et malgré la

souffrance éthique que suppose la situation, de réaliser des tâches que nous réprouvons

moralement. Depuis le retour à la démocratie et jusqu’en 2003 nous avons mené un débat

politique profond autour de la loi dite d’obediencia debida (obéissance due) qui a empêché

entre 1990 et 2003 de juger et de punir les militaires génocides sous prétexte qu’ils ne

faisaient que respecter les ordres venus de leurs supérieurs. Nous ne pourrons approfondir

cette hypothèse en ce qui concerne ce travail quoiqu’il nous paraisse important de montrer

comment bon nombre de ceux qui appuient le jugement aux militaires qui ont exercé la

torture, soutenant que faire le mal à autrui ne peut aucunement se justifier par le fait d’être

tenu de respecter les ordres des supérieurs dans le contexte du travail, fonctionnent par la suite

sous ce même principe dans leur travail quotidien, même s’il s’agit en l’occurrence,

convenons-en, d’un mal moindre.

Puisque moi je ne suis pas responsable de ce que je suis en train de dire à l’autre, le

responsable en étant le système, l’entreprise ou l’État, je peux continuer à fournir aux autres

des renseignements qui ne correspondent pas toujours à ce qui les aiderait mieux. Cette

« carapace » qu’ils développent défensivement pour pouvoir soutenir l’emploi dont ils ont

besoin leur permet, en se libérant de la responsabilité de leurs propres actions, d’assumer une

situation qui autrement génèrerait chez eux de la souffrance.

Il y a d’autres conséquences sur les travailleurs des call centers qui, d’après les

téléopérateurs expérimentés, se développent chez certains avec l’ancienneté. Certains se

plaignent d’être « plusimpératifs », d’avoir « moins de patience » ou bien « d’être plus durs

dans la façon de nouer des relations avec les autres ». Ils considèrent que ce « durcissement »

dans leur rapport avec les autres est une conséquence directe des longues heures passées à

parler à tant de monde et de la nécessité d’avoir à expliquer des situations complexes sous des

contraintes très fortes (les scripts, la pression du temps, les écoutes). En quelque sorte, cette

souffrance qu’ils éprouvent eux-mêmes en tant que travailleurs (« si je veux ce travail, je dois

l’accepter ») ils la transmettent à ceux qui appellent. D’une certaine manière, s’ils ont assumé

des situations douloureuses, et si pour pouvoir tenir bon ils se sont vus obligés de banaliser

certains aspects de ce qui les faisait souffrir, ils attendent que ceux qui appellent acceptent que

certains aspects du service, ne répondant pas toujours à leurs attentes, les énervent ou les

affligent. J’estime que ce durcissement qu’ils disent éprouver à l’égard des autres est lié au

mécanisme par lequel la souffrance des autres doit être acceptée et assumée sans y penser.

Nous sommes donc face à un double mouvement de déresponsabilisation à partir de la

souffrance éthique. Ce ne serait pas seulement un mouvement défensif du type « je ne suis

pas responsable du mal que je cause, c’est le système ou l’employeur qui écrit les scripts »

mais aussi « ce n’est pas moi qui suis responsable, même si je vends un produit de mauvaise

qualité, c’est celui qui accepte de l’acheter sans lire le contrat entre les lignes, c’est le

client ».

Après la période d’« adaptation », ils se déclarent moins troublés par les agressions.

En revanche, ils reconnaissent les conséquences de ce travail répétitif lorsqu’ils racontent

qu’en répondant, par exemple, au téléphone chez eux, ils disent la même phrase qu’ils

utilisent au travail, de manière analogue à ce que Le Guillant et al. décrivaient quand ils

présentaient la névrose des téléphonistes (1956).

Est-ce que la souffrance psychique disparaît lorsqu’elle est banalisée, ainsi que celle

de celui qui appelle ? Il semblerait que les opérateurs qui réussissent à avoir ce « déclic » et à

ne pas souffrir ainsi du mal qu’ils infligent à d’autres ne perçoivent pas qu’ils ont mis en

place cette défense et ne jugent pas négatif ce « durcissement » face à la souffrance des autres.

Quelles sont les causes de cette banalisation ? Le plus surprenant c’est que la

population qui réalise ce type de travail est une population qui a de grandes chances de se

retrouver dans les mêmes situations que ceux qui les appellent. Cependant, quand ils parlent

des usagers, il semblerait qu’ils parlent de gens d’une autre classe ou d’une autre catégorie, à

laquelle ils n’appartiendraient pas. Et nous considérons que c’est là l’une des principales

stratégies de défense à partir de laquelle ils peuvent soutenir et banaliser la dissimulation de

l’information ou le mensonge.

Il est intéressant de voir que plus un téléopérateur estime que son interlocuteur lui

ressemble, plus il lui devient nécessaire de prendre de la distance afin d’éviter de culpabiliser

des dommages qu’il peut lui causer ou de ne pas être en mesure de fournir une solution à son

problème. Nous verrons comment, dans la recherche en PDT que nous présentons au chapitre

6, lorsque les téléopérateurs répondent aux appels des Allemands, la situation qui se présente

ne les inquiète pas autant, ils n’ont pas non plus l’impression que leur travail ait autant de

sens. Par contre, ils accordent plus d’importance à la situation lorsqu’ils répondent aux appels

des compatriotes et ils ressentent beaucoup plus de souffrance lorsqu’ils se voient obligés à

mentir ou qu’ils sont empêchés d’offrir un bon service. C’est de ce fait qu’ils cherchent à s’en

distancier et à chercher des excuses pour ne pas se sentir responsables du dommage qu’ils

peuvent causer dans le contexte du travail. Nous avons appelé cela le déclic de la banalisation.

Nous reviendrons plus tard sur la question de la souffrance éthique.