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Quartiers,  ateliers  et  espaces  ouverts  dans  la  prison  :  organisation  de  l’espace  de  vie

a. À l’opposé du panoptique de Bentham. Plan de la prison Chorrillos I.

Le panoptique dessiné par Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle est un modèle architectural qui représente le moyen d’effectuer une surveillance permanente du moindre recoin de l’établissement carcéral qui serait construit selon ses principes (Bentham 2002). Édifiée en 1952, la prison de femmes de Chorrillos n’est pas construite selon ce modèle, mais sur un autre qui rappelle celui du couvent ou de l’école pour jeunes filles. Considérant que le Président Odría, qui ordonna sa construction, a voulu suivre le « principe moderne qui considère les établissements carcéraux comme des centres de rééducation et de réadaptation sociale » (Odría 1952 : 10), plusieurs espaces ont été initialement prévus pour les loisirs et le travail des femmes qui y seraient détenues. Contrairement à certaines prisons pour hommes comme celle de Castro Castro, construite dans les années 1960 sur le modèle du panoptique, le plan architectural de Chorrillos I permet d’exercer un contrôle sur les femmes qui rappelle celui qui était exercé jusqu’alors par les autorités religieuses : il ne s’agit pas tant de punir les femmes délinquantes que de les rééduquer et de les réadapter à la vie en société. Quoique le Président Odría s’appuie sur un argument de modernisation, il s’agit en réalité de poursuivre les pratiques anciennes de rééducation des femmes délinquantes, mais dans un cadre qui se veut plus humain et dans des conditions qui ne soient plus « déplorables » (Odría 1952 : 10). À travers la construction de cet établissement et le choix effectué pour son architecture, on assiste à la reproduction de l’ancien modèle d’enfermement réservé aux femmes.

b. Organisation officielle et officieuse des espaces d’habitation.

Les trois pavillons réservés à l’hébergement des femmes comptent chacun trois étages, munis d’une salle de télévision et d’une salle de bains. Avec quelques disparités, ces salles comptent en moyenne quatre compartiments de W.-C. et cinq douches individuelles, ainsi qu’un grand évier collectif qui sert au brossage de dents comme au nettoyage de la vaisselle. La loi pénale stipulant qu’il est nécessaire de séparer les récidivistes des délinquants qui connaissent leur première incarcération, les espaces d’habitation s’organisent officiellement comme suit : le pavillon A est réservé aux détenues en attente de jugement, le pavillon B est réservé aux détenues condamnées et le pavillon C est réservé aux récidivistes. Un pavillon indépendant de deux étages est destiné aux visites intimes. Il existe enfin un autre espace, le pavillon de prévention, qui est situé près des bureaux administratifs et abrite les femmes durant les premiers jours de leur détention, en attendant que les autorités les affectent à un pavillon.

La population carcérale a connu une croissance démesurée au cours des trois dernières décennies. Depuis les années 1980, le nombre de femmes derrière les barreaux ne cesse d’augmenter. Initialement prévue pour accueillir 300 personnes, ce sont environ un millier de détenues qui se partagent aujourd’hui les espaces d’habitation de Chorrillos I. Cette évolution a obligé les autorités à flexibiliser la répartition de la population carcérale initialement prévue et à effectuer une réorganisation des différents quartiers de la prison. Aujourd’hui, le rez-de-chaussée du pavillon A abrite exclusivement les détenues qui ont eu un enfant en détention et vivent avec lui dans la prison. Les deuxième et troisième étages de ce pavillon abritent de nombreuses étrangères et des détenues indifféremment condamnées ou en attente de jugement. Le pavillon B abrite une population semblable à celle des étages 2 et 3 du pavillon A. Le pavillon C abrite d’une part les personnes malades et/ou handicapées au rez-de-chaussée, et d’autre part les détenues âgées en bonne santé ainsi que les récidivistes dans les deux autres étages. Il est très rare qu’on y trouve des étrangères. Enfin, le rez-de-chaussée du pavillon destiné aux visites intimes sert aujourd’hui à héberger des femmes enceintes ainsi que les détenues problématiques comme les délatrices, les femmes qui ont trafiqué de la drogue dans la prison ou encore les détenues présentant de graves troubles mentaux. Le deuxième étage de ce pavillon demeure destiné à l’usage qui lui était initialement réservé. Enfin, les salles de télévision situées à l’extrémité de chaque étage ainsi que les couloirs sont envahis par des lits superposés ou encore des matelas individuels qui sont rangés le long des

murs ou sous d’autres lits durant la journée (voir photo nº5.1.). De même, dans les cellules sont placés en moyenne deux lits superposés sous lesquels peuvent être rangés des matelas qui ne sont sortis que le soir (voir photo nº5.2.). L’organisation initiale des espaces d’habitation a donc été entièrement révisée pour s’adapter à une réalité chaque jour plus encombrante.

Photo nº5.1. : Jusqu’en 2007, de nombreuses détenues dormaient dans les couloirs de chaque étage. Par la suite, des lits superposés y ont été installés.

Photo nº5.2. : Entre cinq et six femmes partagent des cellules de 9 à 12m2.

c. Les ateliers de travail et l’usage des patios.

Les ateliers de travail sont répartis dans plusieurs zones de la prison et occupent des espaces de taille diverse selon les outils qui y sont employés. L’atelier de cosmétique - ou salon de beauté - et l’atelier de céramique sont situés à côté de la chapelle et donnent sur le patio principal. C’est également dans cette zone que se trouve la salle d’informatique. De l’autre côté du patio principal, séparé du reste de la prison par un grillage, se trouve l’atelier de laverie et de repassage. Cet emplacement permet aux professeures de l’INPE de recevoir du linge de l’extérieur, via une échoppe avec pignon sur rue, afin de le confier aux intégrantes de l’atelier. Au fil du couloir qui longe les pavillons se trouvent également deux ateliers où sont disposées des machines à tricoter industrielles dans l’un et des machines à coudre dans l’autre. Dans le patio nº275, situé entre les pavillons B et C, sont installées plusieurs tables où s’étale durant la journée le matériel nécessaire à l’atelier de travaux manuels : cuir, bois, colle, peinture et autres fournitures servant à l’élaboration de sandales, miroirs, vêtements peints à la main et bijouterie fantaisie, entre autres. Au fond de ce même patio se côtoient l’atelier de boulangerie-pâtisserie, logiquement situé près des cuisines où sont préparés les repas communs, et l’atelier d’activités manuelles variées, où l’on trouve de nouveau des machines à coudre et où sont notamment fabriqués peluches et coussins. Face à ce patio s’en trouve un autre, le nº3, qui abrite l’atelier dit de gastronomie. Il s’agit d’un espace où les intégrantes de l’atelier préparent des plats cuisinés qui sont vendus aux détenues ou aux visiteurs par l’intermédiaire d’autres détenues qui font office de serveuses.

La distribution géographique des ateliers révèle à quel point l’espace initial de la prison a été remodelé et adapté à la réalité carcérale au fil du temps. Les patios ont peu à peu été conquis par des espaces de travail, à mesure que la demande augmentait, au gré d’une population chaque fois plus nombreuse. Hormis les patios nº 2 et 3 situés à l’arrière de la prison, le patio nº1, situé entre les pavillons A et B, sert à la pratique de sports comme le volleyball ou la gymnastique. Différentes marques au sol indiquent des repères de terrains sportifs et des compétitions s’y organisent régulièrement. Enfin, le patio principal, autour duquel s’articulent l’administration, la chapelle, l’auditorium, la bibliothèque, l’infirmerie et la crèche, est un espace où s’effectuent les visites – l’accès aux autres patios et aux pavillons étant soigneusement gardé ces jours-là - et dont les détenues peuvent disposer durant les                                                                                                                

75 La numérotation des patios n’est pas utilisée dans la prison, mais elle me semble un outil nécessaire au repérage des personnes qui ne connaissent pas l’espace décrit.

autres jours pour pratiquer un sport individuel ou encore tricoter, manger ou s’adonner à leurs loisirs.

d. Des espaces qui échappent au contrôle : la bibliothèque, la chapelle, et l’auditorium.

Au quotidien, la surveillance des quelques mille détenues est à la charge de 25 gardiennes qui sont essentiellement postées à l’entrée de la prison et dans les patios. Au vu de ce chiffre minime, il est aisé d’imaginer que la prison telle qu’elle vient d’être décrite présente donc plusieurs espaces qui échappent au contrôle des autorités. Dans les pavillons, la surveillance officielle peut être relayée par des détenues qui représentent alors un risque pour celles qui prétendent s’adonner à des pratiques interdites telles que la consommation de drogue ou les relations sexuelles. Les détenues qui coopèrent de cette manière avec les autorités espèrent retirer un bénéfice quelconque de cette pratique. Il s’agit là de modalités que je détaillerai plus tard. À l’opposé, certains espaces confèrent une relative intimité pour les détenues qui la recherchent, quel que soit leur motif. La bibliothèque, la chapelle et l’auditorium, de par leur fonction, représentent avant tout des lieux calmes et relativement ordonnés. Leur accès est contrôlé par les gardiennes, mais les pratiques de corruption permettent à certaines détenues de s’y retrouver en toute tranquillité, notamment afin d’avoir des relations sexuelles. Par exemple, dans la bibliothèque n’exerce qu’un seul professionnel, assisté de deux ou trois détenues bénévoles. Lors d’un entretien informel, l’une d’entre elles m’a raconté comment elle a négocié avec le bibliothécaire afin de pouvoir se retrouver seule avec sa petite amie dans cet espace fermé durant la pause déjeuner. Moyennant un paiement de S./100, elle a ainsi pu avoir une relation sexuelle dans un espace qui se dérobe aux yeux des autorités et des autres détenues, sans risquer de se faire prendre. Une autre détenue m’a relaté une anecdote semblable : moyennant corruption d’une gardienne, elle a pu avoir des relations sexuelles dans la chapelle. Enfin, j’ai connu le cas de deux autres détenues qui avaient pénétré dans l’auditorium afin d’y trouver un peu d’intimité. Celles-ci ayant enfreint les règles sans passer par un acte de corruption, elles ont été dénoncées par d’autres détenues, ce qui leur a valu une peine de mitard. Finalement, le manque de moyens humains de l’institution pénitentiaire, le modèle architectural de la prison ainsi que les pratiques de corruption permettent aux détenues d’accéder à certains espaces depuis lesquels elles échappent au contrôle officiel. Cependant l’accès à ces espaces est hautement conditionné par

un pouvoir économique ; ils demeurent par conséquent réservés aux détenues privilégiées qui ont les moyens économiques d’y accéder.