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Le  contrôle  des  femmes  «  déviantes  »  pendant  l’ère  républicaine

a. Le contrôle de la déviance des femmes.

Dans son ouvrage Outsiders, Howard Becker définit la déviance comme « le produit d’une transaction effectuée entre un groupe social et un individu qui, aux yeux du groupe, a transgressé une norme » (Becker, et al. 1985 : 33). La déviance résulte fondamentalement de deux variables. Elle est d’abord conditionnée par l’établissement d’une norme ou d’une loi, et ensuite à la réaction d’un groupe face au manquement d’un individu à cette norme ou cette loi. Ainsi, comme le souligne Becker, elle est la « propriété non du comportement lui-même, mais de l’interaction entre la personne qui commet l’acte et celles qui réagissent à cet acte » (Becker, et al. 1985 : 38). La déviance est donc une construction sociale, le « résultat du processus d’interaction entre des individus ou des groupes » (Becker, et al. 1985 : 187). Il semble alors légitime, pour étudier la déviance, de se demander : qui établit les normes et les lois ? Qui est susceptible de les enfreindre ? Ce cadre théorique beckerien permet d’étudier la construction de comportements sociaux déviants dans le cadre d’étude qui est le mien. Qui établit les normes qui définissent, par opposition et transgression, un comportement déviant, et qu’est-ce qui définit la déviance particulière des femmes ?

Au début du XIXe siècle, la jeune république péruvienne et particulièrement la société liménienne sont profondément marquées par l’empreinte morale catholique héritée de la Conquête. À l’époque coloniale, il existait une tradition d’enfermement des femmes déviantes par le biais du « recogimiento ». Van Deusen définit le recogimiento comme

« un précepte de nombreux penseurs de l’Église espagnole pendant le XVe et le XVIe

siècle, [qui] a servi de modèle fondamental de conduite de vie d’un individu. En tant qu’institution, le recogimiento, basé sur des principes éthiques chrétiens, fut utilisé de façon plus large, avec de nombreuses fonctions au sein de l’univers séculier » (Van Deusen 1990 : 250).

L’une de ces fonctions est le contrôle social de certaines populations et par conséquent la sanction de leurs modes de vie.

« Avec des moyens semblables à ceux qui sont employés pour exercer un contrôle sur les éléments considérés marginaux dans la société espagnole, spécialement les femmes et les enfants, les autorités espagnoles des Indes ont tenté d’imposer des concepts connus pour éduquer les peuples indigènes qu’ils allaient gouverner. L’idéal du recogimiento – comme chemin vers la perfection - est devenu « le recogimiento comme école », un moyen pour éduquer les populations indigènes et métisses aux coutumes espagnoles » (Van Deusen 1990 : 257-58).

Cette méthode, applicable à toutes les classes sociales et raciales de la société, s’appliquait essentiellement aux femmes indigènes. Celles qui ne suivaient pas le comportement vertueux imposés par les codes moraux catholiques s’exposaient à ce que les autorités ou un parent masculin les obligent au recogimiento.

À la lumière de ces principes, si l’on recourt de nouveau à Becker selon qui « le caractère déviant, ou non, d’un acte donné dépend en partie de la nature de l’acte (c’est-à-dire de ce qu’il transgresse ou non une norme) et en partie de ce que les autres en font » (Becker, et al. 1985 : 37), le caractère moralement vertueux ou potentiellement déviant des femmes, et particulièrement des Métisses et des Indigènes, est donc défini exclusivement par les critères chrétiens des autorités espagnoles. Ces critères qui définissent les normes et les lois sont définis aux dépens des critères moraux de l’Autre, soit des populations colonisées.

Le ciblage de cette frange de la population par les politiques coloniales de contrôle social permet de distinguer un premier élément de contrôle déterminant : le facteur racial. En effet, pour poursuivre l’analyse de la déviance de Becker, « la tendance à traiter un acte comme déviant dépend aussi des catégories respectives de celui qui le commet et de celui qui s’estime lésé par cet acte. Les lois s’appliquent tendanciellement plus à certaines personnes qu’à d’autres » (Becker, et al. 1985 : 36). Dans le cas étudié ici, les catégories d’acteur déviant et d’acteur offensé sont définies selon des critères raciaux et genrés : les femmes non-blanches constituent la large majorité de la population condamnée au recogimiento pour avoir enfreint les codes moraux ; ces codes et cette forme de contrôle sont définis par les hommes blancs au pouvoir.

Si le recogimiento a surtout servi au début de la Conquête (1550-1580) comme un mécanisme institutionnel pour traiter le problème du métissage, il a également servi à éduquer selon les principes chrétiens les jeunes filles abandonnées ou illégitimes, dans le but de les préparer au mariage. Le bâtiment San Juan de la Penitencia de Lima a fonctionné dans ce but, sous les ordres des sœurs franciscaines, jusqu’en 1576. Ironiquement, l’institution déménage ensuite à côté de la prison de Lima (Van Deusen 1990 : 270).

b. La modernisation du système pénal péruvien.

Modernisation de l’État péruvien et permanence des hiérarchies raciale et sociale.

Les modèles étatiques européen et nord-américain ont largement influencé la formation de l’État péruvien dans de nombreux domaines. Parmi ces influences, la modernisation du système pénal effectuée par Paz Soldán au milieu du XIXe siècle s’inspire d’un modèle observé aux Etats-Unis (Aguirre 1995 : 355) pour l’ordonnance de la construction de la Penitenciaría de Lima, la première prison péruvienne construite selon le principe moderne du panoptique développée par l’Anglais Bentham à la fin du XVIIIe siècle (Foucault 1993 : 201-208). Dans ses travaux historiques, Aguirre souligne que les femmes ne représentaient qu’une minorité des personnes détenues à la Penitenciaría : en 1891, elles n’étaient que 19 femmes pour 300 hommes (Aguirre 2003 : 209). Or il est intéressant de se pencher sur les caractéristiques raciales des femmes détenues dans cette prison, et dans celles qui ne tardèrent pas à être aménagées à Lima, ainsi que sur les spécificités des quartiers qui les abritaient.

Le nouvel État péruvien hérite de discours et de pratiques coloniales racistes qui « contribuent à former une mentalité punitive extrême et autoritaire » (Aguirre 1995 : 350). Ainsi, la permanence des hiérarchies raciales et sociales issues de l’ère coloniale n’a fait que renforcer un système de domination basé sur la couleur de la peau et l’origine sociale (Aguirre 1995 : 350). Or, si la Penitenciaría était censée représenter la modernisation et le progrès, Aguirre soutient qu’elle « reproduisait dans sa conception des valeurs racistes et hiérarchiques profondément enracinées » (Aguirre 1995 : 359). Trazegnies accuse ainsi l’état péruvien de « modernisation traditionnaliste », soit, comme l’explique Aguirre, « un projet modernisateur qui éludait le changement social, conservait les sources traditionnelles de pouvoir et de privilège, et imitait les modèles européen et nord-américain » (Aguirre 1995 : 366). Si le jeune État péruvien s’était inspiré de l’Europe et des États-Unis, n’était-ce finalement pas un choix scient qui occultait derrière des principes de progrès et de modernité le moyen pour les dirigeants issus de l’élite créole blanche de conserver les structures de pouvoir mises en place durant l’époque coloniale ?

Les statistiques concernant la population pénitentiaire de la prison de femmes Saint Thomas, inaugurée à la fin du XIXe siècle, révèlent les caractéristiques ethniques et raciales des femmes qui y sont détenues. D’après les archives nationales, Aguirre indique ainsi qu’en 1893, quarante et une femmes étaient recluses dans cette prison : vingt Indigènes, douze

Métisses, huit Noires et une Blanche (Aguirre 2003 : 217). Les proportions pourraient sembler fidèles à la diversité ethnique de la Lima de l’époque. Pourtant le fait qu’une seule femme blanche soit incarcérée retient notre attention. Aguirre confirme la tendance au début du XXe siècle, lorsqu’il souligne qu’en 1928, « la majorité des détenues étaient indigènes et provinciales » (Aguirre 2003 : 217). Le critère ethnico-racial apparaît donc fondamental dans le processus de décision d’enfermement punitif des femmes. Parallèlement, le renforcement de la hiérarchie sociale se confirme lorsque l’on observe certaines caractéristiques des détenues : la majorité d’entre elles est célibataire (Aguirre 2003 : 217) et ne correspond donc pas au modèle de stabilité incarné par le mariage ; elle est aussi analphabète (Aguirre 2003 : 218), « pauvre, indigène et sans éducation » (Aguirre 2003 : 223).

Le contrôle social de la population au cours du XIXe et jusqu’au milieu du XXe siècle passe par un modèle punitif imposé par les nouvelles politiques pénitentiaires péruviennes et qui correspond fondamentalement aux hiérarchies raciale et sociale enracinées dans un passé colonial. Les structures de pouvoir basées sur les critères sociaux et raciaux apparaissent immuables.

Les institutions religieuses à la tête du contrôle des femmes. Le renforcement des stéréotypes de genre et des distinctions de classe.

L’administration des centres de réclusion pour femmes, que ce soit de type officiel comme la prison de Guadalupe et la Penitenciaría, ou de type semi-officiel comme la Casa del Buen Pastor et la prison Saint Thomas, sont confiées par l’État péruvien aux autorités religieuses. La religion prenait en charge les femmes déviantes pour les éduquer et en faire des personnes utiles à la société liménienne. En effet, étant donné que les sœurs en charge de ces institutions étaient issues des plus hautes classes sociales, il leur semblait naturel, selon les stéréotypes de genre concernant la place de la femme au foyer et les stéréotypes de classe sur le rôle des femmes pauvres dans le marché du travail, de faire de ces déviantes des employées domestiques. C’est pourquoi Aguirre souligne que « le contrôle religieux des institutions carcérales féminines a renforcé simultanément les stéréotypes de genre et a consolidé les préjugés de classe du système de justice criminelle » (Aguirre 2003 : 204). Il démontre que les stéréotypes de genre axés sur la docilité et la réformabilité des femmes sont fortement liés et influencés par des critères de classe (Aguirre 2003 : 205).

D’un côté, d’après les théories biologistes de Lombroso, l’infériorité organique de la femme la rend plus propice à verser dans le crime (Aguirre 2003 : 207). Les femmes

criminelles violent donc à la fois la loi des hommes et celle de la nature. Leur rôle et leur place dans la société sont intimement liés à la maternité et au foyer. Elles incarnent donc des figures de faiblesse pour lesquelles « le modèle du couvent était la forme la plus appropriée » (Aguirre 2003 : 208) pour leur réforme. Dans ces prisons et couvents, sous la direction d’une mère supérieure, les stéréotypes de genre sont renforcés par les tâches attribuées aux femmes détenues. Au sein de la Penitenciaría, les femmes occupent un quartier qui leur est réservé et où elles se dédient à la couture et autre lavage de vêtements de l’ensemble du personnel et des détenus masculins. Le même type de tâche leur est assigné au Buen Pastor (Aguirre 2003 : 209). Le fait de les éduquer et les réformer pour le service domestique contribue ainsi largement au renforcement des stéréotypes genrés.

D’un autre côté, le métissage était considéré depuis la Conquête comme source d’avilissement et de dégradation de la race blanche, et les Indigènes étaient toujours considérés comme une race inférieure à la race blanche dominante qui tenait les rênes du pouvoir. L’origine raciale est ainsi étroitement liée à la position dans la hiérarchie sociale ; les femmes indigènes et noires, si elles ne se dédient pas au commerce ou au service domestique, représentent des criminelles en puissance, et ce depuis leur plus jeune âge. C’est d’ailleurs pour cela que le recogimiento s’adressait avant tout aux femmes et aux enfants. Ainsi, au sein du couvent Saint Thomas, parallèlement à la prison pour femmes fut ouverte une école pour mineures délinquantes. Ces pupilles sont en majorité analphabètes (Aguirre 2003 : 218), ce qui laisse penser qu’elles ne proviennent pas de classe sociale moyenne ni haute. Le contrôle social de cette frange de la population féminine, qu’elle soit déclarée criminelle, dangereuse, amorale ou accusée de quelque autre forme de déviance, passe donc par la criminalisation selon des critères à la fois raciaux et sociaux.

c. Vers une prise en charge totale de la délinquance féminine par l’État.

Obscurité des modes de fonctionnement des institutions religieuses : la remise en question de la prise en charge de la délinquance féminine par l’Église.

Lorsqu’une nouvelle prison est inaugurée au sein du couvent Saint Thomas en 1891, les femmes qui y sont envoyées ont été jugées par le système judiciaire national. Il s’agit là d’une nouveauté, car les femmes étaient auparavant envoyées en couvent par leur père ou leur employeur, sans que l’État ne s’immisce dans le processus judiciaire. Or, malgré l’entrée officielle de l’État dans la sphère punitive féminine, la prison de Saint Thomas demeure

administrée par la congrégation religieuse franciscaine. Le fait que les femmes ne constituent qu’une minorité de la population carcérale explique sans doute la faible préoccupation de l’État pour ce problème social. Cependant, le caractère fermé de l’institution du couvent commence peu à peu à soulever des critiques. Accusées de prolonger illégalement l’enfermement de certaines femmes, les sœurs du Buen Pastor renforcent le doute sur le mode de fonctionnement de leur institution en ne laissant aucun visiteur, même officiel, pénétrer dans l’enceinte de l’établissement. Leurs abus et les dénonciations répétées poussent les autorités publiques à obliger toute institution de réforme à fonctionner sous la supervision de l’État. Ainsi, les femmes condamnées par la justice nationale n’y seraient plus conduites, mais seraient exclusivement détenues dans la prison Saint Thomas (Aguirre 2003 : 213-16). Pourtant, malgré les intentions de modernisation du système pénal et les réformes entamées par la jeune république péruvienne, l’action de l’État envers ces institutions féminines fut très limitée et les organisations catholiques demeurèrent à la tête de la « réforme » des femmes jusqu’au milieu du XXe siècle.

L’application du principe moderne de rééducation des délinquants : la construction de l’établissement pénitentiaire pour femmes de Chorrillos.

Si l’objectif de la réforme pénitentiaire étatique reposait avant tout sur la « récupération du délinquant pour la société » (Aguirre 1995 : 355), ce n’est qu’en 1951 que l’État péruvien débute la construction d’une prison moderne destinée aux femmes et qui sera gérée exclusivement par l’État. Lors de son discours devant le congrès en 1952, le Général Manuel Odría, alors Président de la République, décrit en ces termes le projet :

« Dans mon message précédent, j’annonçais au Congrès la construction d’un nouvel établissement pénal. Je me réfère au Centre de Rééducation, Atelier et École de Femmes que j’ai eu l’honneur d’inaugurer le 24 de ce mois, lors d’une cérémonie brillante et solennelle, exactement un an après en avoir posé la première pierre. Ce nouvel établissement a remplacé l’ancienne Penitenciaría et la prison départementale de femmes de Lima.

Le problème relatif au traitement de la femme délinquante n’a pas été considéré correctement au cours de notre vie républicaine, étant donné qu’il n’existait pas, jusqu’au début de mon gouvernement, de local construit spécialement pour celles qui sont tombées dans l’infortune de la délinquance. Nous les avons toujours recluses dans les conditions

les plus déplorables, dans des locaux inappropriés qui paraissaient davantage des lieux d’expiation et de torture morale.

Inspiré du principe moderne qui considère les établissements pénitentiaires comme des centres de rééducation et de réadaptation sociale, et non plus comme des lieux de punition, le Pouvoir Exécutif a soumis au Parlement un projet de loi pour conférer à ce nouvel établissement, non pas l’appellation humiliante et déprimante de Penitenciaría et Prison Départementale de Femmes de Lima, mais celle plus adéquate de Centre de Rééducation, Atelier et École de Femmes, un projet qui a valu l’approbation des deux Chambres et qui s’est converti en loi, promulguée le 20 février de cette année.

L’établissement a été construit sur une aire totale de 19 000 mètres carrés, dans une zone qui jouit d’un climat splendide, située dans les environs proches du district de Chorrillos. Il comporte des pavillons de surveillance, prévention, administration, services techniques, salles de classe, bibliothèque, auditorium, chapelle, infirmerie, service médical et dentaire ; divers ateliers dotés de toutes sortes de fournitures ; trois pavillons de dortoirs de trois étages chacun, avec une capacité d’accueil de trois cents détenues ; des salles à manger, des terrains pour la gymnastique et les loisirs ; des jardins et un vaste espace pour les cultures.

Seront hébergées dans cet espace, dans des sections distinctes : les femmes condamnées à une peine pénitentiaire ou de relaxe de tous les lieux de la République ; les femmes condamnées à une peine de prison par le District Judiciaire de Lima ; les femmes jugées et condamnées par des loi spéciales ; les femmes arrêtées pour des délits mineurs. De même, pourront y être envoyées les femmes condamnées à une peine de prison de plus de trois ans, de tout le pays, dans le mesure où les autorités locales compétentes jugeraient qu’il n’y a pas d’établissement adéquat dans le lieu où elles auraient été jugées » (Odría 1952).

Soulignant les failles de la prise en charge de la délinquance féminine jusqu’alors, Odría met en avant le principe moderne de rééducation du délinquant tel qu’il avait été posé un siècle auparavant. Or, comme nous le verrons plus loin, l’euphémistique « Centre de rééducation, Atelier et École pour femmes », au sein duquel le traitement de la délinquance des femmes passe désormais par l’éducation, aura bien du mal à passer outre les patrons paternalistes socialement ancrés dans les mentalités et les modes de vie depuis l’époque coloniale. Aussi, l’optimisme dont le Président fait preuve lorsqu’il évoque l’ensemble des nouvelles installations et le « climat splendide » de la zone d’implantation de cette nouvelle prison ne fait que mettre en exergue la tentative d’inversement de la tendance à la déshumanisation des prisons péruviennes. Cette prison est celle sur laquelle porte la présente étude. Connue sous le

nom de prison Santa Mónica, elle a été rebaptisée ensuite Chorrillos I, pour la distinguer d’une nouvelle prison pour femmes située dans le même district qui sera construite en 1992 pour abriter les détenues condamnées pour terrorisme.

2. La figure de la « bonne mère » qui commet l’impardonnable. L’articulation du