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De  la  coca  à  la  cocaïne  :  histoire  d’une  plante  très  convoitée

a. Les usages de la feuille de coca à travers les âges.

Dans l’imaginaire collectif, la Colombie demeure le pays producteur de cocaïne par excellence. Les cartels de la drogue comme celui de Cali et les personnages médiatiques tel que Pablo Escobar ont fortement contribué à la construction de cette image depuis les années 1970. Pourtant, la Colombie n’est pas le seul État producteur de cocaïne. Le Pérou et la Bolivie l’accompagnent dans ce triste trio de tête des pays producteurs. Or, l’histoire nationale de ces trois pays andins dans leurs rapports au trafic de drogue diffère sensiblement. Si la culture de la coca et la production de cocaïne ne remontent qu’à la seconde moitié du XXe siècle en Colombie, à l’opposé, la Bolivie et le Pérou connaissent une longue tradition de culture de cette plante à partir de laquelle est fabriquée la cocaïne. Voyons dans quelle mesure la coca forme partie intégrante de l’histoire nationale péruvienne et pourquoi cette plante est indissociable de la société actuelle.

Apports de l’archéologie et de l’histoire à la compréhension des usages anciens de la feuille de coca.39

D’après divers travaux archéologiques, l’usage de la feuille de coca chez les populations précolombiennes remonterait entre 6000 ans av. J.-C. (Dillehay, et al. 2010) et 4000 ans av. J.-C. (Ossio Acuña, et al. 1989 : 19). Au Pérou, malgré les confusions qu’ont pu produire certaines conclusions précipitées (Castro de la Mata 2003 : 21-36), plusieurs découvertes archéologiques témoignent de l’importance qu’a pu revêtir la feuille de coca chez les anciennes populations andines et côtières. La culture Mochica, présente sur la côte nord du pays entre 100 et 800 apr. J.-C., a notamment représenté la mastication de coca à travers des céramiques anthropomorphes (Donnan 1978 : 116-17). Aussi, en 2005 a été retrouvée la tombe de deux enfants mochicas entourés d’offrandes mortuaires, parmi lesquelles se trouvaient de                                                                                                                

petits sacs avec des restes de feuilles de coca (Uceda and Morales 2007 : 62). Il s’agit de chuspas, petites poches portées en bandoulière qui servent encore aujourd’hui à transporter la coca consommée au quotidien.

Dans une perspective historique plus récente, certains chroniqueurs espagnols comme Cieza, Acosta et Cobo (Masuda 1984) ont décrit la relation des Conquistadors avec la coca. Lorsqu’ils conquirent l’empire inca au XVIe siècle, les Espagnols remarquèrent très vite que les populations indigènes consommaient une petite feuille verte, et la fréquence de la consommation leur fit évoquer une sorte d’addiction. Aussi, l’usage de la coca dans les rites religieux poussa les Espagnols à vouloir en éradiquer la consommation chez les Indiens, et ce afin d’extirper leur idolâtrie (Cáceres and Uceda Castillo 1993). Cette tentative d’éradication échoua rapidement, car les Espagnols se rendirent compte que le rendement des Indiens au travail devenait faible si on leur interdisait la consommation de coca. Ils finirent donc au contraire par promouvoir son usage dans le but de rentabiliser au maximum le travail des esclaves dans les champs et surtout dans les mines (Rospigliosi, et al. 2004 : 127-28). En effet, l’absorption de la coca permettait aux populations de la côte péruvienne de résister à l’altitude lorsqu’elles étaient envoyées dans les mines de la cordillère, à Potosí par exemple. Si la mastication de la feuille de coca constitue une forme de consommation très ancienne et largement répandue, cette modalité ne représente pas pour autant l’unique usage fait de la plante.

Les usages de la feuille de coca comme marqueurs culturels.

Dans le passé, la feuille de coca formait partie intégrante de la vie économique de la région andine où elle servait de monnaie d’échange. Aujourd’hui, elle constitue toujours un élément clé de la vie sociale de cette région. Lorsqu’elle est présentée comme un cadeau, elle représente un témoignage d’amitié et de générosité. Parallèlement, la coca constitue un élément fondamental de la vie religieuse ; elle est employée lors de cérémonies divinatoires ou présentée en offrande aux dieux (Ossio Acuña, et al. 1989; Zorrilla Eguren 1986). Enfin, ses propriétés médicinales ayant été prouvées à plusieurs reprises (Cáceres and Uceda Castillo 1993; Duke, et al. 1975; Hulshof 1986), elle est notamment utilisée comme tonique par les populations indigènes et est réputée pour soigner le mal d’altitude.

La feuille de coca est donc toujours consommée par une large partie de la population, non seulement dans les Andes, où elle demeure une plante de consommation courante qui constitue un marqueur d’identité culturelle (Allen 2008), mais également dans les zones

urbaines de la côte péruvienne, où elle est employée sous forme de farine dans la production de pâtisseries ou encore consommée en infusion, particulièrement appréciée pour ses propriétés nutritives (voir tableau nº3.1.). Avec plus de 59 900 hectares cultivés en 2009 (UNODC and DEVIDA 2010), le Pérou représente le premier producteur de coca au monde, aux côtés de la Colombie et de la Bolivie, le problème majeur résidant dans le fait qu’une large partie de cette production est destinée non pas à un usage domestique, social ou rituel, mais à la production de drogue.

Tableau nº3.1. : Propriétés de la feuille de coca.

Composition de cent grammes de feuilles de coca

Protéines 18,9 g Carbohydrates 46,2 g Lipides 5 g Vitamine C 1.4 mg Vitamine B 0,35 mg Vitamine B2 1,9 mg Niacine 1,29 mg Calcium 1,54 mg Fer 45,8 mg Vitamine B6 0,508 mg Acide folique 0,130 mg Phosphore 911 mg Magnésium 213 mg Zinc 2,7 mg Cuivre 1,21 mg Sodium 40,6 mg Potassium 2.02 g Aluminium 39,5 mg Manganèse 6.65 mg

Source : (Duke, et al. 1975).  

b. De Alfred Bignon aux cartels de la drogue.

L’invention de la cocaïne : premières expériences transnationales.

On doit à l’historien Paul Gootenberg deux ouvrages sur la cocaïne péruvienne, Andean Cocaine (Gootenberg 2008)et La invención de la cocaína : la historia olvidada de Alfredo Bignon y la ciencia nacional peruana, 1884-1890 (Gootenberg 2010). Ces études pionnières retracent le processus de fabrication de la cocaïne dans une perspective historique, scientifique et médicale, et permettent de saisir les liens qui ont uni puis divisé le Pérou et l’Europe occidentale sur le sujet de la coca puis de la cocaïne.

Au milieu du XIXe siècle, alors que les études scientifiques liées au domaine médical connaissent un essor sans précédent, des équipes européennes s’attachent à étudier la feuille de coca. En 1850, l’Allemand Albert Niemann isole pour la première fois l’alcaloïde de cocaïne, mais le transport outre-mer des feuilles de coca semble en altérer les propriétés. C’est à Lima, en 1884, que Alfred Bignon, pharmacien français installé au Pérou, découvre un procédé plus simple pour extraire localement l’alcaloïde de cocaïne de la feuille de coca séchée. En quelques années les ventes de cocaïne supèrent celles de la coca et, à la fin du XIXe siècle, la cocaïne, considérée comme une « merveille de la modernité » selon les mots de Gootenberg, devient un produit pharmaceutique communément employé en Europe et aux Etats-Unis, appliquée en anesthésiant local ou même simplement ingérée comme tonique quotidien. Tout comme les esclaves chiquaient la coca pendant les travaux forcés à l’époque coloniale, certains analystes comme McCoy (1991) et Gootenberg (2008) voient dans l’usage de ce qui sera considéré par la suite comme une drogue un moyen pour les travailleurs de la nouvelle ère industrielle de résister aux longues et rudes journées de travail. Entre le XVIe et le XIXe siècle, la présence coloniale et postcoloniale européenne a ainsi favorisé l’expansion de la consommation de certains produits naturels desquels seront dérivées des drogues synthétiques, comme le pavot en Asie (McCoy 1991) ou la coca dans les Andes. En effet, le passage d’une consommation localisée à une consommation massive de la coca puis de la cocaïne a été largement influencée par les formes de travail imposées par les empires coloniaux. Ces territoires, et en premier lieu l’Europe, se convertissent rapidement en hauts lieux de consommation d’un produit qu’ils diaboliseront eux-mêmes par la suite. Comme l’a démontré Gootenberg, la cocaïne représente donc un des premiers produits qui crée un lien entre le local et le global, à l’intersection des sphères politiques, économiques et sociales (Gootenberg 2008).

Cocaïne : de la diffusion massive d’un produit énergisant et anesthésiant à la prohibition internationale d’un produit stupéfiant.

Alors que la cocaïne est devenue un produit d’usage courant dans les pays du Nord surgissent les premiers constats d’addiction. Le nouvel énergisant, désormais populaire, est en effet consommé tant par les « cols blancs » de l’industrie moderne que par les ouvriers employés par ce secteur. Les premiers pays consommateurs, Etats-Unis en tête, démarrent dès lors une véritable croisade pour répondre à ce qui est peu à peu considéré comme un fléau. L’expansion de l’usage de la cocaïne comme produit stimulant fait d’abord l’objet de divers contrôles et notamment d’une taxation particulière, établie par le Harrison Narcotics Tax Act, en 1914. Dans un second temps, la multiplication des cas de dépendance et les abus observés durant la première moitié du XXe siècle poussent les autorités étatsuniennes à présenter une série de décrets et de lois qui sont votés pendant la décennie 1950. À la fin de cette période, les Etats-Unis parviennent à leurs fins lorsque l’usage de la cocaïne devient interdit : le produit est désormais qualifié de drogue. En 1961, face aux multiples problèmes médicaux dus à l’usage de drogues issues de plantes à travers le monde (McCoy 1991), les Nations Unies édictent la Convention Unique sur les Stupéfiants, qui interdit notamment la culture de la coca à échelle internationale et impose l’éradication du cocaïer. Le Pérou ratifie cette Convention en 1977, mais un état d’exception est ensuite accordé au pays, qui conserve le droit de cultiver la coca, et ce pour d’évidentes raisons historiques et culturelles.

Essor de la culture de coca dans le Pérou contemporain.

Au Pérou, la culture de la coca connaît un essor sans précédant depuis les années 1960. À cette époque, une politique de colonisation des terres intérieures du pays, demeurées en marge de la vie socio-économique nationale depuis l’époque coloniale, est impulsée par le gouvernement central. Des familles originaires des Andes sont subventionnées pour conquérir par l’agriculture des pans entiers de l’Amazonie. Les régions où se cultivait traditionnellement la coca voient leur production augmenter considérablement tandis que ce type de culture conquiert des régions où la feuille verte n’avait auparavant pas pied (Urrelo Guerra 1997). En effet, ceux que l’on nomme alors les nouveaux colons s’installent principalement dans la Selva Alta, soit la partie orientale de la cordillère, où les montagnes d’altitude moyenne sont recouvertes de forêt tropicale. Cet écosystème est extrêmement propice à l’agriculture en général, et à la culture de la coca en particulier. L’État démarre alors la construction de

nouveaux axes routiers qui doivent permettre à moyen terme de joindre ces régions traditionnellement isolées au reste du territoire, notamment à la côte, et favoriser par ce biais la circulation des productions agricoles.

Mais la décennie 1980 est marquée par une forte dette des pays en voie de développement, notamment en Amérique latine. Les politiques d’ajustements structurels imposées par le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale par le biais du Consensus de Washington ont des conséquences désastreuses sur l’ensemble du continent (Stiglitz 2002). Parallèlement, à cette époque, le Pérou connaît une période de violence interne due aux mouvements subversifs du Sentier Lumineux et du Mouvement Révolutionnaire Túpac Amaru, qui durera jusqu’au milieu des années 1990. Dans ce contexte de crise économique régionale et de crise socio-économique nationale, les nouveaux colons de la Selva Alta péruvienne sont abandonnés par les autorités et cessent de percevoir les aides financières et logistiques étatiques. La violence interne – qui accapare l’attention des autorités - et l’absence de routes secondaires rendent difficile la commercialisation des productions agricoles telles que le café ou le maïs. Très facile à cultiver, la coca devient vite le recours qui permet aux agriculteurs des vallées andines et amazoniennes de pallier les problèmes économiques liés au retrait de l’État d’une part, à la faible rentabilité et à l’instabilité du cours d’autres produits tropicaux sur les marchés internationaux d’autre part. Depuis, la culture de la coca n’a eu de cesse de conquérir de nouvelles régions (UNODC and DEVIDA 2010). Si l’État péruvien contrôlait quelques 16 000 hectares de coca en 1960, cette superficie est passée à 200 000 hectares au début des années 1990, pour redescendre à environ 60 000 hectares en 2010. La demande de cocaïne à échelle internationale et la rentabilité de la culture de la coca face à d’autres produits agricoles laisse entrevoir une situation qui ne va pas s’inverser de sitôt, a fortiori si l’on considère que la chaîne commerciale qui unit le producteur au consommateur emploie une série d’acteurs dont les revenus dépendent de ce marché illégal et très lucratif.

c. Internationalisation de la demande : l’apparition de la figure des mules.

Croissance de la demande et géographie de la consommation de cocaïne.

Selon une tendance dessinée dès le XIXe siècle, les Etats-Unis et l’Europe demeurent les premiers consommateurs de cocaïne au monde. Si les Etats-Unis représentent la plus grande part du marché avec une consommation de 41 % de la cocaïne mondiale (UNODC 2012), une étude française reprend les déclarations de la Drug Enforcement Administration qui estime

qu’au début du XXIe siècle « le trafic de cocaïne en Europe atteint des niveaux similaires à ceux observés aux Etats-Unis dans les années 1980 », une situation qui serait la conséquence de la saturation du marché étatsunien (Raufer, et al. 2007). En effet, selon l’Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies, la cocaïne occupe aujourd’hui la place du stimulant le plus utilisé en Europe (OEDT 2012). Sa consommation touche 4,3 % des adultes européens de 15 à 64 ans au cours de leur vie, dans un continent qui consomme 28 % de la production mondiale (voir carte nº3.1.).

Carte nº3.1. : La consommation de cocaïne dans le monde.

L’interdiction de la commercialisation de la cocaïne dans les années 1950 et la croissance de la demande internationale qui s’ensuit, les difficultés économiques que connaissent la région andine, ainsi que le contexte social, politique et économique du Pérou en particulier ; l’ensemble de ces facteurs n’a eu pour effet que l’augmentation régulière des aires de culture de la coca, une conséquente augmentation de production de cocaïne dans les pays andins, mais également l’augmentation du trafic de cocaïne à échelle internationale.

Les mules, maillons indispensables à la chaîne du trafic de drogue.

Après le « boom scientifique, médical et commercial de la cocaïne » (Gootenberg 2010) survenu à la fin du XIXe siècle, l’addiction des consommateurs, due en partie à l’engouement scientifique international pour les bienfaits de la coca et de son dérivé chimique, a pour effet une demande croissante et soutenue à échelle internationale. Or, la législation internationale promue notamment par les Etats-Unis interdit progressivement la production, la commercialisation et la consommation de cocaïne. Les conséquences de cette prohibition se font rapidement sentir, comme le rappelle Gootenberg. Ainsi, « entre 1947 et 1965, en réponse à l’invasion d’interdictions globales de la cocaïne apparaît un grand réseau hémisphérique de production et de commercialisation illicites » (Gootenberg 2010 : 68). Dans un premier temps limité à l’aire panaméricaine, ces réseaux englobent une série d’acteurs, depuis les paysans producteurs de coca péruviens et boliviens jusqu’aux nouveaux consommateurs cubains et étatsuniens, en passant par les narcotrafiquants et les passeurs. On assiste donc en moins de deux décennies à la naissance et à l’expansion du trafic de cocaïne à échelle globale. Parallèlement, les plus grands consommateurs étant situés en Amérique du Nord et en Europe, des chaînes de commercialisation se mettent peu à peu en place, reliant les pays producteurs aux principaux consommateurs. C’est ainsi que, via les politiques d’éradication, on passe d’un « boom scientifique » de la cocaïne à la fin du XIXe siècle à un « boom global » dans les années 1970 (Gootenberg 2010 : 70). C’est dans ce cadre globalisé et de forte demande qu’apparaissent les « mules ».

La figure de la mule est communément appelée « burrier » au Pérou et dans la région. Néologisme issu des termes burro qui signifie âne en espagnol et courrier en anglais, cette formule est communément employée par les détenus, les autorités publiques et la presse pour désigner les passeurs de drogue. Péruviennes ou étrangères, les mules sont des personnes qui transportent de la drogue en effectuant le lien entre un lieu de production et/ou de

conditionnement et un lieu de distribution. À la fin du XXe siècle, les mules et a fortiori les étrangères se sont converties en l’une des principales figures de la population pénitentiaire péruvienne.

Dans le cas du Pérou, les mules incarcérées ne sont d’abord pas prises en compte dans les statistiques nationales, malgré une forte hausse de ce type de délit dans la population pénale. Ce n’est qu’en 1986 que s’effectue le premier recensement qui permet de faire le lien entre l’origine géographique des détenus et le type de délit pour lequel ils ont été condamnés. À l’époque, seul 1 % de la population pénitentiaire est étrangère et 88 % d’entre elle est condamnée pour trafic de drogue (INPE and INEI 1987). En janvier 2012, les étrangers représentent 3 % de la population pénitentiaire et sont condamnés à 99 % de pour trafic de drogue. Si 24 nationalités étaient recensées en 1987, on en trouve aujourd’hui quelques 77 (INPE 2012b). L’évolution de ces statistiques est symptomatique de l’expansion des territoires de la consommation de cocaïne d’une part, et de la globalisation de la chaîne de commercialisation d’autre part. Entre 1970 et 2010, l’Afrique et l’Asie sont ainsi devenus non seulement des pays consommateurs, mais également des pays fournisseurs de main-d’œuvre pour le trafic. Aussi, très rapidement, on constate qu’un nombre important de mules sont féminines. Qu’est-ce qui mène ces femmes à travailler dans le trafic de drogue ? Quel maillon de la chaîne commerciale illicite internationale représentent-elles ?