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Chapitre 4 Services et marché : la rupture épistémologique de la

4.3 La qualité

L’évolution de la manière dont les gestionnaires représentent la qualité permet de mieux comprendre la transformation des modes de rationalisation économique. Gomez (1994) distingue trois grandes périodes : la période tayloriste, la période fordiste et la période post-fordiste.

La période tayloriste. Le champ d’étude spécifique de la gestion émerge au début du 20e

siècle. Taylor propose à cette époque une théorie scientifique de l’organisation.

Au début du 20e siècle, la connaissance de la qualité relève du savoir scientifique. La science

oriente les normes. Berthelot affirme à l’époque : « Le bonheur et le bien-être ne s’acquièrent pas par de vaines paroles… On y parvient surtout par la connaissance exacte des faits et la conformité de nos actes avec les lois constatées des choses. » (cité dans Gomez 1994, 14).

Les experts déterminent les meilleures pratiques. Ainsi, la qualité ne relève pas d’une relation de service et d’une relation marchande. La qualité n’est pas le résultat d’une entente entre deux personnes. La qualité relève d’une démarche scientifique. La qualité émerge de l’organisation scientifique, systématique du travail.

Taylor conçoit l’organisation comme un système d’engrenage. Les tâches des travailleurs doivent être normalisées. Les tâches des travailleurs doivent être parfaitement coordonnées ensembles. Il faut maintenir une parfaite cohésion. Il est primordial que les conduites soient rigoureusement supervisées. Le raisonnement de Taylor est simple : la gestion optimale de la

production assure la qualité. Les experts conçoivent les méthodes de gestion. Les producteurs mettent en place des systèmes de surveillance. Ils engagent des inspecteurs afin de contrôler les travailleurs. Les inspecteurs font respecter les cahiers des charges.

Il y a une nette séparation des rôles. D’une part, il y a ceux qui pensent : les ingénieurs. Ils « calculent, modélisent, traduisent les lois scientifiques générales en ordre managérial. » (Gomez 1994, 18). Moutet décrit leur rôle au début de l’ère industriel :

Arbitre impartial et clairvoyant, placé par la science au-dessus des intérêts particuliers et des luttes de classe, l’organisateur rationnel est le principal élément capable d’assurer la paix sociale et la prospérité des entreprises et de ceux qu’elles nourrissent. (cité par Gomez 1994, 18)

D’autre part, il y a ceux qui suivent les ordres : les ouvriers. Ils obéissent aux ingénieurs. Ils réalisent les tâches. Ils appliquent les méthodes de gestion élaborées par les ingénieurs. Gomez affirme :

Le savoir des uns conduit donc à la discipline des autres, subordonnée à l’évidence scientifique. La perte de l’autonomie du salarié, son effort, sa motivation doivent se déduire de la représentation scientiste. Son expression, à travers la qualité de l’ouvrage, résulte de la nature mécanique de la firme taylorienne. (1994, 19)

La qualité n’est pas déterminée par l’échange. La qualité est déterminée avant l’échange, de manière ex ante. L’organisation scientifique du travail certifie la qualité. L’usager est donc exclu de l’équation. L’usager est exclu de l’évaluation de la qualité.

L’administration publique traditionnelle reprend un peu cette logique. Strobel explique :

…l’administration et les services publics vont asseoir leurs systèmes de justification sur la rationalité de leur action et les méthodes de gestion et de pouvoir qu’ils mettent en œuvre.

Premier plan de justification : la légalité de l’action publique, qui est à la source de l’inépuisable production réglementaire.

191 Hughes explique :

Scientific management fits very well with the theory of bureaucracy : the skills of the administrator, the compilation of manuals to cover every contingency, the advance of rationality, and impersonality are aspects of both [...]

The ideas of ‘one best way’ and systematic control were a perfect fit with rigid hierarchy, process and precedent. [...] Standardization of tasks and fitting workers to them was perfect for the traditional model of administration. (2003, 27-28)

La période fordiste. À partir des années 1940, un nouveau modèle de régulation économique apparaît : le fordisme. La société entre dans l’ère de la production de masse et de la consommation de masse.

Les politiques du New Deal et l’émergence du Keynésianisme contribuent au développement du fordisme. Le fordisme mise sur la croissance des revenus et l’augmentation du pouvoir d’achat. L’État met en place différents mécanismes de protection sociale.

La représentation de la qualité se transforme. Les producteurs se préoccupent de plus en plus des débouchés de leurs produits. Ils doivent prendre en considération les besoins des gens. La qualité apparaît maintenant comme un contrat implicite entre les producteurs et les usagers. Les producteurs veulent repérer les besoins et les goûts de la masse.

Le fordisme réintroduit de ce fait l’homme dans l’échange : « Par rapport à l’approche taylorienne, l’homme redevient la mesure des choses, mais il s’agit d’un Homme archétype, qui peut soutenir les mesures et les calculs effectués sur lui. » (Gomez 1994, 28).

L’entreprise n’est plus seulement une machine à produire. L’entreprise enquête sur la population. L’entreprise s’informe sur la population. L’entreprise doit s’ajuster aux besoins de la population.

Les méthodes d’assurance qualité se développent. Il faut mettre en œuvre « un ensemble approprié de dispositions préétablies et systématiques, destinées à donner confiance en l’obtention régulière de la qualité requise. » (cité dans Gomez 1994, 30).

La qualité relève d’une entente. Les entreprises explicitent leurs engagements dans des contrats. Les entreprises doivent respecter leurs engagements. Les entreprises doivent répondre aux attentes des clients. Gomez explique :

D’une affaire d’ingénieurs préoccupés de produire comme il faut relativement à la Raison, la qualité devient une affaire d’hommes de marché, préoccupés de produire relativement à l’engagement pris avec le client fictif […] incarnation d’une statistique. Dans la logique planificatrice de l’organisation de la firme, les auteurs de la qualité- assurance proposent des procédures de contrôle, des dispositifs préventifs de manière qu’à tous les niveaux de la production, la qualité soit confirmée. (1994, 30)

Les ingénieurs ne s’occupent plus seulement de la production. Les ingénieurs s’occupent également de la commercialisation. Ils deviennent des stratèges. Ils doivent décoder les préférences des gens. Fey et Gogue affirme :

Le facteur commercial s’est ajouté au [facteur scientifique] dans un grand nombre d’industries à partir de 1960. Il concerne essentiellement les relations entre le client et le fournisseur : celui-ci doit donner des preuves objectives de la qualité sur laquelle le client peut compter. (cité dans Gomez 1994, 29)

L’évolution de l’administration publique reprend un peu cette logique. Le fordisme est lié au corporatisme et à l’émergence de l’État-providence. Strobel explique :

Nécessité de légitimation et exigence de justification vont se trouver renforcées lorsque […] émergeront conjointement les principes de solidarité, les notions de droit social, ainsi que l’État-providence et les services publics modernes qui en sont les instruments. L’autorité de l’État ne repose plus sur un pouvoir supérieur […] ni sur des lois de la nature qu’il serait chargé de faire respecter. Désormais, sa légitimité et son autorité découlent des finalités de l’action publique, qu’il poursuit au bénéfice de la collectivité […] le contrat social entre les individus est remplacé par un contrat entre les collectivités et ses membres. Et la légitimité du service public vaut de ce qu’il sert l’intérêt général, c’est-à-dire loi sociale. (1994, 44-45)

193

La période post-fordiste. À partir des années 1970, le mode de régulation fordiste traverse une crise. Il y a une baisse de la croissance économique. Il y a une hausse du chômage. Les grands principes fordistes sont graduellement remis en cause.

La consommation de masse ne parvient plus à stimuler la croissance économique. Il y une crise de la demande. Les biens de consommation courant se sont généralisés. Le modèle de croissance fordiste a atteint ses limites. Il y a une saturation des besoins. Il y a un assèchement des débouchés. Le cercle vertueux fordiste est compromis.

La consommation de masse est graduellement remplacée par une consommation plus sélective. Il y a une spécialisation flexible de l’offre. Les producteurs veulent cerner de nouveaux besoins. Ils diversifient leur offre. Ils personnalisent leur offre. L’objectif est d’être suffisamment flexible pour s’adapter à la singularité des usagers. Ainsi, à l’ère de la masse succède l’ère de l’individu.

La société post-fordiste est une société d’information. Pour personnaliser leur offre, les entreprises doivent s’informer toujours davantage sur les clients. Les entreprises doivent établir un dialogue constant et permanent avec les clients. Les activités de services représentent le nouvel archétype économique. Ruyssen explique : « Ce sont les firmes de services qui ont su organiser les échanges d’information avec leur clientèle qui ont le mieux réussi à répondre convenablement et à temps aux besoins du marché. » (cité dans Gomez 1994, 34).

Gomez résume le modèle post-fordiste :

Au total, le mode de croissance post-fordien serait donc caractérisé :

- en tant que régime d’organisation, par un travail flexible, adapté à une demande complexe et mouvante, à l’opposé de la standardisation fordienne ;

- en tant que régime d’accumulation, par l’utilisation des services customisés et à forte valeur ajoutée comme gisement de profits (1994, 34)