• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 Services, productivité et produit : comprendre les limites

3.5 Produit immédiat et produit médiat

La section précédente a démontré la nature complexe, abstraite et éclatée du produit dans les services. Delaunay et Gadrey (1987) distinguent plutôt deux niveaux d’analyse. Le « produit » dans les services s’évaluent à deux niveaux.

Le premier niveau correspond à la forme « directe » de l’activité. La prestation implique toujours certains actes, certaines techniques, certaines procédures, certains dispositifs et ainsi de suite. La prestation implique toujours certains moyens. Gadrey donne quelques exemples : « …l’enseignant fait son cours après l’avoir préparé, l’avocat étudie et défend un dossier, le consultant analyse un problème et délivre ses recommandations… » (2003, 70-71). La prestation implique toujours certaines conditions (pré-output). Delauney et Gadrey développent le concept de « produit immédiat ». Le produit est « immédiat » car le prestataire mobilise des moyens, des ressources concrètes. Le produit immédiat peut prendre une infinité de formes : opérations, procédures, ressources matériels, dispositifs, techniques, droit d’usage, compétences et plus. Le produit immédiat est extérieur, hétéronome.

89

Le deuxième niveau se rapporte à la forme « indirecte » de l’activité. Il s’agit de l’effet intangible qui n’a pas de forme autonome ou objective. L’effet est indissociable de la personnalité des individus ou du contexte social. L’effet se fonde sur des points de vue, des représentations, des jugements, etc. L’effet est donc multidimensionnel et incommensurable. C’est le sens de l’action. Les conceptions et les représentations changent d’une époque à une autre, d’une société à une autre, d’un individu à un autre. Par exemple, les conceptions en éducation ne sont pas les mêmes en Occident et en Orient. Même chose en santé. Delauney et Gadrey proposent le concept de « produit médiat ». Le produit est « médiatisé » par les individus, l’environnement social. Le produit médiat comporte une dimension relationnelle, sociale. Certes, cette dimension relationnelle est sans doute plus manifeste et plus évidente lorsque le support de traitement est l’être humain (enseignement, création, conseil et autres). Delaunay et Gadrey expliquent :

De tels services conduisent donc […] à l’éclatement de la notion d’output parce qu’il n’y a pas d’output, au sens précis de résultat spécifique de l’activité des unités prestataires, mais un ensemble d’effets sociaux de la consommation plus ou moins active des prestations, effets que l’on peut éventuellement baptiser output indirects ou médiats, parce qu’ils sont médiatisés par les individus… (1987, 207)

Dans le même ordre d’idée, Gorz fait la distinction entre connaissance et savoir. Il affirme : « …la connaissance renvoie à un objet  elle est transitive, “objective” , tandis que le savoir renvoie à la capacité d’un sujet vivant. » (2004, 210). Les connaissances relèvent d’opérations logiques. Elles relèvent de procédés formalisés. Les connaissances peuvent se maintenir indépendamment de toute expérience vécue. À l’opposé, les savoirs sont ancrés dans l’expérience vécue, par le fait d’être plongé dans des interactions vivantes. Les savoirs échappent à toute possibilité de formalisation. Ils s’assimilent à travers la pratique. Les services professionnels s’appuient toujours sur une part de savoirs fondés sur l’expérience vécue. Gorz explique :

La professionnalisation ne peut pas […] réussir à traduire en connaissances, en procédures homologuées, voire en science, la totalité des savoirs que des professionnels

mettent en pratique. Un reste plus ou moins important échappe à la formalisation. C’est en tant qu’il ne peut être ni entièrement enseigné ni réduit à une connaissance formalisable que le service professionnel conserve la marque de la personne qui l’exerce. Le service professionnel est en fait la mise en valeur d’un savoir sous la seule forme qui puisse objectiver celui-ci : celle des actes qui le démontrent. La production de ces actes implique nécessairement une part de production de soi et de don de soi. La chose est parfaitement évidente dans les services relationnels (éducation, soins, assistance), mais aussi dans les métiers artistiques, la mode, le design, la publicité.

La valeur d’un service est donc d’autant moins mesurable qu’il comporte une part plus grande de don et de production de soi, c’est-à-dire que son caractère incomparablement personnel lui confère une valeur intrinsèque qui prévaut sur la valeur d’échange normale. À la limite, le savoir-faire personnel transcende la norme des compétences professionnelles et apparaît comme un art dont le prestataire est un virtuose. (2003, 39- 40)

Cette distinction est importante lorsqu’il s’agit d’analyser les services marchands. Les services marchands sont différents des services non-marchands. Ils sont organisés et construits autour de transactions, de paiements, d’échanges. Par conséquent, ils nécessitent d’être découpés en actes, en traitements, en procédures et ainsi de suite. Ils doivent être spécifiés, formalisés. Les services marchands prennent nécessairement la forme d’unités de prestation, d’unités marchandes : l’heure d’enseignement, l’heure de consultation, la rédaction d’un document, etc. Il faut charger le service. Il faut donc préciser la nature du produit. Il faut préciser les procédures, les traitements et le déroulement de l’activité. Les clients doivent s’assurer qu’ils en ont assez pour leur argent. Les services marchands impliquent donc un mode de réification. Le produit immédiat est la seule dimension du service qui puisse être vraiment précisée, formalisée, programmée, objectivée. Il faut limiter la part de contingence humaine dans les échanges afin de les rendre prévisible. Delaunay et Gadrey expliquent :

La marchandise payée n’est pas, en effet, le résultat ultérieurement attendu de la consommation du service, mais, immédiatement, la prestation reçue elle-même, pourvue de certaines caractéristiques matérielles dans l’espace et dans la durée, et dotée d’un prix, très fortement déterminée par la valeur de la force de travail des prestataires. (1987, 208)

91

À la longue, la distinction entre produit immédiat et le produit médiat se brouille, se mêle. Le produit immédiat tend graduellement à incarner le véritable produit. Les prestataires consentent à une obligation de moyen. Les prestataires mettent leurs compétences à la disposition des usagers. Mais le champ relationnel reste relativement restreint. Seul le produit immédiat peut véritablement être spécifié, organisé, garanti, assuré. Le produit immédiat est de nature procédurale. Ainsi, le marché transforme la conception et la représentation du produit. Le marché sépare le geste de la personne. Delauney et Gadrey affirment :

Cette situation tend à faire apparaître l’acte, la prestation reçue comme le produit principal du service, alors que, pour des activités semblables, mais non marchandes, cette identification n’est pas suggérée par la structure économique. En d’autres termes, les rapports marchands induisent la représentation de la prestation de services payants comme un véritable output, et non pas seulement, comme on l’avait écrit jusqu’ici, comme un « pré-output ». (1987, 208)

Ainsi, le fait que l’heure de conseil ou de formation soit vendue « à l’unité » implique une série de contraintes et d’obligations réciproques des échangistes. Cela n’améliore pas nécessairement les effets de type final (output médiat) du service, mais contribue à en préciser les conditions d’exercice, à le standardiser ou à le définir plus exactement afin que chaque échangiste soit fixé sur ce qu’il apporte et ce qu’il retire de l’échange :

il s’agit d’un processus de réification sociale ayant incidemment des dimensions techniques (l’auteur souligne). (1987, 209)

Le marché ne permet qu’une intégration fonctionnelle des individus. Le marché établit des rapports fonctionnels entre les gens. Il s’agit de rapports purement matériels, instrumental. Cette logique purement instrumentale va à l’encontre de certains services relationnels qui nécessitent une implication humaine. Le marché ne permet que le langage de la rationalité économique. Gorz explique : « …les actions des individus sont coordonnées non sur la base d’un accord, mais d’interconnexions fonctionnelles, d’une manière qui ne correspond à aucune intention des acteurs et, dans la vie quotidienne, n’est le plus souvent pas perçue. » (1988, 62). Karpik explique :

Ces processus s’inscrivent dans l’opposition globale entre les « marchandises » et les « singularités ». Les premières relèvent de l’équivalence généralisée, les secondes […] sont « “uncommon”, incomparable, unique, “singular” », incommensurables en somme et, par voie de conséquence, exclues de l’échange […] En fait, dès lors que nous nous

occupons des valeurs, des raisons fort diverses peuvent justifier le refus du marché. (2007, 12)

Dans les services publics, la dimension médiate s’incarne dans les grands débats de société. Les enjeux sont multidimensionnels. Ils intègrent des représentations, des valeurs et autres. Ils débordent le simple calcul économique.

3.6 Le mode de socialisation des services et l’extension de la logique