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Le mode de socialisation des services et l’extension de la logique marchande

Chapitre 3 Services, productivité et produit : comprendre les limites

3.6 Le mode de socialisation des services et l’extension de la logique marchande

Delaunay et Gadrey (1987) développent deux grandes hypothèses sur le mode de socialisation des services :

1. Jusqu’à une époque récente, la forme marchande aurait été plutôt celle des activités de services où prédominait la caractéristique immédiate des résultats […] Inversement, et avec des gradations […] des formes de plus en plus détachées du marché auraient fonctionné dans les secteurs de service caractérisés par la présence d’exigences médiates, au-delà du résultat immédiat.

2. Il se produirait aujourd’hui un mouvement de remise en cause généralisée des frontières antérieurement admises entre l’immédiat et le médiat, sous l’effet de facteurs distincts : la crise de la rentabilité, la socialisation-globalisation des systèmes d’offre. (1987, 285-286)

La première hypothèse est historique. Depuis l’avènement de la société capitaliste, et jusqu’à une époque récente, les activités ont été réparties entre un mode de socialisation marchand et un mode de socialisation non-marchand. Cette répartition (qui est bien évidemment complexe et nuancée) a été déterminée, d’après Delaunay et Gadrey, par la dimension immédiate et la dimension médiate des activités. Ainsi, les activités à forte dimension immédiate ont relevé du marché et de l’analyse économique. Les activités à forte dimension médiate sont restées à extérieur du marché

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En somme, pendant longtemps, l’analyse économique s’est limitée aux activités tangibles, mesurables. L’analyse économique s’est limitée aux activités où le rendement du travail est directement calculable, aux activités qui peuvent être rationalisées et mener à des gains nets de temps de travail. Et inversement, les activités intangibles, médiates sont restées en dehors du champ d’examen de l’analyse économique.

Or, de nos jours, il semble que cette configuration soit en pleine mutation. Le champ d’intervention du marché s’étend graduellement aux activités immatérielles, intangibles où le rendement du travail n’est pas directement calculable. Par conséquent, l’analyse économique évolue et étend son domaine d’application. Il s’agit de la deuxième hypothèse de Delaunay et Gadrey. De ce fait, notre conception du produit immédiat et du produit médiat se transforme et évolue.

Delauney et Gadrey clarifient la première hypothèse en donnant quelques exemples. Ils analysent la distribution commerciale. La distribution commerciale est une activité complexe. La distribution commerciale est une activité de transfert de caractéristiques sociales. Elle arrange et facilite le transfert de propriété d’objets quelconques. Il n’y a pas de production matérielle au sens traditionnel du terme. La distribution commerciale s’inscrit dans une dynamique sociale d’ensemble. Malgré cette abstraction, la distribution commerciale prend généralement une forme marchande. La raison est simple : l’activité est de nature immédiate. L’activité s’inscrit dans le très court terme. Delauney et Gadrey expliquent : « …l’immédiateté de l’activité commerciale signifie que la profondeur du champ relationnel existant entre l’unité prestatrice et les usagers est relativement limitée. » (1987, 288). Il est possible de calculer le rendement du travail car les opérations sont reproductibles et standardisables.

Par opposition, Delauney et Gadrey donnent l’exemple du système judiciaire. Le système judiciaire est chargé de résoudre les litiges dans la société. C’est un appareil essentiel. Le fondement de son activité déborde bien évidemment le simple calcul économique. Il vise le respect de la loi. Il s’inscrit dans une dynamique institutionnelle et politique complexe. Il intègre des valeurs et autres. Les procès sont complexes et prennent du temps. Les procès visent d’autres motifs que leur simple réalisation. Ils ne s’inscrivent pas dans une logique de rendement. Leur déroulement est indépendant de leurs coûts. Ainsi, le système judiciaire prend généralement une forme non-marchande. La raison est simple : l’activité est de nature médiate.

Il faut préciser un point important. La détermination immédiate ou médiate des activités est de nature sociale (socialement construite). Il s’agit de caractéristiques sociales. Leur délimitation est floue et vague et elle évolue au gré de l’histoire. Delauney et Gadrey expliquent :

…la détermination médiate d’une prestation est toujours sociale, en dernier ressort. Elle ne résulte pas de caractéristiques physiques, mais de choix structurels ayant pour fondement aussi bien les dimensions de l’économie que celles de la politique et de la culture. Elle peut donc varier d’un pays à l’autre, d’un système social à un autre, d’une époque à une autre. (1987, 289)

Delaunay et Gadrey avancent deux raisons au progrès du marché. La première raison est liée à la crise de la rentabilité capitaliste. Delaunay et Gadrey n’entrent pas dans les détails. Ils constatent simplement que la tendance est à la compression des dépenses publiques. Les gouvernements cherchent à générer des économies et à pallier aux problèmes de la dette publique. Pour cette raison, ils s’associent davantage au secteur privé.

Par exemple, de nombreux gouvernements privatisent l’administration et la construction des prisons. La privatisation des prisons transforme l’administration de la justice. Les gouvernements

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privées (rentabilité). La dimension médiate se confond avec la dimension immédiate. Delaunay et Gadrey expliquent : « Ce serait à des salariés privés, éventuellement dotés d’un statut particulier, d’être les ordonnateurs des “valeurs de société”, aujourd’hui prises en charge par l’administration pénitentiaire. » (1987, 293).

Delaunay et Gadrey mentionnent également l’histoire de la compagnie aérienne Air-France. Air-France est demeurée une entreprise publique jusque dans les années 1990. Dans les années 1970-80, le transport aérien en France a été ouvert à la concurrence. Air-France était désavantagée par rapport aux autres compagnies aériennes privées. Elle devait assurer certains mandats publics (maintenir certaines liaisons aériennes, transporter du matériel sanitaire et autres). Ces mandats publics entraînaient des coûts. Air-France ne pouvait pas offrir des prix aussi compétitifs que les compagnies privées. C’était de la concurrence déloyale. Par la suite, les mandats publics ont graduellement été levés. Les enjeux économiques ont été priorisés.

Delaunay et Gadrey mentionnent aussi l’évolution de la télévision publique en France. La télévision publique en France a toujours des mandats publics : diffuser du contenu culturel et artistique, favoriser la transmission du savoir et de la création, refléter les différentes réalités régionales, etc. Toutefois, à partir des années 1980, la télévision publique a commencé à changer. Elle a commencé à se préoccuper davantage des cotes d’écoute. Les recettes publicitaires sont devenues un enjeu important. La télévision publique a adapté graduellement son contenu afin de capter davantage de téléspectateurs. Delaunay et Gadrey expliquent :

Le résultat de ce commerce triangulaire très particulier (recherche de financements publicitaires  recherche d’une audience  incitation du public capté à acheter les marchandises des annonceurs) est de faire prévaloir la recherche de l’audience sur celle de la création, c’est-à-dire de l’immédiat sur le médiat. Le produit culturel apparaît à la limite comme un prétexte, un support intermédiaire dans un système de conquête de marchés non culturels. Dans ces conditions, il est de l’intérêt des gestionnaires de chaînes impliquées dans cette logique de diffuser les émissions qui, tout en leur assurant

l’audience désirée, soient les moins coûteuses. Il en résulte, pour un pays de dimension moyenne comme la France, la tendance à acheter des programmes déjà partiellement rentabilisés ailleurs, notamment aux États-Unis. La contrainte de la rentabilité conduit non seulement à rechercher le plus petit commun dénominateur de la communication, pour un ensemble culturel donné, mais encore à internationaliser ce dénominateur. (1987, 296)

La deuxième raison au progrès du marché évoquée par Delaunay et Gadrey est encore plus profonde et cruciale. Il s’agit de la socialisation-globalisation des systèmes d’offre.

À mesure que le système économique se développe et se complexifie, le travail spécialisé s’étend et englobe de nouveaux domaines d’activités. La croissance économique nécessite constamment la création de nouvelles filières économiques. Il faut générer de nouveaux besoins, de nouvelles occupations. Les activités de services et les activités immatérielles se développent dans ce contexte et prennent graduellement de plus en plus d’importance. Ces activités pourtant n’ont aucune rationalité économique à l’échelle de la société. Elles ne visent pas à économiser des ressources et du temps de travail. Elles s’inscrivent avant tout dans une dynamique sociale et relationnelle. Comme l’explique Habermas : « L’argent est utilisé comme unité de mesure jusque dans les tâches qui n’ont pour but d’accroître la quantité de biens dont dispose la société. » (cité dans Gorz 1988, 173). Gorz explique :

Il ne s’agit plus, en effet, de socialiser les tâches afin qu’elles absorbent moins de temps

à l’échelle de la société ; il s’agit, au contraire, que ces tâches occupent le plus de gens et absorbent le plus de temps de travail possible, mais sous la forme, cette fois, de services marchands […] Donner du travail à faire, créer de l’emploi, tel est le but de la

nouvelle anti-économie tertiaire. (1988, 248-249)

La théorie économique a beaucoup évolué au cours des années. Son champ conceptuel s’est agrandi et s’est enrichi. Son champ d’intervention s’est élargi. La théorie économique intègre désormais une plus grande variété de phénomènes et de situations.

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Pendant longtemps, la théorie économique a eu du mal à analyser les services, les activités relationnelles. L’échange n’est pas médiatisé par un objet extérieur (formule homme  homme (H-H) plutôt que formule homme  objets  homme (H-O-H)). Il y a beaucoup d’incertitude.

L’analyse des services est restée vague et floue pendant longtemps (ou même inexistante). Les activités de type H-H échappait à l’analyse économique traditionnelle. Les activités de type H- H appartenaient à d’autre formes de socialisation, de coordination et de régulation, hors marché.

Aujourd’hui, les grandes mutations des sociétés capitalistes s’inscrivent justement dans ce désir d’adaptation, d’intégration, d’assimilation de ce « problème des rapports sociaux de services ». La théorie économique a évolué. Elle dispose désormais des moyens et des outils pour analyser les activités de type H-H. Delaunay et Gadrey expliquent :

Le rapport social de service est le concept d’une réalité générale, que la structure industrielle capitaliste a, dans ses débuts, enfoui dans son inconscient, mais dont la complexification contemporaine de la production, des échanges, ou de la vie courante, conduit à la résurgence. Tel qu’on peut l’observer, il semble que ce mouvement soit porteur de phénomènes profondément transformateurs de la société : affirmation des individus dans le contexte d’une socialisation objective croissante des systèmes d’offre ; liaison de la production et de l’usage […] ; aspirations diversement formulées et ressenties à l’autogestion de la production ; importance accrue du « capital humain » en liaison avec l’exigence de services complexes. Le développement actuel de la société de service est vraisemblablement l’un des points parmi les plus solides, quoique parmi les plus difficiles à cerner, de maturation de la démocratie économique et politique. (1987, 316-317)

Chapitre 4 - Services et marché : la rupture épistémologique de la