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Chapitre 2 Évolution des courants théoriques sur les services

2.1 La théorie post-industrielle et l’inexorable progression des services

La théorie post-industrielle apparaît au tournant des années 1960. Daniel Bell est un auteur important de ce courant. Dans son ouvrage The Coming of Post-Industrial Society, A Venture in Social Forecasting (1976), il s’intéresse aux mutations de l’économie américaine. D’après lui, quatre grands traits caractérisent les sociétés post-industrielles.

Premier trait des sociétés post-industrielles : les sociétés post-industrielles sont caractérisées par la prédominance des activités de services. La grande majorité des emplois sont dans les services. Deux raisons expliquent la progression des services dans l’économie. La première raison se rapporte à des facteurs de demande : à mesure que le revenu des ménages augmente, la part de leur revenu consacrée aux biens supérieurs de type « service » augmente également. La deuxième raison se rapporte à des facteurs d’offre : les progrès techniques sont plus faibles dans les services, ce qui conduit à des écarts structurels de productivité entre le secteur industriel et le secteur des services.

La première raison est liée à la « loi d’Engel » et découle d’analyses statistiques. Le raisonnement est simple. La demande est répartie en trois catégories : 1) les biens de première nécessité (secteur agricole, dépenses alimentaires, logement), 2) les biens de seconde nécessité (industrie, consommation de masse, biens ménagers) et 3) les biens dits « supérieurs » (services, loisirs, divertissement, santé, éducation). À mesure que le pouvoir d’achat des ménages augmente, la demande se déplace d’une catégorie à l’autre par palier de saturation successif. Éventuellement, les biens supérieurs de type « service » comme l’éducation et les loisirs représentent la portion la plus importante de la demande.

La deuxième raison est liée au modèle de « croissance déséquilibrée » de Baumol (1967). Le modèle de Baumol comporte trois étapes logiques. Premièrement, l’économie est répartie en deux grands secteurs d’activité : un secteur à forte croissance (grand potentiel d’innovation technique, associé à l’industrie) et un secteur stagnant (potentiel d’innovation technique quasi nul, associé aux services). Pourquoi un secteur croissant et un secteur stagnant ? Une variable importante différencie les deux secteurs : le rôle et la valeur du travail dans le processus de production. Dans le premier secteur, le processus de production combine deux grands facteurs : le capital et le travail. Le travail ne représente qu’un simple input parmi d’autres dans l’élaboration du produit final. Il est possible de substituer de la force de travail pour du capital matériel et technique (grâce à l’investissement en machinerie) et espérer ainsi des gains de productivité. Dans le second secteur, le travail est le seul facteur déterminant dans le processus de production. Il est directement associé au produit final. En somme, le travail est l’output final. De Bandt affirme : « Il y a, relativement parlant, peu de capital et les possibilités de substitution du capital au travail sont limitées. » (1991, 52). Baumol donne un exemple. Il s’inspire des concerts de quintette à vent. Dans un concert de quintette à vent, le produit final est la performance musicale. Tenter de diminuer le temps de travail nécessaire par représentation semble complètement absurde. Deuxièmement, le modèle de Baumol émet deux postulats : 1) les salaires dans l’économie évoluent au même rythme et dans les mêmes proportions (évolution en parallèle) grâce aux effets de diffusion et cela malgré l’écart de croissance entre les deux grands secteurs de l’économie, 2) les coûts salariaux sont les seuls coûts dans l’économie. De ce fait, le modèle de Baumol déduit qu’en situation de croissance économique les coûts du secteur stagnant augmentent (hausse des coûts salariaux due aux effets de diffusion) et les coûts du secteur croissant restent relativement constants (effet de compensation entre

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l’économie : 1) soit la demande pour les services (secteur stagnant) est élastique aux coûts/prix et dans ce cas, la demande pour les services est amenée éventuellement à disparaître, 2) soit la demande pour les services (secteur stagnant) est inélastique aux coûts/prix et dans ce cas, le coût des services augmente avec la croissance économique et le niveau de vie. Dans le second cas, qui selon Baumol semble plus plausible, le modèle aboutit essentiellement à deux conclusions : d’une part, une portion croissante de la main-d’œuvre est amenée à travailler dans les services (secteur stagnant) et d’autre part, le taux de croissance économique tend asymptotiquement vers zéro (si la population active reste constante). En somme, les surplus dégagés par le secteur en croissance sont systématiquement réacheminés vers le secteur stagnant (associé aux services), ce qui a pour effet de baisser graduellement le taux croissance économique à long terme.

Deuxième trait des sociétés post-industrielles : les sociétés post-industrielles sont caractérisées par la progression d’un certain type de services : les services à caractère collectif, liés au bien-être et au développement social. Bell fait de nouveau appel à la « loi d’Engel ». Il explique qu’il est possible de distinguer quatre phases successives dans l’évolution de la demande des services. La première phase correspond aux services liés au développement industriel, souvent des grands réseaux d’infrastructure (transport ferroviaire, réseau électrique, eau courante). La deuxième phase correspond aux services liés à l’accès à la consommation de masse (banques, assurances, distribution). La troisième phase correspond aux services personnels (loisirs, voyages, sports). Finalement, la dernière phase correspond aux services à caractère collectif, axés sur le bien- être et le développement social (éducation, santé, environnement). Ainsi, dans la société industrielle, les services concernent avant tout la production et les besoins immédiats et dans la société post-industrielle, les services concernent avant tout l’homme, la qualité de vie et le bien- être collectif. Bell affirme : « Ce qui caractérise le travail dans la société post-industrielle, c’est que

les hommes y ont affaire à des hommes plutôt qu’à des machines : c’est là le fait déterminant. » (cité dans Delaunay et Gadrey 1987, 119).

Troisième trait des sociétés post-industrielles : les sociétés post-industrielles sont caractérisées par la primauté du savoir théorique et la primauté de l’information. En effet, les sociétés post-industrielles sont dominées par les services, ce qui implique que les transactions ne sont plus médiatisées par des objets matériels extérieurs. Les services se rapportent plutôt à des relations directes entre individus. Les activités de services consistent avant tout à la production et à l’échange d’informations et de savoirs. Le facteur « travail » et l’aspect relationnel priment, contrairement à l’industrie, où les possibilités de substitution entre le travail et le capital (machinerie) sont plus importantes. Les services sont plutôt caractérisés par une faible intensité en capital, ce qui explique le faible potentiel de gains de productivité. Dans la société post-industrielle, l’accumulation et la diffusion du savoir devient un enjeu stratégique. Le problème central est l’organisation de l’infrastructure scientifique et le développement du réseau universitaire. Bell explique que l’activité

…s’y déroule entre les personnes. Ce qui compte, ce n’est ni le muscle, ni l’énergie, mais l’information. L’homme clef est le professionnel, le spécialiste qui, grâce à son instruction et sa formation, possède les compétences auxquelles la nouvelle société fait de plus en plus appel. Si la société industrielle se définit par un niveau de vie déterminé par un certaine quantité de biens matériels, la société post-industrielle se reconnaît à la qualité de la vie qu’y assurent les commodités et les satisfactions (santé, enseignement, loisirs, activités culturelles) qu’il paraît aujourd’hui souhaitable et possible d’offrir à chacun. (cité dans Delauney et Gadrey 1987, 116)

Dernier trait des sociétés post-industrielles : les sociétés post-industrielles sont caractérisées par le déclin de la classe ouvrière et la montée en puissance d’une nouvelle classe de travailleurs : les professionnels et les techniciens. La progression des services et l’importance croissante du

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personnels de santé, ingénieurs, scientifiques et autres) augmentent et prennent de l’importance dans la société. La nouvelle prééminence des travailleurs intellectuels entraîne une mutation dans les systèmes de valeurs et les méthodes de gestion. Bell explique que la société passe d’un modèle « économiste », caractérisé par le fordisme, à un modèle « sociologiste », poussé par la progression des services collectifs supérieurs. Des modes de régulation plus concertés et moins individualistes se développent. L’économie est davantage socialisée. L’émergence des professionnels est au cœur de cette transformation.

La théorie post-industrielle demeure à ce jour une théorie très influente. La théorie post- industrielle a prédit avec justesse l’évolution croissante des services dans l’économie. Aujourd’hui, les activités de services représentent une part croissante de l’activité économique.

En terme quantitatif, le secteur des services était devenu, en 1970, le plus important au sein de presque toutes les économies des pays membres de l’OCDE (figure 1). La part des services dans l’économie a augmenté fortement par la suite. En l’an 2000, elle représentait entre 60 et 80 p. 100 de la valeur ajoutée totale de la plupart des économies des pays membres de l’OCDE. (Wölfl 2006, 320)

En termes d’emploi, 90% du total des emplois créés au Canada entre 1976 et 2002 l’ont été dans le secteur des services. Alors que le pourcentage d’emplois relevant des services était de 66% en 1976-1977, il atteignait 74% en 2001-2002. (Acharya 2006, 95)

La théorie post-industrielle s’est développée durant une période de prospérité économique (1960 - début 1970). Ceci transparaît dans le ton plutôt optimiste des auteurs de ce courant. L’analyse de Bell demeure pertinente encore aujourd’hui, mais elle comporte quelques limites. Premièrement, elle néglige la capacité d’inertie du modèle industriel et le potentiel d’industrialisation ou de rationalisation de certains services. Deuxièmement, elle néglige l’importance stratégique du secteur industriel.

2.2 Les théories néo-industrielles et la problématisation de la productivité dans