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Chapitre 3 Services, productivité et produit : comprendre les limites

3.1 Comprendre la notion de productivité

La productivité est une notion centrale en économie. La productivité rend compte du résultat d’une activité économique. Elle compare une quantité d’output et une quantité de travail. Elle mesure le rendement du travail. Pour comprendre la notion de productivité, il faut comprendre la notion de produit. Fourastié définit la productivité comme étant le « volume des produits obtenus, dans l’unité de temps et par tête d’ouvrier, dans une branche donnée de l’économie. » (cité dans Jany-Catrice 2012a, 32).

Mesurer la productivité implique d’identifier clairement une unité de produit et une unité de production. Il faut également identifier un intervalle de temps. L’équation pour mesurer la productivité va comme suit : 𝜋𝜇(𝑡, 𝑡′) = 𝑄 𝐿⁄ . La productivité 𝜋 se rapporte toujours à une unité

de production 𝜇 pour un intervalle de temps (𝑡, 𝑡′). Ensuite, la productivité est égale à la quantité

produite 𝑄 sur la quantité de travail dépensée 𝐿.

Parfois, l’unité de production obtient plusieurs produits différents (un output hétérogène). Le produit total de l’unité de production est représenté par un vecteur (𝑞𝑖) où 𝑖 représente chaque

produit différent. Dans ce cas, soit le processus de production est artificiellement fractionné afin de déterminer la part totale du travail correspondant à chaque produit. Soit chaque produit est ramené à une seule et même variable, l’indice de volume (la quantité multipliée par la valeur à prix constant, donc la quantité multipliée par le prix d’une date de base). Il faut faire correspondre un prix à chaque produit. Le produit total se rapporte à un montant (l’indice de volume). Cette option est plus simple. Elle est fréquemment utilisée.

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considération les consommations intermédiaires et mesure plutôt la valeur ajoutée par rapport à la quantité de travail. Pour calculer la valeur ajoutée, les économistes utilisent la méthode de la double déflation. Le volume de la production brute (la valeur produite ou 𝑉𝑃) est égal à la somme du volume des consommations intermédiaires (𝐶𝐼) et de la valeur ajoutée (𝑉𝐴). Afin d’obtenir la valeur ajoutée, il suffit de retrancher le volume des consommations intermédiaires à la valeur produite : 𝑉𝑃 = 𝐶𝐼 + 𝑉𝐴 ⟹ 𝑉𝐴 = 𝑉𝑃 − 𝐶𝐼. L’équation pour calculer la productivité nette va comme suit : 𝜋𝑛 = (𝑉𝑃 − 𝐶𝐼) 𝐿⁄ = 𝑉𝐴 𝐿⁄ .

Mesurer la productivité dans les services pose de nombreuses difficultés. La plupart du temps, il est impossible d’identifier une unité de produit de manière univoque. La définition du produit est toujours sujette à interprétation. Jany-Catrice explique :

Toutes les économies occidentales sont aujourd’hui massivement tertiarisées, c’est-à- dire qu’il s’agit moins de produire des volumes de biens matériels, à partir de systèmes mécanisés, que de soigner, d’accompagner, d’éduquer et d’informer, ce qui exige souvent un engagement total de soi. Or, le concept de croissance a été élaboré et pensé autour d’un projet d’expansion des volumes de production : peut-on penser les « volumes » de santé, d’éducation, d’accompagnement de manières similaire à l’expansion des volumes industriels ? (2012a, 33-34)

À quoi correspond une unité d’enseignement, une unité de santé, une unité de conseil ? La décision n’est certainement pas évidente. Définir la moindre quantité est très difficile et souvent antinomique avec la notion même de service. L’output est nécessairement flou. Djellal et Gallouj explique :

Il est toujours difficile, dans les services, d’identifier le produit (ou l’unité de produit), c’est-à-dire le numérateur du ratio de productivité. Ainsi, l’unité de produit d’un constructeur d’ordinateurs est un ordinateur, mais quelle est l’unité de produit d’un cabinet de consultant, d’une banque ou d’un hôpital ? Ceci ne signifie pas qu’il n’existe pas de réponse à cette question, mais des réponses multiples, contradictoires, toutes aussi légitimes les unes que les autres. (2007, 75)

Puisqu’il n’y pas de production tangible ni matérielle, il est hasardeux d’imputer la moindre variation dans la valeur produite à une variation dans la quantité produite. En fait, il est impossible

de distinguer une variation dans les prix/coûts (la valeur nominale) d’une variation dans les quantités produites (la valeur réelle qui prend en compte la production réelle, la création de richesse). Il est impossible de neutraliser le mouvement des prix/coûts. Il est donc impossible d’établir le moindre indice de volume. La quantité n’est jamais clairement identifiable. Le résultat est toujours sujet à interprétation. Gomez explique :

[Les] agents sont confrontés à une double inconnue :1) sur les prix des objets échangés et 2) sur la qualité de ceux-ci […] Tenter de résoudre cette double indétermination conduirait à un problème insurmontable : trouver une solution unique à une équation à deux inconnues. Aussi, la solution la plus simple, consiste à poser l’une des deux inconnues comme un paramètre et de supposer donc que la qualité est connue et admise… (1994, 56-57)

Gadrey (1996) répertorie six méthodes (tentatives) de mesures de volume dans les services. Toutes entraînent des difficultés. La première méthode compare l’évolution de la valeur de l’output de l’unité prestatrice (les bénéfices par exemple) avec l’évolution générale des prix dans l’économie (indice des prix à la consommation par exemple) durant un intervalle de temps. Cette méthode pose évidemment problème. Si par exemple une firme industrielle obtient des gains de productivité durant une année, mais que durant cette même année les prix unitaires de ses produits baissent et que par le fait même ses bénéfices baissent, et que pendant ce temps l’évolution générale des prix ne change pratiquement pas, alors cette méthode conduit à ignorer tout simplement les gains de productivité et conduit peut-être même à mesurer des baisses de productivité.

La deuxième méthode compare l’évolution de la valeur de l’output de l’unité prestatrice avec l’évolution des prix dans l’ensemble du secteur/domaine d’activité durant un intervalle de temps. La logique est pratiquement la même que pour la première méthode et pose les mêmes problèmes.

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temps. La logique est pratiquement la même que pour la première et la deuxième méthode et pose les mêmes problèmes.

En fait, les méthodes 1, 2 et 3 se rapportent toutes aux approches « indicielles » et posent toutes les mêmes difficultés. Elles comparent des variations de prix avec d’autres variations de prix (ce que l’on nomme la déflation) et tentent de dégager une valeur réelle.

La quatrième méthode est carrément tautologique : la masse salariale de l’unité prestatrice sert d’estimation du « produit » en volume. En somme, l’output est mesuré par la masse salariale, une dimension de l’input. Ainsi, la productivité ne peut être que nulle puisque le numérateur est exactement pareil au dénominateur (𝜋 = 𝐿 𝐿⁄ = 1). En fait, l’idée est que les services produisent au moins autant que ce qu’ils coûtent en salaires.

La cinquième méthode tente d’approximer une quantité produite en se servant d’actes ou d’opérations dans l’activité. Il s’agit en fait d’associer directement l’output à un nombre d’actes ou d’opérations. La difficulté réside dans le fait que les opérations ou les actes retenus ne sont jamais vraiment représentatifs de l’activité. Par exemple, afin de mesurer le produit de la recherche scientifique, les gestionnaires/statisticiens comptent le nombre d’articles publiés (pondérés souvent en fonction du prestige de la revue). Est-ce que l’augmentation du nombre de publications scientifiques est vraiment représentative de l’avancement du savoir scientifique ?

La sixième méthode utilise le nombre de bénéficiaires ou le nombre d’utilisateurs, plutôt que le nombre d’actes ou d’opérations, comme valeur quantifiable. Les difficultés sont les mêmes que dans le cas précédent. Par exemple, afin de mesurer le produit du système de santé, les gestionnaires/statisticiens comptent le nombre de bénéficiaires. Est-ce que l’augmentation du nombre de bénéficiaires est vraiment représentative du progrès de la santé ?

L’économiste Jacques de Bandt affirme :

On en revient toujours, dans tous les cas mentionnés, au même problème : il est difficile, voire impossible, de définir une unité de mesure de prestation de service et par conséquent de suivre l’évolution du prix par unité de service et des quantités de ce service.

Par voie de conséquence, on cherche à contourner le problème moyennant un certain nombre d’hypothèses : mais on ne fait jamais que le déplacer, et en définitive, on fait comme si on était capable de mesurer la quantité produite.

La situation est assez paradoxale. Tous les spécialistes savent que, dans le cas des services, la mesure de la production, en quantité et en volume, n’est pas possible, sinon de manière arbitraire. Mais comme, pour les besoins de la comptabilité nationale, on a besoin de mesures en volume ou à prix constant, on propose, sur la base d’un certain nombre d’hypothèses, des mesures, qui sont et demeurent arbitraires. (1991, 119)

Comme exemple, voici un extrait du rapport Mesures de prix et de volume pour les services non marchands de Peter Hill (OCDE, 1975). Cet extrait compare les différentes méthodes de mesures de volume dans les services d’enseignements en Europe.

…les services d’enseignement marchands ont en règle générale moins d’importance que les services de santé marchands dans la plupart des pays, si bien que l’on s’attache essentiellement à l’analyse des services d’enseignement non marchands. Il est également difficile de se rendre compte pour certains pays s’il existe une différence concrète entre les méthodes adoptées pour les services de santé marchands et les services de santé non marchands.

Belgique

Dans le cas des services d’enseignement marchands, la valeur ajoutée est déflatée à l’aide de l’indice des prix à la consommation […]

Danemark

La valeur ajoutée est extrapolée à l’aide de l’indice de l’emploi.

France

La valeur ajoutée aux prix courants est déflatée à l’aide d’un indice des taux de rémunération.

Allemagne

Pour les services d’enseignement marchands, la production aux prix courants est déflatée à l’aide d’un indice de prix spécialement construit qui se rapporte aux inputs de travail et d’équipement. La valeur ajoutée est estimée à l’aide d’une double déflation.

Dans le cas des services d’enseignement non marchands, les variations de la valeur ajoutée brute sont mesurées en fonction de la masse salariale déflatée à l’aide d’un indice des taux de rémunération, un ajustement étant opéré en hausse pour tenir compte des

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Irlande

La valeur ajoutée est extrapolée à l’aide d’un indice d’emploi des enseignants pondéré par les taux de rémunération.

Italie

Les variations de la production réelle de l’enseignement sont estimées à l’aide du nombre d’élèves inscrits dans les divers types d’écoles. Les variations de la valeur ajoutée sont estimées par double déflation.

Luxembourg

La valeur ajoutée est extrapolée à l’aide d’un indice de l’emploi et d’un ajustement en hausse pour tenir compte des progrès de la productivité.

Pays-Bas

L’output des services d’enseignement est extrapolé à l’aide d’un indice de l’emploi dans le secteur de l’enseignement.

Royaume-Uni

La valeur ajoutée est extrapolée à l’aide d’un indice des travailleurs occupés dans les différents secteurs de l’enseignement, pondéré par les taux de rémunération.

Remarques :

a) La méthode la plus répandue consiste à calculer les variations de la production réelle et/ou de la valeur ajoutée à prix constants de l’enseignement, qu’il s’agisse des services marchands ou non marchands, sur la base des indices de volume des inputs de travail. Ces indices peuvent être calculés, soit directement à partir des données sur l’emploi, soit indirectement en déflatant la masse salariale à l’aide d’indices des barèmes de rémunération. Dans l’un et l’autres cas, le coefficient de pondération retenu pour les travailleurs des différentes années est fondé sur le barème de rémunération dans la période de base. Dans certains pays, les indices de l’emploi peuvent être limités aux enseignants travaillant dans les établissements d’enseignement, alors que dans d’autres, les indices peuvent couvrir toutes les catégories de travailleurs occupés dans l’enseignement.

b) Le seul pays qui semble suivre les principes recommandés dans ce rapport (fonder la mesure de la production sur l’effectif des élèves et non sur celui des enseignants) est l’Italie. (cité dans Gadrey 1996, 72-73)