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Quai d'Ouchy L'endroit du décor

Dans le document Parcs et promenades pour habiter (Page 37-41)

Le quai d'Ouchy est en quelque sorte la promenade des Anglais de Lausanne. C'est l'un des rares grands projets réalisés à la fin du siècle

dernier (1896-1901), qui débute

dans

le port d'Ouchy (haut-lieu

touristique et plutôt chic de la ville) et mène jusqu'à la Tour Haldimand, folie ruinesque construite en 1823 par le propriétaire de l'ancienne

parcelle du Denantou. Son

espace

linéaire est aménagé selon une

géométrie et un rythme absolument réguliers, juxtaposant respectivement le trottoir au bord de la route, une bande de parterres floraux et d'arbres rares, aujourd'hui centenaires, qui font l'objet de soins botaniques spécifiques, un double mail planté qui abrite la grande allée, le parapet et les rochers brise-vagues en contrebas. La longueur totale du quai est

d'environ un kilomètre; sa configuration implique un aller et un retour

pour le promeneur; tous les deux ou trois cent mètres, une avancée en demi-lune ponctue la continuité du cheminement. L'ensemble implique une déambulation plutôt tranquille et réglée, une certaine tenue, voire de

véritables manières : c'est un

lieu de parade

où l'on se toise - un peu

comme

si

des traces de modes de vie aristocratique continuaient à induire

un certain type de comportement, décalé par rapport à l'époque actuelle. Mise en scène, en perspective et en cadre - du promeneur, du lac et des Alpes. C'est autant le lieu de promenade rituelle et familiale du dimanche que le lieu de mise en scène du paysage et du spectacle de la nature : les mondanités peuvent se faire devant le tableau des Alpes, cadrées mille fois par le même alignement d'arbres.

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2.2.

RALENTIR

La séquence s'ouvre sm un long travelling latéral pris depuis une

voiture : pendant une demi-minute, un bateau de la CGN semble se

faufiler derrière l'alignement des arbres que l'on voit défiler

à

toute

vitesse le long du tracé. Cet effet de poursuite est brutalement interrompu par une suite de plans alternés gauche-droite, pris dans l'axe de l'allée en contreplongée et montrant au ralenti le passage de têtes raides sur fond de feuillage et plein ciel. Le défilement de ces images au ralenti leur confère un caractère un peu inquiétant. Puis vient la quiétude d'un samedi ou d'un dimanche après-midi. Un plan fixe au raz du sol montrant la voûte végétale du mail principal avec le cheminement tranquille et frontal de groupes de touristes, d'une vieille dame, de quelqu'un qui se baisse pour caresser un petit chien, ... Deux ou trois plans montrant des personnes âgées en couple ou en groupe assises sur les bancs latéraux, face au défilé

des gens et

à

la vue du lac. Enfants, parents, touristes ou autochtones,

vélos, poussettes ou jeunes patineurs qui slaloment entre les arbres et les

vieilles dames. Une petite fille qui essaye de regarder

dans

une longue vue

orientée vers le cie� des jeunes sur le parapet. La séquence s'achève en

fondu enchaîné sur le caractère immuable du lac, plan

fixe

sur l'horizon

savoyard (trois voiliers, trois canards) puis sur l'une des demi-lunes, signalées par un saule pleureur, en avancée sur le lac.

2.3. L\

LIMITE,

lA PROMENADE ET LE REGARD

Espace bien connu des autochtones et des étrangers, le quai d'Ouchy marque le territoire réel et imaginaire lausannois de manière profonde et

incontournable.

TI

le

cadre,

en trois sens différents. D'abord, c'est une

limite topologique forte, artificielle et naturelle à la fois

-cadre de

la

ville;

ensuite, c'est un

lieu de promenade

rituelle et de sociabilité urbaine -

cadre de la scène; enfin, c'est un

espace du regard

qui s'inscrit sous le

signe du spectaculaire -cadre du paysage. La territorialité, la parade et le

spectacle. Tels sont les trois thèmes les plus redondants.

1.

TERRITORIAUI'E.

Tout le monde attribue la prégnance du Quai

d'Ouchy

dans l'imaginaire lausannois à son caractère de limite

... Le Quai

d'Ouchy cerne le territoire urbain, marque la frontière entre le lac et la ville, dessine une ligne de démarcation entre deux aires géographiques

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cette limite-là sur le papier 6. Impossible de décrire La

usann

e sans

évoquer les bords du lac, avec le parc populaire de Vidy d'un côté, mais le quai d'Ouchy, centenaire, de l'autre. Mais ces propriétés strictement géographiques n'expliquent pas

la

force fondamentale qu'on lui attribue. Pourquoi ?

D'abord, la limite a une

épaisseur physique,

de sorte qu'elle assume un rôle paradoxal : elle relie et sépare à la fois.

La

séparation est double : d'un côté, la promenade d'Ouchy est à distance de la ville, puisqu'elle est bordée sur toute sa longueur de grands parcs ou de propriétés privées qui ne laissent apparaître aucun immeuble ou espace bâti urbain; de l'autre côté, c'est le lac qu'elle met à distance puisque la largeur du parapet et la hauteur de l'enrochement de la digue interdisent l'accès à l'eau. Mais il en est de même de la liaison : d'une part, la promenade est un espace vert fortement végétalisé qui fait le lien avec la face naturelle d'un paysage de montagnes, d'autre part c'est un espace minéral, fortement structuré qui rappelle que l'on est sur un territoire urbain.

Ensuite, la limite a une

épaisseur imaginaire,

ce qui signifie cette fois que sa valeur est autant abstraite que concrète. On pourrait même dire que la force du quai d'Ouchy, c'est non seulement d'établir le lien et la distinction entre le végétal et le minéral - comme entre la terre et l'eau -, mais aussi de montrer la fragilité de la limite entre le concret et l'abstrait, entre l'expérience vécue et

la

représentation connue.

En effet, de nombreuses remarques font état de

l'abs

tra

ctio

n

du

lieu.

D'abord, la structure rigoureuse de ses aménagements le font apparaître comme une ligne géométrique pure : on insiste sur sa continuité,

sa linéarité et son horizontalité; on relève le rythme absolument régulier des plantations, la ponctuation de l'ensemble par trois demi-lunes qui avancent en balcon sur l'eau, le découpage du quai en trois bandes longitudinales homogènes Qe trottoir, les parterres, le promenoir, l'alignement végétal, le parapet). "C'est plat, c'est mesuré, c'est

sans

surprises". Ensuite, l'abstraction de cette ligne est encore renforcée par une métrique implacable, mais paradoxale : pour les uns, le rythme régulier rend le quai interminable, ennuyeux et

sans

bornes ("C'est un cheminement qui n'a ni queue ni tête"); pour les autres, le quai d'Ouchy est au contraire une unité, un segment de droite, borné à ses deux

6 Ce que montrent sans exception les cartes mentales que nous avons récoltées

dans la première phase de ce travail. Cf. P. AMPHOUX, C. JACCOUD, Parcs et promenades pour habiter, Tome 1, op. cil.

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extrémités par le Château et la Tour Haldimand, une sorte de kilomètre­ étalon, dont les plantations régulières, telles les graduations d'une règle, viennent mesurer les longueurs parcourues et donner l'échelle de la ville (est -ce un hasard si le quai d'Ouchy, sur la carte la

usann

oise, se place

dans

le bas à droite). Quelques notes exotiques comme

la

présentation de palmiers l'été, le côté "défilé de mode" ou "présentation d'une collection" de l'alignement des grands arbres, le fait que cette allée ne mène nulle part et ne serve à rien, viennent encore renforcer ce sentiment d'abstraction.

Mais ces représentations abstraites ne sont jamais séparées de

l'expérience concrète

que l'on a du Quai d'Ouchy. D'une part, celui-ci

fonctionne

dans

l'imaginaire comme un monument d'histoire de la ville et comme un instrument de rémanence de son propre vécu :

la

prégnance du XIXème siècle évoque

la

bourgeoisie de l'époque, les touristes anglais et les ballades en calèche que l'on croit retrouver

dans

les comportements actuels; et il est rare, pour les La

usann

ois, que ce lieu ne rappelle pas quelque promenade familiale ou jeu d'enfance sur le parapet - de sorte que l'on y revient, fatalement, une fois ou l'autre, régulièrement ou exceptionnellement, seul ou en famille, en semaine ou surtout le dimanche. Quelqu'un dit qu'il y a un côté "tour du propriétaire"

dans

ces promenades dominicales; "La bourgeoisie la

usann

oise, de tradition paysanne, vient ici comme on faisait jadis le tour de son domaine", comme pour s'assurer de la réalité de ce que l'on possède, comme

si

le quai d'Ouchy était le lieu privilégié de tels rituels de réappropriation. Oui, ceci est bien ma ville et rien n'a changé - l'allée, le lac, les Alpes; tout est là, en ordre et à sa place. D'autre part, le Quai est un promenoir, au sens le plus pur et le plus dur du terme, ce qui veut dire qu'il n'a d'autre fonction que de "faire marcher les gens" ou de "les envoyer promener", puisqu'il n'offre

ni but, ni destination et que sa structure contraignante oblige le promeneur à revenir sur ses pas, une fois qu'il est arrivé au bout. Certains décrient l'inutilité d'un tel trajet, d'autres vantent cette oisiveté, devenue trop rare aujourd'hui; certains rappellent l'ennui de ces promenades, d'autres qu'il suffit de se trouver une fois ici avec une fille pour que tout se retourne et "que cela devienne un lieu de rêve". Dans tous les cas, on ressent fortement la nécessité d'une telle inutilité, le rôle essentiel de tels parcours, qui s'enracinent

dans

d'anciennes traditions terriennes, comme si certains Lausannois avaient

besoin,

périodiquement, de concrétiser par

la

marche (qui est une façon de marquer le territoire - de l'arpenter)

la

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2. PARADE. Le premier argument était spatial, le second est social.

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