CHAPITRE 3 : LES JEUNES ET L’ÉMERGENCE DE PRATIQUES
3.3 En quête d’informations divergentes
Une tendance forte ressort des enquêtes qualitatives que nous avons
menées : la quête des informations divergentes serait corrélée à la théorie du
complot. Elle découle de la défiance des jeunes vis-à-vis des politiques, des
gouvernants (financiers, médiatiques…). Dans le numéro de janvier de la revue
Phosphore (dédiée aux jeunes), cette tendance transparait dans les propos de
quelques uns :
Robin : « Certains artistes sont parfois : musique, mode, arts… Pour réussir dans
tous ces domaines, ils doivent être appuyés par des gens très puissants ! On entend
parler des Illuminatis dans la cour, sur le Net. Au final, il doit y avoir une part de
vrai ».
Solène : « La vérité n’existe dans aucun domaine, pas même la science. Du coup,
on peut tout remettre en question ».
Sophie : « Quand on commence à douter, c’est dur d’en sortir : on se dit que si un
évènement est faux, les autres peuvent l’être aussi, et c’est sans fin ».
Horine : « Les sectes ont intérêt à recruter des stars, car ce sont des gens influents.
Tom Cruise, par exemple, est scientologue. Et les autres ? ».
Louis : « On nous cache des choses qu’on ne soupçonne même pas. Mais on ne
peut pas l’affirmer, puisqu’on ne sait pas si c’est vrai ! Seuls ceux qui sont tout en
haut du pouvoir savent absolument tout de l’histoire réelle ».
Marine : « Les paroles des politiques ne sont pas conformes à leurs actes. Ça casse
la confiance ».
Source : Phosphore, n°56, janvier 2015
Ainsi, au regard de ces propos, la théorie du complot appelée aussi le
conspirationnisme repose sur la croyance selon laquelle un groupe occulte
d’individus contrôlerait le monde par les moyens possibles et inimaginables : la
politique, la finance, les médias, ou toute autre organisation qui aurait des intentions
manipulatrices et prédatrices. La thèse principale du complotisme est que « rien n’est
un hasard ; tout est calculé et lié ». Au surplus, la théorie du complot servirait aux
intérêts des puissants de ce monde en confortant leur légitimité dans l’imaginaire
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collectif des individus. Par exemple, de certaines personnes pensent que les
attentats du 11 septembre 2001 sur les tours jumelles « World Trade Center »
n’auraient pas été faits par les Al-Qaida et Ben Laden. Mais qu’ils auraient été
orchestrés par l’administration américaine dans le but de justifier la guerre en Irak.
Selon un sondage de l’institut TNS-SOFRES/Logica réalisé en 2008, 11% de
l’ensemble de la population française pensaient que ce sont les Américains
eux-mêmes qui ont organisé les attentes. Les résultats de l’enquête montrent qu’il y a
une plus grande propension pour les jeunes à croire à la théorie du complot sur les
attentats du 11 septembre 2011. En effet, c’est chez cette catégorie de la population
que le taux est le plus élevé (10 points de plus par rapport à l’ensemble). Chez les
jeunes de 15-24 ans, le taux est de 20% et 21% chez les étudiants.
Par ailleurs, en 2015, une enquête menée par Opinionway pour le compte de
l’UEJF (Union des étudiants juifs de France) révèle que les jeunes sont la catégorie
de la population ayant une forte propension au doute, quant à la manière dont
certains évènements ont été présentés dans les médias. Parmi les cinq faits ayant
marqué l’actualité depuis ces deux dernières décennies (voir le tableau ci-dessous),
on note que ce sont les 18-34 ans qui accordent moins de crédit à la « version
officielle » contrairement à leurs aînés ou l’ensemble de la population. En dehors de
la mort de la prince Diana où l’opinion des jeunes (18-34 ans) correspond
sensiblement à celle de l’ensemble de la population (67,5% contre 68% le reste de la
population), on remarque cependant que pour les autres évènements le différentiel
de crédibilité est assez fort : 4% pour les attentats du musée juif de Bruxelles, 6%
pour les attentats du 11 septembre contre le World Trade Center et le Pentagone,
10% pour l’affaire Merah et 10% les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher
de la Porte de Vincennes.
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Tableau 49 : Crédibilité accordée l’information en fonction
de la « version officielle »
Sexe Âge
% Crédible Homme Femme
18-24 ans 25-34 ans 35-49 ans 50-64 ans 65 ans et + Les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes 87% 85% 88% 82% 79% 85% 91% 94% Les attentats du 24 mai 2014 contre le musée juif de Bruxelles 88% 86% 90% 89% 79% 86% 92% 93% Les attentats de mars 2012 à Toulouse et Montauban 85% 82% 86% 75% 79% 84% 88% 90% Les attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center et le Pentagone 81% 78% 85% 81% 69% 80% 84% 91% La mort de Lady Di le 31 août 1997 dans un accident de voiture à Paris 68% 71% 64% 67% 68% 70% 63% 70%
Source : Sondage OpinionWay pour l’UEJF
De plus, Mazzocchetti (2012)
103montre qu’il existe une forte corrélation entre
la théorie du complot et les sentiments d’injustice, particulièrement chez les jeunes et
adolescents issus de l’immigration. Pour l’auteur, l’échec scolaire, les discriminations
subies et les injustices ressenties auraient des répercussions sur leurs
représentations au monde. L’accumulation de ces injustices serait interprétée chez
certains de ces jeunes comme un complot pour les empêcher d’évoluer dans la vie.
Les pouvoirs publics créeraient eux-mêmes les conditions de discrimination pour que
les jeunes ne parviennent
Cette croyance crée chez eux des logiques de défiance vis-à-vis des
politiques, de l’autorité institutionnelles (les forces de l’ordre…), des médias
considérés comme étant à la solde des pouvoirs gouvernementaux. D’ailleurs, « les
103 Jacinthe Mazzocchetti, (2012), Sentiments d’injustice et théorie du complot. Représentations d’adolescents migrants et issus des migrations africaines (Maroc et Afrique subsaharienne) dans les quartiers précaires de Bruxelles, Brusells Studies, n°63, 26 novembre 2012
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jeunes expriment beaucoup de colère par rapport aux faits et aux langages utilisés
pour parler d’eux ou de leur quartier dans les médias. Les jeunes d’origine
subsaharienne sont particulièrement choqués des imagées d’Afrique véhiculées
(guerres, famines, violences ethniques…), ainsi que des images associées aux
migrations africaines en Europe (migrations illégales, bandes urbaines…). Ces
images sombres, violentes ou à l’accent de pitié, les enferment dans des
représentations réductrices et profondément biaisées » (Ibid, 2012 :4)
Ainsi, pour eux, les médias et les politiques manipulent l’opinion générale en
instillant dans l’espace public des craintes qui viennent renforcer la xénophobie.
Par ailleurs, la défiance vis-à-vis des médias est fortement impactée par la théorie
conspirationniste sur envers les médias de mass à la solde des autorités
gouvernementales. Selon un sondage réalisé par Opinion Way après les élections
présidentielles de 2012 pour le compte du CEVIPOF (Centre d’études politiques de
Sciences Po), 51% des Français pensaient que le gouvernement de la république
n’était pas vraiment aux commandes mais que ce serait l’œuvre de forces occultes.
Au regard de ces faits, l’établissement d’un contre-pouvoir s’impose. Internet serait le
moyen efficace pour dévoiler les pouvoirs obscurs. Avec l’émergence des pratiques
de construction de l’information alternative on assiste à une diversité d’acteurs de
l’information web composée en majorité de jeunes. « Ces pratiques alternatives se
caractérisent par le recours à des sources nouvelles et moins officielles, par un appel
accru à la participation des lecteurs-internautes, tant pour la création de contenus
(user-generated contents) que pour la veille (signalement des sujets, buzz) ou
l’animation du site communautaire (commentaires, forums) et, enfin, par une volonté
éditoriale délibérée de s’extirper de l’agenda médiatique impulsé par les médias
dominants. » (Damian-Gaillard, Rebillard et Smyrnaios, 2009)
104104 Damian-Gaillard Béatrice, Rebillard Franck, SMYRNAIOS Nikos, 2009, « La production de l'information web: quelles alternatives? Une comparaison entre médias traditionnels et pure-players de l'internet »,