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CHAPITRE 1 : APPROPRIATIONS DES OUTILS NUMÉRIQUES

1.3 L’expression de soi comme production

L’expression de soi peut être vue comme la matérialisation de notre

subjectivité profonde. Elle est fortement corrélée à notre propre identité. C’est ce que

montre Nayra Vacaflor

23

dans sa thèse de doctorat portant sur l’expression

numérique de soi. Pour elle, les jeunes utilisent l’outil numérique pour « narrer leur

identité ». Partant de la notion « d’identité narrative » de Paul Ricoeur

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(1990),

Nacaflor montre que les jeunes, dans leurs usages des nouvelles technologies de

l’information et de la communication, - en l’occurrence le téléphone mobile intelligent

– produisent et expriment un récit de leur vie. Ils attribuent ainsi un sens véritable à

leurs Smartphones en l’intégrant dans leur espace intimiste. Le mobile occupe

tellement leur espace et leur temps qu’il serait devenu une part d’eux-mêmes.

L’auteure appelle cela la « mobilité numérique » qui s’exprimerait par la rapidité de

paroles et de mouvements corporels : « appels sans réponse juste pour faire un

‘faire-signe’, les rires à partir d’un texte, ou l’énervement qui leur fait balancer leur

mobile par terre… ». « Tous leurs déplacements pour faire du shopping, aller à la

fac, au travail,…deviennent des espaces propices à leur mémoire, à leur construction

23 Nayra Vacafllor (2010), L’expression numérique de soi : étude des productions médiatiques des jeunes des quartiers populaires. Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3

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symbolique et concrète, dans laquelle peuvent surgir des trouvailles et des

querelles. »

25

Cette mobilité numérique renvoie à deux dimensions : l’effet circulaire de

l’expression numérique et la narration numérique individuelle.

D’un côté, l’expression numérique se caractérise par la création de contenus

numériques propre (conception de films, de vidéos, de photos, de sonneries, etc.) et

l’appropriation des contenus numériques déjà existants (téléchargements

d’applications sur le mobile ; transfert de vidéos, musiques, de photos, etc.). D’un

autre côté, l’expression numérique chez les jeunes se définit également comme

« narration numérique individuelle », qui englobent deux dimensions : la dimension

énonciatrice (le jeune relate sa vie « à partir des images, le partage des espaces et

du temps, la transmission des émotions, des informations et SMS ») et la dimension

ritualisante (mu par volonté d’une reconnaissance sociale, le jeune utilise la

téléphone connecté pour échanger avec ses pairs dans un espace virtuel

indépendant).

La transformation en profondeur des pratiques informationnelles ne dépend

pas uniquement des moyens d’accès à l’information. Si nous nous informons

aujourd’hui, c’est parce que s’est imposée progressivement l’idée que le centre de la

société, sa valeur intrinsèque, son axe principal, était l’individu. Les sociétés

modernes sont aujourd’hui fondamentalement inféodées à l’individualisme (non pas

au sens péjoratif ; mais au sens théorique du terme). La conception d’une société

individualiste ne s’est pas construite du jour au lendemain. Depuis, l’émergence de la

pensée démocratique dans la Grèce antique, en passant par la conception

chrétienne de l’être singulier au centre du plan divin puis l’établissement de sujet

politique aux XVIIIe siècle, l’individu est devenu maitre et responsable de sa parole,

de son expression. L’information, sous les formes modernes que nous lui

connaissons, est la production de cet individu-là en tant que sujet autonome. Aussi,

l’activité d’informer et de s’informer finit par devenir le signe permanent d’une société

qui unit les individus entre eux. Evidemment, l’union entre les individus devient le lien

entre les individualités.

Aussi, « l’individualisme implique la liberté, et la liberté la responsabilité »

(Breton et Proulx, 2006 :39). Il est au cœur même des pratiques d’information. « Le

25

N. Vacaflor. L’expression identitaire « mobile » des jeunes : vers une autre narration de soi. Article consultable sur le site http://culture.numerique.free.fr/publications/ludo11/vacaflor_ludovia_2011.pdf

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développement des médias, corollaire de celui du désir de connaitre et de savoir ce

qu’il se passe ailleurs, a fait de l’information une exigence quotidienne pour l’homme

moderne, grand consommateur de journaux écrits, radiophoniques ou télévisuels. La

norme individualiste qui consiste à juger par soi-même renforce cette exigence d’une

information neutre et objective, qui servira de base aux jugements et aux prises de

positives individuelles ». (2006 :41)

Les pratiques d’information s’inscrivent donc dans le « paradigme de l’individualisme

expressif (Belah, 1993 ; Allard, 2003) où la réalisation de soi passe par la

reconnaissance d’une identité personne »

26

.

L’individualisme transparait dans ces quatre formes d’expressivité :

l’expression de soi sur soi, l’expression sur l’autre, l’expression sur le monde réel et

l’expression sur le monde transfiguré. L’expression sur soi valorise la parole

autobiographique dans laquelle l’individu raconte sa propre existence. Cette forme

d’expressivité se voit au travers des médias sociaux en ligne (facebook, twitter,

instagram, snapchat…). Avec l’évolution des pratiques internet, on est passé à un

autre paradigme : de l’expression de soi à l’exposition de soi

27

. Dans un entretien

accordé à la revue belge Salut & Fraternité

28

, Serge Tisseron explique la

métamorphose de l’exposition de soi dans la société ainsi que les particularités de

son expressivité sur le web.. Pour lui, le désir de s’exposer au regard de l’autre est

inhérent à l’être humain. Aujourd’hui ce désir se dévoile de plus en plus par les

réseaux sociaux et en l’occurrence sur Facebook. Cependant, cette tendance à

l’étalage de soi dans l’espace publique n’est pas l’apanage des hommes du XXIe

siècle. Le Psychanalyste explique : « Dans la première moitié du XXe siècle, chacun

n’avait qu’une seule identité dont témoignaient ses vêtements. Les ouvriers

s’habillaient toujours comme des ouvriers même quand ils allaient au bal du samedi

soir. Et les bourgeois s’habillaient toujours en bourgeois, même quand ils partaient

en pique-nique » (p. 8). Il poursuit son argumentation : « C’est dans la deuxième

moitié du XXe siècle, que les choses ont changé. Avec les Trente Glorieuses et

l’évolution des mœurs, chacun a pu s’habiller selon ses désirs du moment.

26 Patrick Amey, Sébastien Salerno (2015). Les adolescents sur Internet : expériences relationnelles et espace d’initiation in Revue française des Sciences de l’information et de la communication, n°6-2015 (consulté en ligne 11/05/2015)

27 Fabien Granjo, Julie Denouël, « Exposition de soi et reconnaissance de singularités subjectives sur les sites de réseaux sociaux », Sociologie [En ligne], N°1, vol. 1 | 2010, mis en ligne le 01 mars 2010, consulté le 08 février 2015. URL : http://sociologie.revues.org/68

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Aujourd’hui, on peut s’habiller en sportif, même si on ne l’est pas, ou en rocker,

même si on ne l’est pas. Et chacun sait bien que c’est un jeu : pouvoir à volonté

construire une image de nous, mêmes par le choix de vêtements, ne veut pas dire

que notre identité se perde. Quand nous essayons des vêtements devant notre

glace, nous ne nous déguisons pas, nous cherchons à nous découvrir. C’est

particulièrement vrai à l’adolescence, à un moment où la construction de soi est au

centre de toutes les préoccupations » (ibid.) Et il conclut son argumentaire en

précisant que c’est le schéma de construction de son image qui s’observe « quand

nous endossons des identités sur Internet, particulièrement à l’adolescence, à un

âge où on se cherche. Du coup, l’identité change de référence. » (ibid.)

Par ailleurs, Tisseron montre que l’expression de soi sur Internet est une mise

en scène du désir d’extimité

29

. Elle présente trois principales caractéristiques :

L’invisibilité, Le pouvoir de choisir les personnes vers qui notre expression de soi

sera destinée et le pouvoir de s’adresser à une multitude. Pourquoi l’invisibilité ? Sur

Internet, l’anonymat et la prise de multiples identités favorisent l’invisibilité. La façon

d’entrer en contact, de séduire ou des nouer des relations peut se faire par une

identité fictive. De plus, « l’expression du soi intime que constitue le processus

d’extimité n’a de sens que si l’interlocuteur est reconnu susceptible de le valider. En

même temps, comme la révélation d’une partie de son intimité comporte des risques,

(notamment ceux de la dérision et de la manipulation), le désir d’extimité se

manifeste plutôt envers des personnes choisies » (ibid.) Si Internet peut avoir pour

fonction de maintenir le lien social, avec les réseaux sociaux il peut « créer une trop

grande proximité ».

L’intimité est de plus en plus mise sur le devant de la scène. Si même

Jean-Jacques Rousseau fut l’un des premiers grands penseurs à écrire sur soi (avec son

livre les Confessions), Il n’en demeure pas moins que cette pratique date depuis la

nuit de temps, depuis que l’écriture existe. Les travaux des sociologues comme

Norbert Elias (1973) ou d’historiens Robert Muchembled (1988) montrent que c’est

par le contrôle des émotions que la notion d’intimité a commencé à prendre place

essentielle dans les comportements de la société. Ce qui est aujourd’hui considéré

29 L’extimité est ce processus par lequel on est amené à exposer un peu de son intimité vers l’extérieur en la communiquant. C’est le désir de rendre visibles certains aspects de soi jusqu’à le considérer comme relevant de l’intimité.

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comme intime ne l’était pas nécessairement pour les sociétés moyenâgeuses. Par

exemple, satisfaire ses besoins naturels, faire sa toilette ou avoir des rapports

sexuels se faisaient souvent en place public. Aussi, c’est par la normalisation et le

contrôle de la société que de manière progressive les comportements intimes ont été

exclus de l’espace public.