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Chapitre  4:   Grandeur et misère du christianisme 55

4.3.     La purification comme mort du péché 61

Contrairement à l'interprétation anti-historicisante de Vieillard-Baron, l'approche qui est adoptée ici endosse complètement l'importance du contexte historique dans lequel s'inscrivent la naissance, la vie et le sacrifice de Jésus de Nazareth. Son caractère héroïque en dérive, notamment parce qu’il est une figure iconoclaste. Hegel le souligne en rappelant qu'il s'est élevé contre les coutumes de son époque:

[Le] Christ s’élève contre les coutumes juives […]; voyez le Sermon sur la Montagne; il ne blâme pas d’arracher des épis, de guérir une main sèche le jour du Sabbat, il aurait bien pu surseoir jusqu’au lendemain. Or, Matth., X, 7, il est dit: «Le royaume des cieux approche, comme un état réel»; parole qui est, peut- on dire, un «sans culotterie» révolutionnaire à l’orientale. (LPR III, Hegel, 1954 p.142)

Néanmoins, ce caractère iconoclaste révèle davantage qu’il ne détruit. Jésus demeure en son for intérieur foncièrement juif et c’est à titre qu’il reprend à son compte le contenu universel de sa religion qui était endormi ou enseveli par l'étroitesse patriarcale de son époque. Ce contenu a déjà été aperçu, tant sous sa forme religieuse que philosophique : il s’agit de l’unité des natures humaine et divine telle que présentée dans les premières parties de la Genèse. Cette unité est le fondement de l’Amour divin. L'homme, ce concept libre, est le terrain sur lequel le divin est capable de se réaliser pleinement. Or, la divinité de l'esprit humain n’est pas immédiatement présente à l’homme puisqu'il n'est pas auprès de lui-même et souffre de cette condition. En tant que tel, il est en proie à la «douleur infinie». Or, Jésus est celui qui a réitéré cette unité du divin et de l'homme tant par son enseignement que par ses actions. En ce sens, il est celui qui, concrètement, a été le premier à libérer le divin afin que Dieu se reconnaisse à travers son objectivation:

Dieu est ainsi compris comme ce que Dieu est en lui-même pour soi-même du fait qu’il se fait objet de lui-même, le Fils, et qu’il demeure alors dans cet objet l’essence indivisée dans cette différenciation de soi en lui-même et s’aime dans cette différenciation de soi, c’est-à-dire demeure identique à soi; c’est là Dieu en tant qu’Esprit. (LPR I, Hegel, 1996 p.140)

Le sacrifice de Jésus sur la croix est, à cet égard, la confirmation de la force divine en l'homme, ce pouvoir que le §382 de l’Encyclopédie décrivait comme la capacité de «supporter

la négation de son immédiateté individuelle, la douleur infinie» (Enc., Hegel, 2012, §382

p.430). En faisant face à la mort, Jésus fait abstraction de sa naturalité; la Passion est ainsi à interpréter comme le processus de «la mort du péché41» (LPR III, Hegel, 1954 p.186) ou comme «la négation de la négation» (LPR III, Hegel, 1954 p.157). Or, conformément à ce qui a été indiqué à propos du travail du négatif et de la purification, cette double négation ne

41 Tel qu’indiqué précédemment, le péché est à interpréter non pas comme l'affirmation d'un mal autonome

agissant en l'homme, mais plutôt comme une complaisance dans la finitude. Dans cet état, l'esprit n'est pas auprès-de-soi, mais auprès d’objets finis.

débouche pas sur une neutralisation, mais produit plutôt la réconciliation chrétienne. Dorénavant, c’est le caractère universel de l’homme qui est mis de l’avant et toute particularité empirique s’estompe devant cette élévation:

[La] subjectivité a renoncé à toute la distinction extérieure que donnent la domination, la puissance, la condition, la race, la richesse. Tous les hommes sont égaux devant Dieu. Voilà ce qui est seulement et ici rentre dans la conscience, dans l’élément spéculatif et négatif de l’infinie douleur de l’amour. (LPR III, Hegel, 1954 p.172)

Le passage qui précède contient les valeurs sur lesquelles le christianisme est appelé à se développer. Sans être égalitariste au sens strict, Hegel aperçoit dans ce moment le fondement de l’éthique chrétienne, celle dans laquelle la valeur intrinsèque, l’honneur, la dignité et la liberté de tout homme sont sanctifiés. En ce sens, c’est bien parce qu’un tel fondement fait défaut aux religions déterminées qu’elles s’avèrent défectueuses et incapables d’engendrer de bonnes mœurs et un État solide. L’exemple paradigmatique de l’Hindouisme, cette forme qui refusait d’accorder une valeur intrinsèque à l’homme en tant qu’être spirituel aimé de Dieu, montre ici l’étendue de ses conséquences néfastes. Formulé autrement, ce passage à la réconciliation est le véritable point de conversion du monde moral, en ce sens que le spectacle de la mort de Dieu a une fonction cathartique suprême:

Il est dit dans un cantique luthérien: Dieu lui-même est mort : ainsi s’est exprimé la conscience que l’humain, la finité, l’infirmité, la faiblesse, la négation sont même un moment divin, que tout cela est en Dieu, que la finité, la négativité, l’altérité ne sont pas hors de Dieu […]. D’un côté, la mort a ce sens, cette signification que, grâce à elle, l’élément humain s’efface, et que la gloire divine apparaît de nouveau, - la mort dépouille de ce qui est humain, négatif. (LPR III, Hegel, 1954 p.164)

Relativement au thème du Mal dont le point de départ se trouve du côté de la Chute, il est à noter que ce passage contient la véritable clé de résolution du problème. La position hégélienne ne ménageait pas l’ambivalence. Si la connaissance du Bien et du Mal avait introduit la scission et la culpabilité en l’homme, le principe de connaissance le rendait égal à Dieu. À cet égard, Hegel avait utilisé la métaphore d’un mouvement qui «blesse et guérit» (LPR III, Hegel, 1954 p.106). Or, voilà que l’enseignement du Christ réitère la divinité en l’homme, que sa mort nie la finitude et que la croyance en sa résurrection élève l’esprit humain à Dieu. En ce sens, l’enchevêtrement entre la blessure et la guérison est un rapport de

nécessité qui aboutit sur la réconciliation, cette conversion du monde. Dans un article intitulé «Evil and Dialectic», William Desmond note ainsi la quasi unité du Bien et du Mal chez Hegel:

Relative to this rhythm [le cantique luthérien], the thought of absolute opposition, while a moment of anguish in itself, is a moment of transition, for it is also the deepest moment of dialectical reversal. When we think the absolute opposition through to its extreme, the opposition itself turns around into its opposite - absolute reconciliation. So even on the stage of world history, evil […] proves to be the penultimate moment of the good […]. At this point, […] Hegel brings in the concept of reconciliation. Evil is evil but also it now seems

dialectically good [notre italique]. (Desmond, 1992, p. 169)

Avant de clore ce segment sur l'interprétation philosophique de la vie et de la Passion selon Hegel, il peut être utile de synthétiser les remarques qui précèdent afin d’indiquer finalement en quoi Jésus est le héros hégélien par excellence. D'une part, Jésus est celui qui, conformément au processus immanent de la vie divine, a pris en charge de nier la finitude humaine en général. L'extension de la responsabilité de la faute n'est donc pas finie comme c'est le cas avec Œdipe (parricide et inceste), mais elle est pour ainsi dire infinie.

En second lieu, nous devons à ce personnage l'introduction d'un nouvel Esprit du monde, de nouvelles «éthicités» (Sittlichkeit) dont le retentissement est sans précédent en Occident. Toutefois, cet apport nous transporte sur un tout nouveau terrain et nous devons observer en quoi Jésus de Nazareth est non seulement un héros, mais également un fondateur d’États, de Royaumes de Dieu.