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L’homme doit être coupable : la culpabilité comme fondement de la purification

Chapitre  2   : Un Dieu à la «Münchhausen»: la Trinité selon le syllogisme «logique-­‐

3.5.   L’homme doit être coupable : la culpabilité comme fondement de la purification

Etonnamment, c'est plutôt le soi-disant âge d'or du Jardin d'Eden qui acquiert un caractère péjoratif dans la mesure où cet état de parfaite innocence ne correspond pas du tout au concept de l'homme. Le philosophe va même jusqu'à assimiler ce stade primitif à un parc zoologique qu’Adam doit quitter afin d’embrasser sa culpabilité et de se rendre digne de sa purification morale :

Il peut paraître condamnable de dire que l’homme doit sortir de l’état d’innocence et devenir coupable. Or, l’état d’innocence consiste en ceci qu’il n’y ait pour l’homme ni bien, ni mal; c’est la condition de l’animal (paradis = parc zoologique). […] Si, sur le mal il ne sait rien, il n’en sait pas plus sur le bien. L’état de la faute au contraire, est celui d’imputabilité, c’est celui de l’homme. Faute signifie imputabilité [notre italique]. (LPRIIa, Hegel 1954 p.26-27)

Dès lors, reste-t-il chez Hegel de la place pour une réflexion sur le Mal? Si ce dernier est entendu comme un insondable Mal radical, la réponse est non. Une telle chose a déjà été réfutée lorsqu’il était question de l’existence de Satan. Toutefois, s'il est plutôt question du mal moral entendu comme une finitude qui pousse l'homme à privilégier ses désirs particuliers au détriment de l'universalité qui sommeille en lui et qui n'attend qu'à être activée, alors la réponse est oui. Cette contrariété est précisément un thème qui sera approfondi lorsqu’il sera question de Jésus, mais il est toutefois possible de l’esquisser et de la désigner comme la «douleur infinie»:

La conscience de cette opposition, de cette division entre le Moi et la volonté naturelle, cette conscience est celle d’une contradiction infinie. Le Moi est en rapport immédiat avec la volonté naturelle, avec le monde et en même temps, repoussé. C’est la douleur infinie, la souffrance du monde. (LPR III, Hegel, 1954 p.112)

Il apparait dès lors évident qu'il existe chez Hegel une ambivalence même sur le mal moral. Cette ambivalence est en quelque sorte parfaitement assumée et témoigne d’une tension régnant entre la négativité et la réconciliation. Les deux moments sont à la fois nécessaires et complémentaires puisque la nature du concept libre est de se scinder pour ensuite se libérer de la finitude qu'occasionne cette opération. À cet égard, Hegel utilisera

l'image d'un mouvement qui blesse et qui guérit tout à la fois:

Le Mal, la volonté de l’égoïsme, n’existe que par la conscience, le connaître; c’est la volonté première; il faut avoir présente la notion de la chose. […] Mais dans la connaissance se trouve tout aussi bien le principe divin du changement, du retour en soi, elle blesse et guérit [notre italique], car le principe est esprit et vérité. (LPR III, Hegel, 1954 p.106)

Dès lors, une nouvelle détermination de la théodicée hégélienne s'éclaire, non pas seulement à travers le devenir général de l'Esprit dans l'ensemble de ses manifestations mondaines, mais plus spécifiquement à partir du récit de la Genèse. Si la négativité est apparue défectueuse et inaboutie dans certains cas (la religion musulmane et l'hindouisme, plus particulièrement), celle-ci trouve dans l’interprétation hégélienne du mythe fondateur un caractère qui suppose purement et simplement l’épuration de la volonté naturelle.

Chez Hegel, Adam est la véritable pierre d’assise de ce processus, ce dernier pouvant être conçu comme le prototype de l’humanité, celui qui est appelé aux plus hautes destinations spirituelles. Notons ici que la distinction entre «prototype de l’humanité» et «premier homme» est importante puisqu’elle témoigne de la confrontation entre la lecture littérale et la lecture hégélienne du récit de la Genèse. Hegel considère Adam comme «l’homme en général» tandis que les orthodoxes le considèrent comme celui qui a péché et qui, de concert avec Êve, a introduit la souillure dans le monde. Pour Hegel, il apparaît absurde d’imputer une faute à l’ensemble de l’humanité pour l’action d’un seul couple. À cet égard, la croyance en l’hérédité du mal est une des défectuosités du récit:

Il faut remarquer […] les contradictions de cette narration qui en contient de graves. On dit qu’il a été interdit à l’homme de manger du fruit de cet arbre […]; il transgresse cette interdiction quand on lui dit qu’il deviendra semblable à Dieu; il y croit sottement (comme si manger des pommes faisait des dieux); il est puni pour cela. Tout se poursuit ainsi suivant une logique tout à fait finie, vulgaire, à cela se rattache une hérédité tout extérieure du Mal - aucune idée, aucun [sens] spéculatif. (LPR III, Hegel, 1954 p.120-121)

Sur ce point, l’hégélianisme se rapproche ici de l’autonomie kantienne, à ceci près que le développement du judéo-christianisme révélera que le but, nommément le Bien, n’est pas seulement un idéal de la raison pratique, mais quelque chose que l’homme peut et doit réaliser

in concreto27 dans le monde. En s’inspirant des remarques sur l'unité de l'esprit humain et de l'esprit divin qui était déjà intuitionnée chez Böhme et chez Maître Eckhart, il est possible d’affirmer que la lecture hégélienne de la Genèse tend à réitérer la sublimité, la validité et la dignité des plus hautes aspirations de l’homme. Ce faisant, la théodicée doit se comprendre selon le schéma en spirale du christianisme. L’exode hors de l’état d’innocence n’est que le passage vers une réintériorisation ou une restauration de ce qui était présent dès le départ 28:

C’est Adam ou l’homme en général qui y apparait, ce qui est raconté concerne la nature même de l’homme […]. Cependant, c’est la destinée de l’homme de revenir à l’état d’innocence; ce qui est sa destinée finale est représenté ici comme l’état primitif, l’harmonie de l’homme et du Bien. Le défaut de ce récit imagé consiste en ce que cette unité est représentée comme un état existant immédiatement; il faut sortir de cet état de naturalité originaire et la scission qui se produit alors, doit aboutir à une réconciliation. (LPR IIb, Hegel, 1954 p.72-3)