• Aucun résultat trouvé

Le «concept rationnel» de la Sainte-­‐Trinité 23

Chapitre  2   : Un Dieu à la «Münchhausen»: la Trinité selon le syllogisme «logique-­‐

2.2.   Le «concept rationnel» de la Sainte-­‐Trinité 23

Étant entendu que Hegel conceptualise la Sainte-Trinité et qu’il la reprend à son compte, le premier moment à identifier est celui de «Dieu le Père» qui s’avère être l'Idée logique dans son éternité. Celle-ci correspond au passage fort célèbre de l'introduction de la Science de la

logique :

La Logique […] est à saisir comme le système de la raison pure, comme le royaume de la pensée pure. Ce royaume est la vérité elle-même, telle qu'elle est sans voile en et pour soi-même; on peut pour cette raison s'exprimer [en disant] que ce contenu est la présentation de Dieu tel qu'il est dans son essence éternelle, avant la création de la nature et d'un esprit fini. (SL I, Hegel, 2006b, pp. 18-19)

6 À cet égard, l’exemple de Lucifer précédemment évoqué témoigne bien du caractère parcimonieux de Hegel

relativement aux dogmes populaires du christianisme. Le philosophe ne traite jamais directement la question de l’existence ou l’inexistence de cette entité et les seules références sont toujours en lien avec la façon dont d’autres auteurs traitent la question (Lucifer selon Böhme ou selon Goethe, par exemple). Il faut plutôt repérer certaines subtilités dans le texte afin de déduire la position de Hegel, comme lorsqu’il indique qu’«avec le fait que Dieu crée le monde, il n’y a pas naissance d’un mal, d’un autre qui serait autonome, indépendant» (LPR I, Hegel 1996 p.252).

Hegel, s'inspirant librement de Spinoza pour qui toute détermination est une négation, stipule plutôt que «la négation est une détermination7» (LPR I, Hegel, 1996 p.300). Estimant

que l'Idée logique se juge ou se scinde en elle-même, elle s’objective alors dans le domaine de la nature et de l'esprit fini qui s'avère être le domaine de l'Idée phénoménalisée, ou plutôt de l'idée dans son altérité. Loin d’être une déchéance hors du Royaume de Dieu et de l’essence éternelle, ce mouvement s’avère nécessaire puisqu’il est la condition pour le passage à l’existence du monde et de son apparition phénoménale, passage qui témoigne d’une «éternelle bonté»: «On peut appeler éternelle bonté cette manifestation du divin qui consiste en ce que le différent parvienne à l'existence; il s'absorbe dans la puissance, mais se maintient grâce à sa bonté» (LPR I, Hegel, 1996 p.122).

L'Idée aliénée, par l’intermédiaire de la nature organique, se rassemble ensuite en elle- même et s’extirpe progressivement de sa matérialité brute jusqu’à atteindre la subjectivité. Un passage de l’Esthétique expose succinctement ce processus qui correspond en quelque sorte à une «purification métaphysique» de Dieu dans son altérité:

Dans la nature inorganique, le concept se confond entièrement avec l’existence [notre italique] […]. Dans la nature organique, au contraire, le concept se réalise dans le sens de l'animation, de la sensation, d'une certaine manière d’être-pour-soi. Nous ne disons pas que l'or a une âme, mais nous le disons de l’animal. Chez l'animal, le concept, en tant qu'âme, s'est réalisé dans le sens de cet être-pour-soi. (Esth., Hegel, 2009, p. 166)

Pour illustrer ce mouvement divin, Hegel emprunte souvent l’image du développement végétal8 : une graine contenant l’ensemble des déterminations d’un arbre en devenir (potentia) nie son immédiateté et libère par le fait même ses ramifications jusqu’à ce que le but s’atteigne lui-même dans le plein épanouissement végétal. Quoique didactique, l’image est fort juste et Hegel l’utilise à plusieurs reprises, démontrant par le fait même que l’Aufhebung (souvent traduite par «sursomption» ou par «négation et conservation») est partout à l’œuvre. Néanmoins, cet exemple végétal se limite à une dimension «microscopique» et il faut attendre

7 Hegel pose l’antériorité de la négation par rapport à la détermination. Cette antériorité est expliquée plus avant

dans l’extrait qui suit: «La négation est détermination. La négation de la détermination est elle-même un déterminer. Là où il n’y a pas de négation, il n’y a pas non plus de différence, pas de détermination [notre italique].» (LPR I, Hegel 1996 p.300)

8 À cet égard, un exemple a déjà été offert dans l’introduction. Hegel y comparait la dialectique à «l'âme propre

du contenu, âme qui fait progresser organiquement ses rameaux et ses fruits.» (PhD., Hegel, 1999 Rem., §31, p.110)

la transposition à l’échelle macroscopique avant que toute la violence du processus se révèle, Hegel n’hésitant pas à parler d’«holocauste» de la nature et de sacrifice. En ce qui concerne notre objet d’étude, l’extrait qui suit est la première manifestation explicite du processus de purification à l’œuvre dans les Leçons :

[La] nature est considérée comme ce qu'elle est en elle-même, comme le processus dont la vérité ultime est la transition à l'esprit, de sorte que l'esprit se démontre être la vérité de la nature. C'est la détermination, la destination propre de la nature que de se sacrifier, de se consumer, en sorte que la psyché jaillisse de cet holocauste [notre italique], et que l'idée s'élève dans son élément propre, dans son éther propre. Ce sacrifice de la nature est son processus. (LPR I, Hegel, 1996 p.127)

Notons en contrepartie que, face à une telle violence, il peut sembler étonnant que Hegel utilise alternativement les expressions «bonté éternelle», «holocauste» et «sacrifice» afin de désigner l'éternelle manifestation divine dans son «être-autre», comme si leur juxtaposition ne contenait pas en elle-même une profonde contradiction. Ce reproche peut toutefois être escamoté par le fait que le philosophe désigne ici deux moments de la vie divine que le christianisme se représente comme le «Père» et le «Fils». Si le Père désigne «la présentation de Dieu tel qu'il est dans son essence éternelle, avant la création de la nature et d'un esprit fini.» (SL I, Hegel, 2006b, pp. 18-19), le monde de nature et de l’esprit fini ne désigne pas tant la personnification du Fils que l’environnement dans lequel ce dernier est appelé à vivre et à être sacrifié. À son tour, ce sacrifice s’effectuera au profit du troisième terme du syllogisme «logique-nature-esprit», celui qui peut également être entendu comme le Saint-Esprit ou comme «Dieu tel qu’il est en sa communauté» (LPR I, Hegel, 1996 p.131). C'est ainsi que Jean-Louis Vieillard-Baron rapporte que dans l’article sur le droit naturel, Hegel synthétise ce mouvement en parlant de «la tragédie que l’absolu joue éternellement avec lui-même, le fait qu’il s’engendre éternellement dans l’objectivité, que dans cette figure qui est sienne il s’expose par là à la souffrance et à la mort, et s’élève de ses cendres dans la gloire» (GW 4 458-459, Hegel)9 .