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Le «travail du négatif» comme purification dans les Leçons sur la philosophie de la religion de Hegel

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Université de Montréal

Le «travail du négatif» comme purification dans les Leçons

sur la philosophie de la religion de Hegel

par Benoit Genest

Département de philosophie Faculté des arts et des sciences

Mémoire présenté à la Faculté des arts et des sciences en vue de l’obtention du grade de M.A. en philosophie

option recherche

Avril 2014

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Résumé

La purification est une métaphore désignant le moteur de la philosophie de la religion de Hegel. Elle est d’abord à l’œuvre dans la création de la Nature qui se consume pour produire la conscience de soi divine à travers l'esprit humain. En second lieu, elle s’opère dans l’objectivation des productions spirituelles de l’homme qui sont purifiées jusqu'à ce que l’Esprit soit auprès de soi dans le christianisme. La troisième purification est morale et trouve son fondement dans la Genèse, le judaïsme étant le premier à avoir identifié l'unité des natures humaine et divine. Le mythe témoignera également de la culpabilité en tant que l'homme n'exprime pas immédiatement sa divinité, mais sa finitude. La réalisation du divin impliquera donc la purification de la naturalité au profit de la substantialité. Le christianisme explicitera cette tâche par l’héroïsme de Jésus et cet héroïsme se perpétuera jusqu’à ce qu’émergent un individualisme moderne et une religion assurant la cohésion sociale : le protestantisme luthérien. Cet individualisme sera toutefois défectueux puisqu’il produira éventuellement davantage d’égoïsme que de réconciliation, ce qui donnera lieu à certaines critiques de l’analyse hégélienne du christianisme. En effet, Hegel croit toujours que la vitalité religieuse est nécessaire au fonctionnement de l’État, bien qu’elle soit dorénavant incapable de diffuser les sentiments de culpabilité et de responsabilité dans le corps social. Néanmoins, comme les valeurs du christianisme ont été épurées de leur contingence en passant dans les mœurs et dans l’État, il s’avérera que le corps social peut se passer d’une tradition religieuse vivante.

Mots-clés : négativité, Absolu, purification, culture, culpabilité, Jésus de Nazareth, héroïsme, Modernité, cohésion sociale, religion civique.

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Abstract

Purification is what moves the content of Hegel’s philosophy of religion. It is first active in the creation of Nature, which consumes itself in order to liberate the divine self-consciousness through human spirit. Secondly, it is active in the process of the objectivation of human spiritual productions, which are purified until Spirit comes to know itself in the world. The third form of purification is moral and gets its theoretical foundation in the Genesis. According to Hegel, Judaism was the first belief system to identify the unity between divine and human natures; however, the myth is also about the birth of guilt as man does not immediately express his divinity, but his finiteness. As such, the divine process implies purification from naturality in favour of substantiality. Christianity will explicit this task through Jesus’s heroism and heroism in general will maintain itself until the rise of modern individualism and the rise of a religion capable of producing social cohesion—Lutheran Protestantism. However, individualism will eventually show its defectiveness since it will create more egoism than reconciliation. This problem will be the opportunity to criticize Hegel’s analysis of Christianity. Indeed, it seems that Hegel came to believe that religious vitality was necessary to the State's proper functioning, even though Christianity is no longer capable of creating guilt and responsibility by itself. Nevertheless, as Christian values are now purified forms their contingencies and are now recuperated by customs and the State, it appears that society can now function without such a tradition.

Keywords : negativity, Absolute, purification, culture, guilt, Jesus of Nazareth, heroism, Modernity, social cohesion, civil religion.

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Table des matières

Résumé  ...  i  

Abstract  ...  ii  

Liste  des  abréviations  ...  v  

Introduction  ...  1  

Chapitre  1  :  Les  Leçons  de  la  philosophie  de  la  religion:  contexte  philosophique  et   socio-­‐historique  ...  4  

1.1  Du  rapport  entre  théologie  et  philosophie  ...  4  

1.2.  Les  limites  de  la  philosophie  selon  Hegel  ...  5  

1.3.  La  philosophie  comme  parachèvement  rationnel  du  christianisme  ...  7  

1.4.  Influences  mystiques  chez  Hegel  ...  8  

1.5.  Hegel  et  l’Architectonique  de  la  Critique  de  la  Raison  pure  ...  13  

1.6.  L’introduction  des  Leçons  sur  la  philosophie  de  la  religion:  Aufklärung,  piétisme  et   théologie  du  sentiment  ...  14  

Chapitre  2  :  Un  Dieu  à  la  «Münchhausen»:  la  Trinité  selon  le  syllogisme  «logique-­‐ nature-­‐esprit»  de  l’Encyclopédie  ...  22  

2.1.  Hegel,  chrétien  prudent  et  sélectif  ...  22  

2.2.  Le  «concept  rationnel»  de  la  Sainte-­‐Trinité  ...  23  

2.3.  Le  labeur  du  Baron  de  Münchhausen  ...  26  

2.4.  La  liberté  comme  expression  divine  et  dépouillement  de  la  naturalité  immédiate   28   Chapitre  3  :  Les  Leçons  sur  la  philosophie  de  la  religion  comme  procès  ...  34  

3.1  Le  concept  de  religion  ...  34  

3.2.  Du  rapport  entre  la  représentation  de  l’Absolu  et  l’éthicité  dans  les  religions   déterminées  ...  37  

3.3.  La  religion  et  l’immédiateté  naturelle:  entre  anthropologie  et  récits  généalogiques  ...  40  

3.4  Le  serpent  n'a  pas  menti  ...  42  

3.5.  L’homme  doit  être  coupable  :  la  culpabilité  comme  fondement  de  la  purification   morale  ...  44  

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3.6.  Douleur  du  monde  et  judaïsme  pré-­‐chrétien  ...  46  

3.7.  Douleurs  et  deuil  de  l’Esprit  absolu  ...  50  

Chapitre  4:  Grandeur  et  misère  du  christianisme  ...  55  

4.1.  Miracles  et  enseignements  christiques  selon  Hegel  ...  55  

4.2.  Jésus,  un  envoyé  de  Dieu  ?  ...  57  

4.3.    La  purification  comme  mort  du  péché  ...  61  

4.4.  Jésus,  fondateur  d’États  ...  64  

4.5.  Le  protestantisme  luthérien  en  tant  que  Volksreligion  ...  71  

4.6.    Misères  de  la  Modernité  ...  75  

4.7.  Le  cours  de  1831  sur  le  rapport  entre  religion  et  État  :  un  mea  culpa  ?  ...  79  

Conclusion  ...  84  

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Liste des abréviations

Dans le but d’éviter la multiplication des notes en bas de page, quelques abréviations seront utilisées. En voici la liste :

1. ECD, pour L'esprit du christianisme et son destin de Hegel (1967, Paris, Vrin).

2. Enc., pour Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé de Hegel (2012, Paris, Vrin). Traduction de B. Bourgeois.

3. Esth., pour Esthétique. Premier volume de Hegel. (2009, Paris, Flammarion). Traduction de S. Jankélévitch.

4. LPR I, pour Leçons sur la philosophie de la religion. Première partie de Hegel. (1996, Paris, Presses universitaires de France). Traduction de W. Jaeschke & P. Garniron.

5. LPRIIa pour Leçons sur la philosophie de la religion : (deuxième partie) La religion

déterminée. 1. La religion de la nature de Hegel (1954, Paris, J. Vrin). Traduction de J.

Gibelin.

6. LPRIIb, pour Leçons sur la philosophie de la religion : (deuxième partie) La religion

déterminée. 2. Les religions de l'individualité spirituelle de Hegel (1954, Paris, J. Vrin).

Traduction de J. Gibelin.

7. LPRIII, pour Leçons sur la philosophie de la religion : (troisième partie) La religion

absolue de Hegel (1954, Paris, J. Vrin). Traduction de J. Gibelin.

8. PhD pour Principes de la philosophie du droit de Hegel (1999, Paris, Flammarion). Traduction de J.-L. Vieillard-Baron.

9. PhE., pour Phénoménologie de l'esprit de Hegel (2002, Paris, Gallimard). Traduction de G. Jarczyk & P.-J. Labarrière.

10. R&E., pour «Le rapport de la religion à l’État - d’après le cours de 1831» de Hegel (1996, Paris, Presses universitaires de France). Traduction de Jaeschke & P. Garniron. 11. RH., pour La Raison dans l'histoire : introduction à la philosophie de l'histoire de Hegel

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12. SL I., pour Science de la logique. Version de 1812 Premier tome: La logique objective.

Premier livre, L'Etre de Hegel. (2006, Paris, Kimé) Traduction de P.-J. Labarrière & G.

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Remerciements

Je tiens à exprimer toute ma gratitude envers mon directeur de mémoire, M. Iain MACDONALD. Son enseignement, sa direction et ses conseils auront non seulement nourri ma réflexion et orienté mon processus d’écriture, ils auront également nuancé mes envolées lyriques.

Je remercie mes parents qui ont toujours soutenu mes choix. Leur tolérance et leur dévotion sont incommensurables.

Enfin, je remercie mes professeurs qui, par leurs conseils et leurs remarques, m’ont guidé depuis le début de mes études en philosophie. Je souhaite remercier tout particulièrement Mme Julie WALSH pour sa présence et son aide ainsi que M. Jim KANARIS dont l’enseignement a été fort utile pour la rédaction de ce mémoire.

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Introduction

Comme dans toutes les œuvres de Hegel, la négativité traverse les Leçons sur la

philosophie de la religion. Terme polysémique, la négativité prend parfois un caractère

mélioratif, parfois péjoratif. C'est ainsi que lorsque Hegel parle du travail de l’entendement, le philosophe estime que cette «activité du séparer, […] la puissance la plus étonnante et la plus grande» (PhE, Hegel, 2002, p. 46) ne produit que des différences unilatérales, finies et abstraites. Lorsque, d'un point de vue pratique, l'entendement s'active et cherche à imposer ses idéaux, il ne met en branle qu'une liberté négative que Hegel associe à une «furie de la destruction1» (PhD, Hegel, 1999, p. 91). La négativité aboutit alors à une contradiction brute

qui demande à être dépassée. En contrepartie, elle acquiert un caractère mélioratif lorsque la raison en fait un usage dialectique. Ainsi, dès le premier chapitre de la Phénoménologie de

l'Esprit, Hegel expose la façon dont la dialectique produit des vérités en évoquant le cas de la

vérité de la certitude sensible ou de l’immédiat indéterminé:

Le maintenant est la nuit. Pour examiner la vérité de cette certitude sensible, il suffit d'une simple épreuve. Nous mettons par écrit cette vérité; une vérité ne peut perdre à être mise par écrit; pas davantage à ce que nous la conservions. Regardons-nous à nouveau maintenant, ce midi, la vérité mise par écrit, il nous faudrait dire qu'elle est devenue de vent. (PhE, Hegel, 2002, p. 110)

Le «maintenant» n’est pas davantage «ce midi» que «la nuit», de telle sorte que si nous nions la première proposition en tant qu’elle est inadéquate et que nous effectuons cette opération sur la seconde pour la même raison, la double négation ne produit pas un retour au premier terme comme dans le cas des mathématiques ou de la logique formelle. La dialectique est plutôt un processus de négation et de conservation, si bien que sous son effet, nous aboutissons à une vérité, celle de la certitude sensible: l’être en général, le maintenant est, l’ici est.

1 Cette furie de la destruction sera aperçue ultérieurement. Toutefois, il convient de mentionner que l’expression

est utilisée afin de désigner les égarements du fanatisme religieux et politique: «ce n'est là en fait que la liberté

négative ou la liberté de l'entendement. C'est la liberté du vide, qui est élevée jusqu'à devenir une figure réelle et

une passion, et qui, certes en restant sur le plan théorique, devient, dans le domaine religieux, le fanatisme de la pure vision en Inde, mais qui, en s'appliquant à la réalité effective, devient, dans le domaine religieux, le fanatisme de la destruction de tout ordre social existant, l'élimination des individus suspects d'ordre, de même que la négation de toute organisation qui veut se créer». (PhD., Hegel 1999 Rem., §5, p. 91)

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La négativité étant entendue selon ce sens productif et mélioratif, Hegel utilise la métaphore inusitée de «travail du négatif» dans la préface de sa Phénoménologie (PhE, Hegel, 2002, p. 34). C'est ce mode de négativité qui traverse non seulement des œuvres comme la

Science de la logique ou les Principes de la philosophie du droit, mais également les Leçons. À ce titre, il serait tentant d'indiquer tout bonnement que la dialectique est ce qui

meut le contenu de la philosophie de la religion hégélienne. Dans sa philosophie du droit, Hegel indique précisément que cette dernière est un moteur, l’âme du contenu:

Le principe moteur du concept, en tant qu'il ne fait pas que dissoudre les particularisations de l'universel, mais qu'il les crée aussi, je l'appelle la

Dialectique […]. Cette dialectique est par suite, non pas l'acte extérieur d'une

pensée subjective, mais au contraire l'âme propre du contenu, âme qui fait progresser organiquement ses rameaux et ses fruits. (PhD, Hegel, 1999, pp. 109-110)

Or, dans le cadre de ses Leçons, le philosophe explicite l'unité du contenu de la philosophie et de la théologie, si bien que l'utilisation d'un terme comme «dialectique» suppose que seules des déterminations pures de la logique hégélienne sont à l'œuvre. Cette désignation apparaît un peu mince et, dans un tel contexte, il appert qu'un terme à connotation religieuse rend davantage justice au mouvement des Leçons que le terme sec de «dialectique» ou même la métaphore du «travail du négatif». En l’occurrence, le concept de purification s’avère plus approprié dans la mesure où il suppose la négativité, mais surtout l’élévation du contenu commun de la théologie et de la philosophie. En ce sens, le but du présent travail est de démontrer que le motif principal à l'œuvre dans les Leçons peut être entendu comme un travail de purification.

À cet égard, la façon de procéder consistera à suivre les moments significatifs de l’œuvre qui débute avec les concepts purs de «religion» et de «Dieu». Chemin faisant, nous apercevrons comment Dieu doit nécessairement s’objectiver dans le monde de la nature et de l'esprit fini afin d’y séjourner et de s'en libérer. Cette libération s’effectuera par la médiation de l'homme. Suivant l'expression de Hegel, cette rencontre entre Dieu et l'homme est désignée comme l'unité de la nature humaine et de la nature divine. En tant que base absolue de la culture, cette unité est pour ainsi dire le commencement et le terme de l'itinéraire divin, si bien que cette rencontre est à son tour appelée à s'objectiver. Cette objectivation aura pour résultat

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un monde intellectuel à l'intérieur duquel l'homme doit séjourner et se purifier de ses productions finies en vue du Royaume de Dieu, du règne de l'Idée sur terre : l’État chrétien. Ainsi, après la création du monde et la libération de la nature, le domaine de la culture est le second terrain sur lequel s'opère la purification, quoique Hegel soit plus prompt à utiliser l'expression de «procès» des formes culturelles et religieuses dans leur mode fini2, déterminé. En troisième lieu, cette purification de la finitude spirituelle s'opère jusqu'à ce que le rapport infini, la conscience de l'essence absolue, soit atteint. Il s'agit ici de la conscience propre au christianisme, forme dans laquelle Dieu s'est parfaitement objectivé à lui-même et dans laquelle l'Esprit est réconcilié et auprès de soi dans son Royaume. Par le fait même, la réconciliation chrétienne entretiendra un nouveau rapport dynamique et trouble avec la négativité. Parallèlement, il s'avèrera que c'est à ce stade des Leçons que Hegel perd en cohérence et en consistance. En effet, en cherchant à accommoder les réalités de son époque avec le protestantisme luthérien qu’il identifie comme une Volksreligion, le philosophe minimisera progressivement le rôle de la négativité au profit d'une réconciliation de plus en plus édulcorée. À cet égard, l’utilisation de figures héroïques pré-modernes qui se caractérisent par la concentration de fautes et de responsabilités permettra d’éclairer le contraste s’installant entre la fondation du christianisme et son relâchement dans la Modernité.

Si la conclusion du présent travail fournira un commentaire critique sur les failles de cet assouplissement, il convient pour l'instant de se tourner du côté du contexte et des prémisses du discours hégélien dans la philosophie de la religion. Ce faisant, la première partie du travail sera surtout consacrée à identifier les considérations préliminaires qui soutiennent les Leçons et qui seront discutées tout au long de l'exposition hégélienne.

2 À cet égard, l'utilisation du terme «purification» s'avère plus générale et prend en compte l'ensemble des

variantes du travail de la négativité des Leçons. Ce faisant, si par «purification», nous entendons un terme général à connotation religieuse, nous apercevons aussitôt un motif de libération de la finitude au profit de l'essentialité pleine et accomplie.

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Chapitre 1 : Les Leçons de la philosophie de la religion:

contexte philosophique et socio-historique

1.1 Du rapport entre théologie et philosophie

Dans Hegel: structures et systèmes théologiques, Jean-Louis Vieillard Baron note que la philosophie hégélienne s’avère absolument inintelligible s’il est fait abstraction de son infrastructure théologique:

Ce que je voudrais montrer […], c’est que la dimension théologique chrétienne permet seule de leur donner un sens philosophique acceptable. Les termes hégéliens qui jouent à la fois sur le registre théologique et sur le registre philosophique sont principalement: l’«Esprit» (Geist) et ses dérivés; la «révélation» (Offenbarung) et ses dérivés; le «sacrifice» (Aufopferung) […]; «l’extériorisation» (Entäusserung), qu’on peut traduire (d’un point de vue anthropologique) comme «aliénation» […]. (Vieillard-Baron, 2006, pp. 23-24) Si un tel rapprochement est loin d’alimenter la controverse tant il a été reconnu et étudié sous toutes ses coutures, notons que ce n’est qu’en sa période de maturité que Hegel a manifesté ce rapport pleinement et explicitement. C’est ainsi qu’en 1821, alors qu’il entame ses lectures sur la philosophie de la religion auprès de ses auditeurs de Berlin, le philosophe donne le ton de cette proximité:

Dieu est le point de départ de tout et la fin de tout; de lui tout prend son commencement, et en lui tout revient. Il est le seul et unique objet de la philosophie; celle-ci consiste à s’occuper de lui, à tout connaitre en lui, à tout reconduire à lui, de même qu’à dériver de lui tout particulier et à rendre raison de tout seulement dans la mesure où tout naît de lui, s’érige en accord avec lui, vit de son rayon et a en lui son âme. La philosophie est donc théologie, et

s’occuper d’elle ou plutôt en elle est pour soi un service divin [notre italique].

(LPR I, Hegel, 1996b, p. 4)

Tel qu’indique cet extrait, cette proximité dérive du fait que religion et philosophie partagent le même objet: Dieu ou l’Absolu3. Seule la forme les différencie. Loin d’être étrangères l’une à l’égard de l’autre, elles participent, de concert avec l’art, à ce que le

3 Chez Hegel, ces termes sont interchangeables: «l’absolu est synonyme de l’expression ‘Dieu’.» (LPR I, 1996,

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philosophe a théorisé comme «l’Esprit absolu» dans les diverses versions de son Encyclopédie

des sciences philosophiques. À la base, les religions se meuvent dans des formes comme

l’intuition, le sentiment et la foi, autant de variations subjectives qui se révèlent être des manifestations de la certitude de l’Absolu. À partir de celles-ci se dégageront ensuite des

représentations, formes que Hegel situe entre la subjectivité et l’objectivité, de telle sorte

qu’elles sont considérées comme des «images» ou «quelque chose de doublé» (LPR I, Hegel, 1996, p.276). En tant que «configurations sensibles» (LPR I, Hegel, 1996, p.276), elles empruntent une partie de leur contenu à l’intuition et à la sensibilité immédiates. Toutefois, en tant qu’elles ont également une dimension allégorique que les individus s’approprient en commun, elles sont également objectives. C’est ainsi qu’elles se manifestent sous forme de mythes ou d’histoires divines qui pavent le chemin vers les pratiques communales concentrées dans un culte.

Quant à elle, la philosophie surplombera le tout et se révélera être raison concevante. Dans le contexte des Leçons sur la philosophie de la religion, sa fonction ne consiste en rien d’autre que de conceptualiser ou de comprendre spéculativement le matériel que la religion lui fournit et qui n’est autre chose que la vérité ou le contenu «enveloppé» de l’Absolu: «La philosophie ne fait pas autre chose que transformer notre représentation en concepts; le contenu demeure toujours le même.» (LPR I, Hegel, 1996, p.275)

1.2. Les limites de la philosophie selon Hegel

Quelques années avant la présentation de ses Leçons, Hegel avait tiré une conclusion plus sévère qui pourrait même s’apparenter à une sentence face à laquelle la philosophie doit adopter un certain esprit de résignation. Dans ses Principes de la philosophie du droit, le philosophe flirte avec l’assignation d’un rôle passif à la philosophie, lui refusant tout caractère normatif:

[La] philosophie est […] son temps conçu dans la pensée. Il est aussi insensé de prétendre qu'une philosophie, quelle qu'elle soit, surpasse le monde qui lui est contemporain, que de dire qu'un individu franchit d'un saut son temps, saute par-dessus le rocher de Rhodes. (PhD., Hegel, 1999, p. 75)

À vrai dire, peut-être qu’une façon plus juste d’exprimer l’évacuation de la normativité serait d’indiquer que la philosophie est un piètre maître lorsqu’il est question de formuler des

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prescriptions. Les individus et les populations n’ont pas besoin d’attendre les résultats des travaux philosophiques afin de connaître les règles qui doivent régir le vivre-ensemble et l’éthique individuelle.

À titre indicatif, Hegel mentionne que la République de Platon est un exemple probant de l’échec de la philosophie prescriptive puisqu’il s’agit «d’un idéal vide [qui] n'a pour l'essentiel rien conçu d'autre que la nature de la réalité morale des Grecs» (PhD., Hegel, 1999, p. 72). Plus dramatiquement, la Révolution française apparait pour Hegel comme une autre démonstration des égarements d’une pensée posant des idéaux vides, en l’occurrence, la liberté, l’égalité et la fraternité. Non pas que ces valeurs soient mauvaises en elles-mêmes, mais en adoptant «une attitude hostile envers la réalité effective, envers le droit et la vie éthique» (R&E., Hegel, 1996a, p. 326) leur réalisation a entraîné la France dans la Terreur de Robespierre.

Un principe corollaire qui pourrait être dérivé des ces observations est l'affirmation de l'autonomie de l’«éthicité» (Sittlichkeit) par rapport à la philosophie. Or, il s'avèrera que la vie éthique se fonde elle-même sur des rapports religieux et des conceptions de l’Absolu. C'est ainsi que dans «Le rapport de la religion à l’État» de 1831, Hegel souligne qu'un «peuple qui a un mauvais concept de Dieu a aussi un mauvais État, un mauvais gouvernement, de mauvaises lois4» (R&E, Hegel, 1996b, p. 320). Tout l'enjeu consiste alors à parvenir à la bonne forme religieuse afin que de cette racine naissent une vie éthique et un État solides. Assurer un tel fondement est malheureusement quelque chose que la philosophie ne saurait produire d’autant plus que, de par son inhérente difficulté, elle s’aliène tous ceux qui présentent un «manque

d’habitude - à penser abstraitement, c’est-à-dire à tenir fermement des pensées pures et se

mouvoir à l’intérieur de ces pensées.» (Enc., Hegel, 1970 §3, p.76) Dans l’article «Religion, Reconciliation, and Modern Society», Thomas A. Lewis indique que cette limite explique pourquoi Hegel a rejeté l’idée que la philosophie puisse un jour être source de cohésion sociale, une considération qui a toujours préoccupé le philosophe :

4 Ce rapport entre religion, vie éthique, droit, État et lois sera plus particulièrement éclairé par la comparaison

entre les religions déterminées (ex: judaïsme pré-chrétien, «mahométisme», hindouisme) et la religion manifeste; le christianisme. À leur tour, les diverses variations du christianisme entretiennent un rapport avec le succès ou l’échec des formes sociales auxquelles elles donnent naissance.

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As his own mature position began to emerge, Hegel argued that the basis for a solution to the problem of social cohesion must be found in a post-Kantian, idealist philosophy. Its intellectual foundations must lie in philosophy, not love or religion. Nonetheless, Hegel never came to believe that the majority of the population could have direct access to such a solution, i.e., could attain a philosophical grasp of it. Philosophy may provide a solid theoretical answer that can be appreciated by properly trained philosophers, but most people, for Hegel, lack the intellectual preparation required to grasp this solution. (Lewis, 2013, p. 43)

Pour ces raisons, la pensée hégélienne de la maturité a plutôt privilégié la voie de la

Volksreligion que Lewis décrit comme une religion civique (civil religion) ou même comme

une religion publique (public religion) (Lewis, 2013, p. 42). Néanmoins, les développements ultérieurs démontreront que Hegel diminue plus que considérablement les pouvoirs du christianisme dans un contexte moderne, de telle sorte qu’il est possible de se questionner à savoir si le philosophe ne dénature tout simplement pas cette forme religieuse et si la cohésion sociale peut dorénavant se passer d’un fondement religieux solide et vivant.

1.3. La philosophie comme parachèvement rationnel du

christianisme

Eu égard aux remarques concernant la philosophie, il est à noter que l’assignation d’un rôle passif et restreint ne signifie pas pour autant que cette dernière est une activité stérile et superflue. Hegel l'a déjà désigné comme un «service divin» et a identifié son contenu avec celui de la théologie. À défaut d’être normative, elle est plutôt un parachèvement, une purification de la contingence au profit de la rationalité et de la nécessité. Une autre façon de la décrire serait de la comprendre comme une saisie conceptuelle et totale du contenu que la religion ne peut appréhender qu’avec ses formes subjectives et imparfaites. Bien loin d’être une menace à son égard, la vraie philosophie que Hegel prétend avoir produite se présente comme le complément et l’allié le plus solide de la religion, du moins celle qui se révèle être adéquate au concept de religion; le christianisme. C’est en effet dans cette dernière que l’Absolu a acquis sa plus haute représentation; celle d’être Esprit unitrine (la Sainte-Trinité).

Il est à noter que l’utilisation du terme «Sainte-Trinité» révèle un exemple fameux des limites de la représentation religieuse quant à la façon dont elle traite l’Absolu. Alors que le

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croyant se tiendra «sous ce mode enfantin de la représentation - comme le rapport entre père et fils [et Saint-Esprit]» (LPR I, Hegel, 1996b, p. 40), Hegel fera le pari de traduire cette forme trinitaire, à première vue dépourvue de teneur philosophique, sous le mode de la forme spéculative. Ce faisant, la Sainte-Trinité ne sera pas tant l’expression d’une croyance contingente, mais plutôt la présentation du développement des moments nécessaires de Dieu dans son objectivation. À titre indicatif, il peut être utile de mentionner que d’autres termes traditionnels de la théologie seront également purifiés. C’est ainsi que des expressions comme «envoyés de Dieu», «Élus» ou «Messie» perdront leur signification première et seront réintégrés dans la narration philosophique de Hegel.

1.4. Influences mystiques chez Hegel

Avant d’aborder le contenu des Leçons sur la philosophie de la religion et le contexte dans lequel elles s’inscrivent, il peut être utile de mettre en valeur les remarques précédemment exposées en les rapprochant de l’influence déterminante d’auteurs mystiques dans la pensée de Hegel. De cette façon, un contraste permettra d'éclairer davantage la distance entre le philosophe et les principaux interlocuteurs de ces leçons qui se regroupent essentiellement autour des représentants de l’Aufklärung, du néo-piétisme allemand et de la théologie du sentiment. Plus généralement, l’exposition de ces influences permettra également de contribuer à définir la façon dont Hegel traite la question de Dieu et de son rapport dynamique avec le monde, dynamisme à l'intérieur duquel s'inscrira la purification en tant que «travail du négatif». Néanmoins, ce rapprochement entre l'hégélianisme et le mysticisme doit être traité avec beaucoup de prudence et de réserve. En effet, Hegel est loin d'être lui-même un auteur mystique ; la méthode de sa philosophie est fondée sur le développement du Concept et exclut d’emblée le recours à une fantaisie et à un sentiment de l’ineffable qu'il observe chez les mystiques.

Il est à noter que Hegel a entretenu une curiosité et un intérêt envers le mysticisme non seulement durant sa jeunesse, mais également dans sa période de maturité. Bien que concentrées autour de la tradition mystique allemande, il n’est pas rare de retrouver chez Hegel des références à des auteurs comme Maître Eckhart, mais plus souvent à Jakob Böhme, un fabricant de souliers ayant eu une expérience qui lui aurait permis de percevoir l’essence de

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toutes choses. Dans l’article «Hegel and Mysticism», G. A. Magee décrit l’idée centrale de la pensée de Böhme qui s’articule autour d’une conception de Dieu quelque peu différente de celle des trois principales religions monothéistes. Plutôt que de le concevoir comme un Dieu abrahamique qui organiserait le cosmos et l’histoire humaine à partir d’une transcendance inaccessible à l’homme, Böhme suppose sa pleine et entière participation au développement de la nature et du monde spirituel:

Central to Boehme’s thought is a conception of God as dynamic and evolving. Rejecting the idea of a transcendent God who exists outside of creation, complete and perfect, Boehme writes instead of a God who develops Himself through creation. Shockingly, Boehme claims that apart from or prior to creation, God is not yet God. What moves God to unfold Himself in the world is the desire to achieve self-consciousness, and the mechanism of this process was brought by Boehme to involve conflict and opposition. (Magee, 2008, p. 257)

À n’en pas douter, nous trouvons ici les premiers indices d’une négativité au sein de Dieu qui se présente comme la rencontre de contradictions et de résolutions de ces mêmes contradictions. Hegel a été séduit par l’audace de Böhme, ce qui est confirmé par certains passages tirés de sa correspondance. Il est à noter que cette révérence s’accompagne toutefois d’une touche de condescendance:

In 1811, a former student […] sent Hegel Boehme’s collected works as a gift. Hegel responded in a letter dated July 29, 1811: « Now I can study Jakob Boehme much more closely than before […]. His theosophy will always be one of the most remarkable attempts of a penetrating yet uncultivated man [notre italique] to comprehend the innermost essential nature of the absolute being. For Germany, he has the special interest of being really the first German

philosopher [notre italique]. (Magee, 2008, p. 261)

D'une part, l'extrait à ceci d'intéressant qu'il indique que Böhme est considéré comme le premier vrai philosophe allemand, mais, d'autre part, Hegel souligne l'absence d'éducation philosophique de ce dernier. Sur ce dernier point, certains extraits des Leçons sur la

philosophie de la religion semblent indiquer que ces lacunes se sont répercutées dans la façon

dont Böhme a organisé ses idées et ses représentations. S’il semble incontestable que Hegel a retenu l’idée d’un Dieu dynamique prenant part au développement immanent du monde, il n’en demeure pas moins que certains aspects de la théogonie böhméenne sont implicitement rejetés par l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit. Ce rejet n’est toutefois pas sans

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conséquence puisqu’il met en lumière la façon dont Hegel traite le problème du mal. De son côté, Böhme se l’explique par l’entremise du récit de la Genèse et de Lucifer:

Dieu en sa vérité éternelle est comme un État (Zustand) dans le temps […]; les anges y chantent les louanges […]. Plus tard, il y a eu, dit-on, une chute; ici se pose le second point de vue, d’un côté l’analyse du Fils, la séparation des deux moments qui s’y trouvent contenus. Jacob Böhme se présente la chose ainsi: Lucifer, le premier né, est tombé, mais un autre a été engendré à sa place. Ceci s’est passé en quelque sorte dans le Ciel. (LPR III, Hegel, pp. 94-95)

Or, quelques pages avant la description de cette représentation böhméenne, Hegel précise que «[sa] manière de représenter les choses, sa manière de penser est plutôt fantastique et confuse (wild). Il ne s’est pas élevé à des formes de pensées pures.» (LPR III, Hegel, p. 84) Suivant cette lecture, Böhme s’en serait tenu au niveau de l’intuition et de la représentation, ce qui expliquerait ses références à une entité comme Lucifer, une sorte de personnification du Mal dotée d’une existence indépendante. Deux principes autonomes seraient alors en lutte. D’un côté se trouverait le Bien (Dieu) et de l’autre, le Mal incarné par Satan, «celui qui porte la lumière, qui brille, la clarté, mais qui, ayant donné en lui-même libre cours à son imagination […], c’est-à-dire s’étant posé pour lui-même [notre italique], passa ainsi à l’être, ce qui causa sa chute» (LPR III, Hegel, p. 97).

Tel qu’il sera aperçu lorsqu’il sera question de la Chute, Hegel associe le mal à l’égocentrisme, ce qu’il désigne également comme une pure attitude «pour soi». Le «pour soi» est une attitude finie puisqu’elle s’en tient aux désirs naturels et égoïstes. Tant qu’un individu se complait dans cette attitude, il n’est pas réconcilié et l’Esprit n’est donc pas «auprès-de-soi». Il n’est donc pas étonnant que Lucifer soit considéré comme une figure «se posant pour lui-même», ce qui revient à dire qu’il affirme ses particularités individuelles et égoïstes plutôt que l’universel ou le substantiel (Dieu).

Il est toutefois à noter que cette association entre le mal et le «pour soi» n’est pas systématique chez Hegel. En effet, les animaux sont «pour eux-mêmes» en tant qu’ils affirment leurs désirs égoïstes, mais ces derniers sont inconscients de leur finitude et sont donc incapables de se purifier de leur naturalité immédiate. Or, l’homme possède ce pouvoir et lorsqu’il se complait dans la finitude, il engendre consciemment le «mal». En effet, l’homme

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est conscient de lui-même et participe au domaine la spiritualité. Un passage de l’Esthétique exprime convenablement cette différence entre la bête et l’homme:

Ce qui élève l'homme au-dessus de l'animal, c'est la conscience qu'il a d'être un animal, et cette conscience en implique une autre, celle de sa participation de l'esprit. Du fait même qu'il sait qu'il est un animal, il cesse de l’être. (Esth., Hegel, 2009, p. 117)

Cette différence entre l'animal et l’homme contribue à indiquer que Hegel réduit le problème du mal à des termes strictement moraux. Cette considération sera davantage étayée dans les prochains chapitres, mais quelques précisions sont tout de même nécessaires pour illustrer l'étendue somme toute restreinte du problème chez Hegel. Contre la théologie chrétienne en général, le philosophe ne semble pas prendre pour acquis que la nature et l'homme sont déchus, pas plus qu'il ne semble reconnaître la responsabilité d'un principe autonome du Mal dans les événements malheureux du monde. Il y a certes des douleurs et des malheurs d'une amplitude indéterminée et fluctuante, mais le philosophe est beaucoup plus prompt à les traiter comme des contingences qu'à accuser un drame cosmique ou même une ruse du Mal s'abattant pernicieusement sur l'homme. C'est ainsi que dans la section «Le concept de la religion» de son cours de 1827, Hegel rejette catégoriquement l'association entre la Création et la naissance d’un Mal autonome: «Avec le fait que Dieu crée le monde, il n’y a pas naissance d’un mal, d’un autre qui serait autonome, indépendant. Dieu demeure seulement cet un; l’effectivité véritablement une, le principe un demeure à travers toute particularité.» (LPR I, Hegel, p. 252)

À la lumière de cette affirmation, la théogonie böhméenne et sa correspondance dans les éléments de la doctrine chrétienne concernant l’existence du Mal personnifié prennent les traits de représentations somme toute inadéquates d’un point logique, métaphysique et ontologique. Il serait tentant d’apercevoir dans ces errements les ébauches d’explications du mal qui ne prennent pas suffisamment au sérieux le conflit qui tiraille le cœur humain, siège du mal moral. En renvoyant aux mythes et à la cosmogonie, l’utilisation de principes autonomes et extérieurs à l’homme (Dieu et Lucifer) nie l’autonomie propre de l’homme. Tout bien considéré, de telles explications pourraient être assimilées à des rejetons ou à des avatars d’une religion finie et inadéquate que Hegel évoque en cours de route, soit la religion dualiste des Parsis. L’idée d’une confrontation originaire entre le Bien et le Mal y est centrale

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et pourrait s’être transposée dans les religions ultérieures : «Le dualisme de la lumière et des ténèbres commence ici à se résoudre […] Ormuzd a toujours vis-à-vis de lui Ahriman. L’idée se trouve aussi qu’à la fin Ahriman sera dompté et qu’Ormuzd gouvernera seul». (LPRIIa, Hegel, 1954b, pp. 162-163)

Si l’utilisation de principes hétérogènes pour expliquer le mal est rejetée par Hegel, il faut toutefois se garder de croire que le philosophe a essentiellement critiqué Böhme. Tel qu’indiqué précédemment, le philosophe a conservé du mysticisme böhméen l’idée d’un Dieu dynamique s’incarnant dans l’immanent. Toujours dans l’article «Hegel and Mysticism», G.A. Magee souligne quelque chose de fort important. Non seulement Dieu rencontre-t-il la négativité et l’opposition, mais le principal dénouement des contradictions se trouve dans l’unité qu’il produit avec l’homme :

In a later work, Boehme wrote, «No thing can be revealed to itself without opposition.» Thus, God must «other» Himself in the form of the world. The process of creation, and of God’s coming to self-consciousness, eventually

reaches consummation with man [notre italique]. (Magee 2008 p.257-258)

Avant de conclure cette section sur le mysticisme, il peut être utile de mentionner qu’à défaut d'avoir articulé sa théosophie à l'aide de pensées pures, Böhme a néanmoins eu le mérite de reconnaître quelque chose que les philosophes contemporains de Hegel se sont refusé d'apercevoir; l'unité des natures humaine et divine. À cet égard, cette unité a également été reconnue par Maître Eckhart. À l’instar de Böhme, Maître Eckhart est un autre mystique étudié par Hegel et ce dernier a radicalisé la proximité entre Dieu et l’homme, au point où un rapport de compénétration et d’interdépendance est clairement mis en évidence. Franz Von Baader, avec qui Hegel a entretenu une amitié, a rapporté l’enthousiasme que ce dernier aurait éprouvé à la lecture de cet auteur :

Baader reports that on reading a certain passage on Eckhart, Hegel cried […] « There, indeed, we have what we want!» Hegel then subsequently introduced a quotation from Eckhart into his 1824 Lectures on the Philosophy of Religion: « The eye with which God sees me is the same eye by which I see Him, my eye and His eye are one and the same. In righteousness I am weighed in God and He in me. If God did not exist nor would I; if I did not exist nor would he. (Magee, 2008 p.262-263)

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1.5. Hegel et l’Architectonique de la Critique de la Raison pure

En traitant promptement des influences de Böhme et de Maître Eckhart dans la philosophie hégélienne, il n’était pas vraiment question d’épuiser le rapport entre Hegel et le mysticisme. À vrai dire, il était davantage question d’introduire certaines intuitions qui ont nourri le philosophe, plus particulièrement en ce qui concerne l’idée d’une négativité «intra-divine» et de la réalisation de la conscience de soi de Dieu par la médiation de l’homme. Il s’agit d’une base qui a contribué à aider Hegel dans sa tâche consistant à dépasser un contexte philosophique pour le moins sclérosé, voire démissionnaire. En effet, depuis la critique dévastatrice de la métaphysique traditionnelle chez Kant, une certaine culture philosophique, l’Aufklärung, a suspendu la recherche de la vérité spéculative. Ce faisant, la philosophie a régressé à ce que Hegel nomme péjorativement une «sagesse mondaine5» (LPR I, Hegel, 1996b, p. 31), tout en reléguant l’Absolu dans le domaine de la foi.

En réaction à ce mouvement, l’ensemble de la pensée hégélienne se révèle être imprégné d’un esprit contestataire dont l’ambition est de redonner les lettres de noblesse à la philosophie et à la nouvelle métaphysique. C’est ainsi que dans un extrait fort célèbre de la préface de la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel entend présenter sa propre philosophie sous forme scientifique, ce qui se confond chez lui avec la forme systématique ou encyclopédique:

La vraie figure dans laquelle existe la vérité, c'est seulement le système scientifique de cette même [vérité] qui peut l'être. Contribuer à ce que la philosophie approche de la forme de la science - du but [qui consiste] à pouvoir renoncer à son nom d'amour du savoir et à être savoir effectif - c'est là ce que je me suis proposé. (PhE., Hegel, 2002, p. 23)

Ironiquement, le caractère systématique et scientifique de la philosophie hégélienne tire ses racines et sa familiarité de la philosophie kantienne, celle-là même que Hegel pourfendra pour sa «crainte de la vérité» (PhE., Hegel, 2002, p. 91). En effet, c’est dans l’architectonique de la Critique de la raison pure que Kant formule les conditions de la scientificité

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Dans ses Leçons sur la philosophie de la religion, Hegel étoffe davantage sa critique de la réduction de la philosophie à une «sagesse mondaine» : «La philosophie n’est pas une sagesse mondaine, ainsi qu’on l’a appelée jadis; on l’a appelée ainsi en opposition à la foi. En fait elle n’est pas une sagesse du monde mais une connaissance du non-mondain, elle n’est pas une connaissance de l’existence extérieure, […] elle est connaissance de tout ce qui est éternel - de ce que Dieu est, et de ce que sa nature développe en se manifestant.» (LPR I, Hegel 1996 p.31)

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philosophique qui ressemblent étonnement à ce que la philosophie hégélienne développera plus tard en logique, en philosophie de la nature et en philosophie de l’esprit:

J'entends par architectonique l'art des systèmes. Puisque l'unité systématique est ce qui, simplement, transforme une connaissance commune en science, c'est-à-dire ce qui, d'un simple agrégat, fait un système, l'architectonique est donc la doctrine de ce qu'il y a de scientifique, dans notre connaissance en général [...]. Cela dit, j'entends par système l'unité des diverses connaissances sous une Idée (Kant, 2001, p. 674).

Or, Kant n’a jamais délivré ce système et il notera quelques pages plus tard que «la philosophie est une simple Idée d'une science possible, qui n'est nulle part donnée in concreto [...]. Tant que l'on n'en est pas là, on ne peut apprendre aucune philosophie; car où est-elle? [...] On peut seulement apprendre à philosopher.» (Kant, 2001, pp. 677-678) Conformément à ce qui a été évoqué plus tôt, il serait donc possible d’affirmer que la philosophie kantienne en est demeurée à l’amour du savoir (sagesse mondaine) tandis que Hegel aurait eu la prétention de réaliser la philosophie in concreto dont l’Architectonique n’était qu’une préfiguration.

1.6. L’introduction des Leçons sur la philosophie de la religion:

Aufklärung, piétisme et théologie du sentiment

Entendue selon cette forme systématique, la philosophie hégélienne possède un caractère totalisant; rien n'y est laissé au hasard puisque les connaissances ne forment pas un agrégat arbitraire, mais bien un tout organique dont le développement s'achève avec l'Absolu: «Le vrai est le tout. Mais le tout n'est que l'essence s'achevant par son développement. De l'absolu il faut dire qu'il est essentiellement résultat, que c'est seulement au terme qu'il est ce qu'il est en vérité». (PhE., Hegel, 2002, p. 35)

Dans cette perspective, chaque science philosophique particulière forme un anneau à l'intérieur d'une chaîne plus grande dont la philosophie est la couronne ou, plus précisément, la conscience de cette essence parfaitement développée. À titre indicatif, la religion est également conscience de cette même essence, mais, tel qu'indiqué précédemment, elle traine avec elle ses formes subjectives finies. Cependant, s'il a été établi que la religion ne se meut pas dans les pensées pures que fournit la philosophie, il ne se trouve aucune défense de la foi

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dans la science de la religion de Hegel. Cette attitude est en quelque sorte en porte-à-faux par rapport au contenu de la culture et des courants philosophiques et théologiques de son époque, surtout depuis que Kant a «[mis] de côté le savoir afin d’obtenir de la place pour la croyance» (Kant, 2001, p. 85).

Ici encore, il convient d’insister sur un point particulièrement déterminant du rapport entre philosophie et théologie chez Hegel. Contre la foi, mais plus généralement contre toute forme de sentiment ou de savoir immédiat que certains intellectuels évoquent à la défense de la légitimité des représentations religieuses, le philosophe n’entendra leur laisser aucune place dans l’activité philosophique digne de ce nom. Hegel laisse d’ailleurs entendre que la traditionnelle opposition entre la foi et la raison s’inscrit dans un débat creux qui s’est accidentellement introduit à un moment où l’Église a craint pour son autorité. Tel un résidu, le débat concernant cette opposition se serait maintenu dans la métaphysique moderne:

L’opposition de la raison et de la foi, ainsi qu’on la nommait jadis, est une vieille opposition qui s’est produite dans l’Église chrétienne; l’Église craignait souvent, de la part de la philosophie, la destruction de sa doctrine, et se montrait de ce fait hostile à son égard. (LPR I, Hegel, 1996b, pp. 42-43)

En tant que savoir concevant, la philosophie se trouve véritablement dans le domaine de l’explication ou de ce que Hegel nomme le «savoir médiatisé». La foi, quant à elle, est plutôt à ranger du côté du «savoir immédiat». Ne se présentant pas sous la forme de la nécessité, elle n’est qu’une certitude ou une «relation immédiate entre le contenu et moi» (LPR I, Hegel, 1996b, p. 266):

Plus précisément, on appelle une certitude ‘foi’ dans la mesure où pour une part elle n’est pas certitude sensible immédiate, et pour une autre dans la mesure où ce savoir n’est pas non plus un savoir de la nécessité de ce contenu. On dit sous ce rapport: c’est une certitude immédiate. Ce que j’ai devant moi, je n’ai pas besoin de le savoir, car je le sais. (LPR I, Hegel, 1996b, p. 267)

Pour sa part, le savoir médiatisé se caractérise comme une connaissance rehaussée en tant que la forme de son contenu a été préalablement épurée de toute contingence et que sa nécessité a été démontrée, entraînant ainsi chaque objet d’étude philosophique dans un système globalisant ou encyclopédique. Étant donc nécessaire, il est impossible d’invoquer l’autorité de l’Église ou de la croyance contre le savoir médiatisé. Hegel soulignera d’ailleurs que l’enseignement même de la Bible prémunit contre l’aveuglément du croyant obstiné: «La

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Bible revêt cette forme; c’est même une de ses sentences: la lettre tue, mais l’esprit vivifie. Ce qui dès lors est capital, c’est l’esprit qu’on y apporte, c’est l’esprit qui anime cette positivité» (LPR I, Hegel, 1996b, p. 33). En tant que tel, le contenu théologique n’est donc pas différent de tout autre contenu. Afin d’être à la hauteur de la science, il doit être démontré, posé dans sa nécessité, fondé en raison. Cette condition nous amène ici à considérer un des principaux adversaires des Leçons sur la philosophie de la religion, soit le mouvement néo-piétiste allemand:

Il y a [des] hommes qui sont très religieux, qui s’en tiennent simplement à la Bible, qui ne font pas autre chose que la lire et en réciter des versets […]; cette position n’est pas une science, ni une théologie. Or, dès que la religion ne consiste plus à lire et répéter des versets, dès que commence ce que l’on appelle explication, déduction, exégèse du sens des paroles bibliques, l’homme se met à raisonner, à réfléchir, à penser et il importe alors de connaître sa manière de penser […]; peu importe de dire que ces pensées s’appuient sur la Bible. (LPR I, Hegel, 1996b, p. 31)

Contre la foi et l’autorité en matière de religion et de théologie, c’est plutôt sur la

conviction que misera Hegel, d’autant plus qu’elle est la forme par excellence du savoir

médiatisé. Introduite par le protestantisme luthérien et reprise par la Modernité, Hegel la mettra de l’avant dans ses Leçons, bien que l’introduction des Principes de la philosophie du

droit préfigurait déjà une prédilection en sa faveur:

C’est […] une obstination qui fait honneur à l'homme, de ne rien vouloir reconnaître dans la conviction (Gesinnung) qui n'ait été justifié par la pensée, - et cette obstination est l'élément caractéristique de l'époque moderne, au demeurant le principe propre du protestantisme. (PhD., Hegel, 1999, p. 76) Comme Hegel indique également que le contenu de la philosophie de la religion ne jouit pas d’un privilège qui l’exempterait de l’investigation philosophique, c’est avec une attitude déterminée que ce dernier entreprend de réfuter une tendance lourde de son époque. Dans sa mire se trouve plus précisément l’Aufklärung, cette culture dont une des caractéristiques consiste à refuser à la raison humaine la possibilité de connaître concrètement l’objet suprême de la religion et de la philosophie : Dieu.

Notons d’emblée que Hegel ne condamne pas unilatéralement tout ce qu’a pu produire l’Aufklärung. À vrai dire, il s’aligne avec la critique kantienne de la métaphysique pour rejeter ce qu’il place sous la rubrique de «métaphysique d’entendement» (LPR I, Hegel, 1996b, p.

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31). Tel qu’indiqué en introduction, la faculté de l’entendement est présentée comme «la puissance la plus étonnante et la plus grande, ou plutôt la [puissance] absolue» (PhE., Hegel, 2002, p. 43). Comme telle, elle est essentiellement présentée comme le travail de la division ou de la séparation. Ainsi, lorsqu’elle investit Dieu en s’arrogeant un privilège qu’elle devrait laisser à la raison spéculative, elle traîne avec elle ses catégories finies et cherche à greffer des attributs ou des déterminations fixes et unilatérales comme la bonté, la justice ou l’omniscience. Toutefois, ces attributs doivent à leur tour être définis, si bien que leur développement révèle tôt ou tard les contradictions qui les opposent les uns à l’égard des autres:

Le procédé ordinaire, courant, est […] de dire de Dieu ceci et cela, de le définir par les attributs […]. Ceci n’est pas connaître vraiment ce qu’est la vérité, ce qu’est Dieu; c’est là le procédé de la représentation, de l’entendement. […]. Les attributs sont des déterminations particulières; les propriétés, en tant que déterminations particulières de ce genre, diffèrent l’une de l’autre. Si l’on conçoit leurs différences comme déterminées, elles se contredisent, contradiction qui n’est pas résolue. (LPR I, 1996, p.21-22)

De façon similaire, Hegel observera la même tendance dans le «panthéisme oriental» lorsqu’il s’attardera sur les religions déterminées dans le cours de ses Leçons: «Si nous disons «Dieu est juste, tout-puissant, sage, bon», nous pouvons continuer ainsi à l’infini. Les Orientaux disent: «Dieu a une multitude infinie de noms», c’est-à-dire de déterminations; on ne peut exprimer de façon exhaustive ce qu’il est» (LPR I, 1996, p.283). Outre que ces attributs peuvent être multipliés à l’infini, il est peut-être plus important encore de retenir que ces derniers n’entretiennent entre eux aucun rapport organique puisqu’ils sont placés les uns à côté des autres de façon extérieure et distincte.

Comme la plupart des procédés de la vieille métaphysique d’entendement n’intéressent pas particulièrement Hegel dans les introductions de ses Leçons, ce dernier consacre surtout de nombreux passages à réfuter les représentants de l’Aufklärung dont certains réintroduisent l’investigation philosophique par l’entendement. À ce titre, sa première cible sera la «théologie rationnelle de l’Aufklärung» (LPR I, Hegel, 1996, p.38) de Christian Wolff. Si jadis la métaphysique souffrait d’enflure en attribuant arbitrairement une quantité inépuisable d’attributs à Dieu, Wolff tire la conclusion que Dieu est insondable puisque «tous les prédicats seraient inadéquats et autant d’anthropomorphismes injustifiés» (LPR I, Hegel, 1996, p.38).

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Ce faisant, l’Absolu et l’esprit humain demeurent étanches l’un à l’égard de l’autre. En réaction, Hegel raille les prétentions de cette philosophie qui «croit placer Dieu bien haut quand elle l’appelle l’infini» (LPR I, Hegel, 1996, p.38). À vrai dire, si elle ne parvient qu’à un résultat aride dépourvu de vérité, c’est bien parce que son concept de Dieu n’est autre chose qu’une «abstraite entité d’entendement [qui] n’est pas saisie comme esprit» (LPR I, Hegel, 1996 p.31).

Après Wolff, Kant a congédié de façon célèbre le dogmatisme en posant des bornes au-delà desquelles l’esprit humain ne peut s’aventurer sans tomber dans des contradictions. Toutefois, il a déjà été indiqué que Hegel reproche à cette philosophie critique d’avoir sombré dans une «crainte de l'erreur [qui] se donne plutôt à connaître comme crainte de la vérité» (PhE., Hegel, 2002 p.91). À l’instar de Wolff, Kant a participé à construire l’idée selon laquelle la raison humaine est inepte dans ses prétentions à la connaissance de l’Absolu, permettant ainsi de maintenir une cloison étanche entre la foi et la connaissance. Dès ses écrits de jeunesse, Hegel avait cerné et condamné cette humiliation de la raison, tel qu’en témoigne ce passage tiré de l’introduction de Foi et Savoir:

[Ainsi] la raison s’est-elle à nouveau faite servante de la foi. Selon Kant le supra-sensible ne peut être connu par la raison; l’Idée suprême ne possède en

même temps pas de réalité. Selon Jacobi, «la raison a honte de mendier et pour

creuser la terre, n’a ni mains, ni pieds» […]. Selon Fichte, Dieu est quelque chose d’inintelligible et qui ne peut être pensé: Le Savoir ne sait rien, si ce n’est qu’il ne sait rien et il doit se replier sur la croyance. D’après tous, suivant l’ancienne définition, l’Absolu ne peut être contre la raison, ni pour la raison, il est au-dessus de la raison. (Hegel, 1988 p.92)

En ce qui concerne le rapport que la philosophie kantienne entretient avec l’Absolu, il est bien connu que Kant a transformé Dieu en postulat de la raison pratique, au même titre que la liberté et l’immortalité de l’âme. Ces trois objets «nouménaux» ont donc été exclus de la connaissance théorique, cette dernière étant dorénavant confinée au domaine phénoménal. Si, par rapport à la vieille métaphysique d’entendement, la philosophie kantienne s’est avérée pertinente pour libérer l’esprit de ses errements dogmatiques, il n’en demeure pas moins que le Dieu de Kant, à l’instar de celui de la théologie de l’Auflärung de Wolff, est cloîtré dans un au-delà insondable. Par le fait même, on lui refuse les déterminations concrètes du Dieu trinitaire, celui que la doctrine chrétienne pose comme un être vivant et actif, quoique par le

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biais des formes inadéquates de l’intuition et de la représentation. Dès la préface de la

Phénoménologie, Hegel avait mentionné cette étonnante tension régnant entre, d’une part, la

culture de l’Aufklärung et, d’autre part, ce contre quoi elle s’était érigée, soit la pensée dogmatique que le philosophe n’hésiterait pas à son tour à qualifier d’«édifiante» et d’«enthousiaste». L’Aufklärung souffre en contrepartie d’un dessèchement et d’un enracinement si obstiné que la tâche de la nouvelle philosophie sera de s’élever au-dessus de ces deux tendances:

Autrefois, ils avaient édifié un ciel avec une ample richesse de pensées et [d']images. De tout ce qui est, la signification se trouvait dans le fil de lumière par lequel il était attaché au ciel […]. Maintenant, ce qui paraît présent-là est l'impératif du contraire, le sens [paraît] à ce point fortement enraciné dans le terrestre qu'il est besoin d'une égale violence pour l'élever par-delà. L'esprit se montre si pauvre que, pour son rafraîchissement, il paraît n'aspirer, comme dans un désert le voyageur à une simple gorgée d'eau, qu'au sentiment indigent du divin en général. À ce dont l'esprit se satisfait, on peut mesurer la grandeur de sa perte. (PhE., Hegel, 2002 p.25-26)

Contre ce qui apparait plutôt comme un cloisonnement de Dieu dans l’au-delà, Hegel, s’appuyant notamment sur Aristote et Platon, ne manquera pas de revendiquer la notion d’un Dieu qui n’est pas jaloux, qui se communique et qui se manifeste allègrement à l’esprit humain:

Quand on prend au sérieux le nom de Dieu, on remarque que déjà selon Platon et Aristote, Dieu n’est pas envieux au point de ne pas se communiquer. Chez les Athéniens, la peine de mort était prévue pour qui ne laisse pas autrui allumer sa lampe à la sienne, car il n’avait rien à y perdre. Dieu, de même, ne perd rien à se communiquer. (LPR I, Hegel, 1996 p.262)

Corolairement, à cette remarque s’ajoute l’exigence tacite, pour tout philosophe s’identifiant en tant que chrétien, de reconnaître la nécessité de cette communication divine. En effet, la Révélation est précisément l’essence du Dieu chrétien: «Dieu consiste à se révéler, à être manifeste. Ceux qui disent que Dieu n'est pas manifeste ne parlent pas en tout cas dans la perspective de la religion chrétienne; car la religion chrétienne, c'est la religion révélée.» (LPR I, Hegel, 1996 p.262) Eu égard aux arguments précédemment exposés, Jean-Louis Vieillard-Baron note que l’hégélianisme s’avère tout de même reconnaissant de l’apport kantien. Néanmoins, Hegel a cherché à dépasser Kant par le biais d’une négativité dont la

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fonction n’est pas simplement de vider l’esprit de tout égarement dogmatique, mais bien de s’incarner et de jouer un rôle actif dans le développement du Concept:

Kant a manqué la négativité, il n’a pas vu que la négation, sous la forme de la limitation du savoir positif. Hegel, en comprenant l’effort de Kant pour supprimer le savoir dogmatique en montrant les limites du savoir positif en sa finitude, peut dégager le sens de l’œuvre critique de Kant en la dépassant radicalement […]; le kantisme est le moment négatif, l’hégélianisme est l’accomplissement de la négativité. (Vieillard-Baron, 2006, p. 48)

De plus, si la philosophie hégélienne peut aisément être appréhendée comme une tentative pour dépasser l’Aufklärung et ses conclusions fades en matière de connaissances métaphysiques et théologiques, elle doit tout autant combattre une seconde tendance contemporaine. Cette dernière, cherchant à éviter l’écueil de l’édification et du dogmatisme dont la légitimité a été mise à mal par la critique kantienne, s’est réfugiée dans le sentiment:

Est en connexion avec ce point de vue, étant donné que le savoir de Dieu ne doit pas relever de la raison concevante, le fait que la conscience de Dieu est bien plutôt cherchée dans la forme du sentiment - l’affirmation que la religion a pour source le sentiment et que le rapport de l’esprit de l’homme à Dieu doit être limité à la seule sphère du sentiment, qu’il ne saurait être transféré dans le penser, dans le concevoir (LPR I, Hegel, 1996 p.47).

Comme à bien d’autres endroits dans son œuvre, Hegel n’indique pas précisément le nom des auteurs qui tombent sous sa critique. Cependant, il est fort à parier qu’avec cette réfutation de la théorie du sentiment en tant que principe légitimateur de la religion, le philosophe avait dans sa mire le théologien Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher qui jouissait d’une forte popularité au moment où Hegel offrait ses Leçons. Dans l’article «Hegel on Religion and Philosophy», Laurence Dickey note par ailleurs que, à la lumière du contexte religio-politique dans lequel s’inscrivait son enseignement, le contenu de ces cours était particulièrement contentieux et susceptible d’écorcher aussi bien Schleiermacher que des organisations religieuses bien en vogue:

If we look closely at the sources in which Hegel expressed himself on religious matters during the Berlin period, it becomes obvious that even before arriving in Berlin in 1818 Hegel had inklings that any attempt on his part to apply the principles of speculative philosophy to Protestant religious issues would provoke distant opposition from religious active groups in Berlin - from orthodox Lutherans, from theologians of feeling such as Schleiermarcher, and from the neo-pietists.(Dickey, 1993, p. 305)

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Il a été aperçu précédemment que Hegel, favorisant une approche encyclopédique et rationnelle de la philosophie et de la religion, n’accordait aucun crédit à l’attitude piétiste se contentant de citer l’Évangile, pas plus qu’il n’en accordait à ceux qui revendiquaient la foi en tant que principe légitimateur de la religion. De son côté, il semble que Schleiermacher ait plutôt misé sur un sentiment de dépendance absolue envers Dieu pour fonder la religion. À son tour, cette attitude sera réfutée parce qu’elle fait l’économie de ce qui caractérise en propre la nature de l’homme et qui, corollairement, le distingue de tout autre objet naturel, c’est-à-dire la pensée:

C’est un préjugé universel et ancien de dire que l’homme est pensant et qu’il se distingue par là et seulement par là de la bête. L’animal a des sentiments, mais seulement des sentiments; l’homme est pensant, et l’homme seulement a une religion. On doit en conclure que la religion a son siège le plus intérieur dans le penser. (LPR I, Hegel, 1996 p.255)

Contre ce qui pourrait apparaître comme une réduction outrancière de la religion à la pensée rationnelle et conceptualisante, il convient de noter que Hegel n’élimine pas le sentiment et la piété de sa réflexion. Sans pour autant les dialectiser, il les conserve ou, plus précisément, il les réintègre après s’être assuré d’avoir placé au fondement de l’homme une nature rationnelle. Cette réintégration apparaîtra plus évidente lorsqu’il sera question de la réconciliation et du caractère pratique de la religion (le culte) dont une des fonctions essentielles est l’enseignement d’un corps de croyances (doctrine), ce qui se traduit notamment par une purification du cœur. Nous avons toutefois ici affaire à un travail de culture qui se surimpose sur la naturalité immédiate de l’homme: «l’assimilation est une seconde naissance par le moyen de la doctrine. L’homme doit naître à deux reprises, d’abord comme être de la nature, puis comme être spirituel» (LPR III, Hegel, 1954 p.194-195). À son état brut ou immédiat, le cœur humain est plongé dans ce qui pourrait être qualifié du «royaume de la naturalité» et se révèle incapable de distinguer le Bien du Mal :

Si le sentiment est le principe légitimant, la différence entre bien et mal tombe; car le mal avec toutes ses nuances et ses modifications est dans le sentiment tout comme le bien; tout mal, tous les crimes, toutes les passions mauvaises, la haine, la colère, tout a sa racine dans le sentiment. Le meurtrier sent qu’il lui faut agir ainsi; il n’est infamie qui ne soit exprimée par le sentiment. Il est dit dans la Bible: C’est du cœur que procèdent les pensées mauvaises de blasphème, etc. (LPR I Hegel, 1996 pp.273-274)

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