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Publier la révolte et le retour à l’ordre : la mise en récit par la Députation, un art du collage

Dans le document Mémoire des révoltes XVe-XVIIIe siècles (Page 90-93)

La Députation pratique un art du collage pour élaborer une version des faits à son avantage. Le défi n’était pas mince pour des autorités barcelonaises cible de tous les libelles. Elles avaient laissé s’instaurer la répartition inégale des contributions, avaient fait bloc avec l’armée pour contenir le soulèvement des Barretines33 et avaient cédé aux révoltés sous l’effet de la panique, sans épouser leurs vues34.

Dans un libelle imprimé fin avril 1668, la députation raconte donc la révolte par le prisme du siège de Barcelone. Par un effet d’optique, elle réussit à apparaître non seulement comme la cheville ouvrière de la négociation en minimisant le poids d’autres acteurs, notamment le vice-roi, dans le processus, mais encore comme l’institution permettant aux revendications paysannes d’aboutir et comme le principal artisan du retour à l’ordre. Plutôt que de dérouler un fil chronologique du début des troubles jusqu’au siège de la ville, puis des négociations à leur résultat, ce texte narre l’assaut paysan et les tractations avec les autorités à

32 E. GIRALTI RAVENTÓS, op. cit., p. 173.

33 Députés et consellers songent même un moment à sortir la troupe contre les paysans : BC, ms 504, fol. 25r. 34 BC, ms 504, fol. 24v.

travers le récit de l’action de cette assemblée. Il s’intitule Résumé de l’action entreprise par

l’assemblée des députés de Barcelone en avril 168835.

Dans un préambule, le texte plante le décor. La Députation signale que le 7 avril les gens qui s’étaient rassemblés à San Andreu de Palomar gagnent les murailles de Barcelone pour y trouver « soulagement et espoir »36. Le scripteur élude le vocable de « révolte » en contraste avec les termes employés par cette même députation réunie en conseil le 7 avril. À huis clos, l’institution parle de « commotion populaire menaçante » et se lamente des « graves dommages portés au repos public »37. Puis le scripteur livre en bloc les démarches de la Députation lors des négociations et mentionne les textes qui seront retranscrits. Le 9 avril, la Députation reçoit une supplique des paysans (texte n° 1) qu’elle envoie au vice-roi en lui demandant d’accéder aux requêtes. Le 12, la Députation reçoit les « cinq points » des Barretines (texte n° 2) et la délégation des insurgés lui demande d’intercéder en leur faveur auprès du vice-roi, qui satisfait aux revendications. Les cinq requêtes sont ensuite mises sous forme d’acte de chancellerie, la Députation l’enregistre et les révoltés se retirent (texte n° 3). Le 15 avril, les députés envoient une ambassade à Leganes et une lettre au roi pour obtenir le retour des députés exilés. Le 27, le roi annonce à la Députation que les députés exilés ont reçu l’ordre de rentrer chez eux (texte n° 4). Enfin, le 28, le vice-roi écrit à la Députation une lettre qui montre l’indéfectible union des autorités catalanes et du roi (texte n° 5). Ce « patchwork épistolaire » travaille donc à sceller le consensus avec les révoltés et à célébrer l’unité retrouvée du corps social autour des élites et du roi.

Dans ce montage, le récit de la révolte est laissé aux insurgés à travers la retranscription de leur supplique. Cela autorise la Députation à ne pas reprendre explicitement à son compte l’accusation d’inconstitutionnalité des contributions et à glisser sur le fait qu’elle a sa part dans cette injustice. Le dispositif s’y prête d’autant mieux qu’une supplique vise à la réconciliation si bien qu’elle gomme en amont les aspérités dérangeantes pour la négociation et expose des requêtes sans blâmer de coupable.

La structure du libelle noie le récit des paysans dans le descriptif fleuve des négociations. La masse d’informations techniques émousse le pathos susceptible de naître de l’évocation de la misère des insurgés. En se consacrant essentiellement au récit de la

35 Resumen del que ha obrat lo consistori de diputats, Barcelona, avril 1688, BC, FB n° 185. 36 BC, FB n° 185, fol. 1r.

résolution du conflit, le texte filtre le bruit et la fureur de la révolte. Le préambule et la progression de lettre en lettre tissent un fil amenant inéluctablement à une solution heureuse sous les auspices de la Députation. Le discours entretient l’ambivalence sur les motivations de cette institution à mener à bien les négociations. Un portrait flatteur de la Députation se dessine par touches : elle est l’interlocuteur principal, elle se démène de bout en bout, elle est une courroie de transmission fidèle et œuvre efficacement à la cause paysanne. En réalité, cette institution dispose d’une marge de manœuvre minimale, d’une part parce qu’elle est tétanisée par les insurgés et ne peut opposer de résistance et de l’autre, parce que l’aval du vice-roi est déterminant. Dans la liste des cinq points, ce dernier est évoqué comme interlocuteur privilégié, mais inaccessible tel quel. Les paysans prennent donc pour intermédiaire la Députation – dont le consentement est nécessaire en tant qu’institution gardienne des fueros – afin d’infléchir le terrible Leganes. Ainsi, lorsque le 12 avril les Barretines remettent aux députés la liste des cinq points et qu’ils les conjurent d’intercéder en leur faveur auprès du vice-roi, le scripteur du libelle consigne sans transition, que « l’on concéda les cinq points ». L’ellipse produit l’impression que c’est grâce à la Députation que le vice roi a obtempéré. En réalité, les élites de la ville, à l’exception de l’Audience, étaient décidées à céder depuis le début parce qu’elles n’avaient aucun moyen de riposte38. Dans cette perspective, le choix de retranscrire la lettre du roi à la Députation du 27 avril (car il y en eut plusieurs) fait sens. Le souverain y loue l’institution en valorisant son zèle lors des tractations. Il la félicite pour son dévouement à œuvrer au salut de la monarchie, dévouement dont elle a témoigné en récoltant des fonds pour financer une troupe de soldats chassés de Villamajor par les révoltés et réfugiés à Barcelone. Charles affirme même que c’est pour récompenser la Députation de sa fidélité qu’il ordonne le retour des exilés39. Il ajoute que pour satisfaire ses sujets, il a pris l’initiative de les réintégrer en tant que députés. En réalité, il importe surtout au roi que les élites catalanes aient fait bloc en ne cessant de démontrer leur fidélité envers leur souverain naturel et qu’elles soient parvenues à éviter la guerre civile.

Ce récit irénique réécrit l’histoire à la faveur des autorités en étouffant la voix des révoltés pourtant au cœur du texte. Cette opération de dépossession constitue la force et l’originalité de ce dispositif. Ce collage transforme le récit d’une révolte au paroxysme de ses

38 Carta de l’audiencia de Barcelona al Rey, 14 de Abril de 1688, ACA, CA, leg 240 ; DACB, t. VIII, p. 967 ; BC, ms 504, fol. 24v.

tensions, en narration aseptisée d’une négociation dissociée de son contexte dramatique, mettant en scène des malheureux venant chercher et trouvant le réconfort auprès d’autorités soucieuses du bien commun, avec la bénédiction du roi.

Publier la révolte et imposer le retour à l’ordre :

Dans le document Mémoire des révoltes XVe-XVIIIe siècles (Page 90-93)