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les libelles au service de la cause des Barretines

Dans le document Mémoire des révoltes XVe-XVIIIe siècles (Page 85-90)

Le manifeste n’a pas été la seule production scripturaire émanant des paysans et de leurs partisans. Des libelles en catalan et en castillan ont circulé pour accompagner le

13 Ce sera une des pierres d’achoppement de la révolte, les tenants de la solution absolutiste niant toute prétention des Catalans à diminuer l’effort de guerre au nom du bien commun, le Principat étant un limes. 14 DACB, t. VIII, p. 968.

soulèvement et interférer avec lui. En général, on les trouve copiés dans des manuscrits de particuliers ou au sein d’archives municipales15. Les écrits séditieux apparaissent donc non pas sous leur aspect originel mais remis en forme par un auteur postérieur, au sein de récits plus vastes où ils servent d’illustration. Ce procédé prive le chercheur des indices que recèle leur matérialité au moment de leur mise en circulation16. En effet, le format, la forme imprimée ou manuscrite, les éventuels paratextes, la qualité du papier, la présence ou non de gravures, etc., en un mot toutes les caractéristiques du support initial de ces discours renferment des effets de sens. Comme le signalait Roger Chartier commentant les travaux de Daniel McKenzie, « l’imposition comme l’appropriation du sens d’un texte sont donc dépendantes de formes matérielles dont les modalités et les agencements, longtemps tenus pour insignifiants, délimitent les compréhensions voulues ou possibles »17.

Nous avons totalisé dix libelles, ce petit nombre ne présageant pas de la quantité ayant effectivement circulé. Durant ces troubles, les autorités ne cessent de se plaindre des masses de « papeles » diffusés18. Par ailleurs il ne faut pas sous-estimer l’impact de textes essentiellement transmis par des voies orales.

Les libelles recensés paraissent d’avril 1688 aux premiers mois de 168919. Le gros de la production apparaît autour du premier siège de Barcelone. Un deuxième moment d’éclosion scripturaire correspond à la tentative des autorités pour obtenir de nouveaux

15 Nous en avons ainsi recensé trois aux Archives Historiques du Protocole de Vilafranca del Penedès, dans un recueil du notaire Francesc Morera et deux dans un manuscrit anonyme relatant les principaux faits de Catalogne. Emili Giralt i Raventós livre une présentation générale des trois premiers dans un article : E. GIRALTI RAVENTÓS, « Manifestacions literàries en defensa de l’alçament camperol de 1688 », Estudis

d‘Història agrària, 10, 1994, p. 157-174. Par commodité nous utiliserons la retranscription de cet auteur.

16 De la même façon, certains libelles ne nous sont connus que parce que les autorités les mentionnent pour les dénoncer, sans les restituer dans leur totalité. On apprend ainsi, dans un manifeste imprimé par les autorités et visant à calmer les populations, que le vice – roi avait reçu des lettres de menaces livrant un plaidoyer Barretines et avertissant Villahermosa qu’il ne survivrait pas au jour du Corpus Christi, en souvenir du Corpus de Sangre de 1640, jour fatidique où le vice-roi Santa Coloma avait été assassiné par les segadores : BC, Fullets Bonsoms (désormais FB), n ° 187, p. 2. Enfin, d’autres libelles sont évoqués ou recopiés dans les archives des autorités de la monarchie (Conseil d’Aragon, Consell de Cent) parce qu’ils ont nourri les débats de ces institutions, sans qu’on puisse davantage récolter d’indices sur leur matérialité initiale : Archivo de la Corona de Aragon (désormais ACA), Consejo de Aragón (désormais CA), leg. 338.

17 R. CHARTIER, « Bibliographie et histoire culturelle », Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et

inquiétudes, Paris, Albin Michel, 1998, p. 256 ; D. F. MCKENZIE, Bibliography and the Sociology of Texts,

Londres, The British Library, 1986.

18 Pour Villahermosa : BC, Fullet Bonsoms (désormais FB), n° 187, p. 1.

19 Ces libelles résonnent de l’espoir soulevé par le premier siège de Barcelone et par l’acceptation de la supplique des Barretines par le roi. On n’y trouve aucune allusion au déclenchement de la guerre avec la France en avril 1689, ni à la tentative – vaine – de récolter un don volontaire, initiative en accord avec les fueros à laquelle les frères Sayol sont mis à contribution.

financements des troupes par l’établissement d’un don volontaire à négocier avec chacune des localités et il s’achève avec l’ouverture des hostilités contre la France en avril.

Les enjeux de ces textes dépendent donc de l’évolution des rapports de forces. Certains se calquent sur la chronologie de l’insurrection, d’autres ponctuent les vers de mentions aux faits marquants du soulèvement, alors que certains restent allusifs sur la trame événementielle ainsi que sur le statut des différents acteurs et sur leurs motivations. C’est le cas des écrits de menace ou d’intimidation – pasquins, lettres anonymes – qu’ont rédigés des Barretines, tournés vers l’effet à produire, qui ne donnent pas dans la narration20. Les libelles attaquant les insurgés ne s’attardent pas plus sur le récit des troubles. L’invective ne s’embarrasse guère d’argumentation21. Seule compte la condamnation : les révoltés se prévalent d’un prétendu droit foral bien que le souverain soit au-dessus des lois22. La thèse absolutiste23 rabaisse les paysans au ban des grands accusés de l’histoire, sous les traits des

comuneros24, des révoltés de Messine25 et des Catalans rebelles de 164026. Les rapprochements historiques n’ont pas vocation à tisser des analogies pour clarifier les faits. Ils sont martelés pour être acceptés comme une évidence, brandis comme des épouvantails disqualifiant la révolte. Dans les Reflexiones, l’auteur disserte sur le soulèvement de 1640, tout en restant allusif sur celui des Barretines qui a pourtant motivé sa prise de plume27. C’est

qu’il veut démontrer que depuis la réintégration du Principat en 1652, la Catalogne ne jouit de ses privilèges que par la grâce du roi qui en dispose à sa guise. Il dépeint avec pathos les

20 BC, FB, n° 187.

21 Reflexiones con las quales Catalunya deve despertar de un profundo letargo, Real Academia de la Historia, (désormais RAH), 9/423, fol. 49-66 ; « Señor Conde, si sufris », BC, ms 504, fol. 43v.

22 Reflexiones…, op. cit., fol. 62r-62v.

23 P. MOLAS RIBALTA, « Propaganda y debate polético en la revuelta catalana de los « gorretes » (1687- 1690) », p. 64-75.

24 BC, ms 504, fol. 43v.

25 Reflexiones…, op. cit., fol. 65r.

26 Les allusions sont récurrentes dans les Reflexiones. Ce texte se conclut par une invective aux Catalans pour l’appeler à obéir au roi et payer les contributions.

27 Le soulèvement de 1640 fut une des crises majeures de la monarchie composite. Le catalyseur est la politique d’intégration d’Olivares qui menace la spécificité juridictionnelle des royaumes et le respect de leurs

fueros. Le soulèvement est général, bien que les motivations des acteurs restent multiples. Le Principat fait

sécession jusqu’en 1652 où les troupes de don Juan José de Austria le reconquièrent manu militari. Cet événement complexe ne se laisse pas réduire à une tension entre centre et périphérie, pas plus qu’à une explosion de sentiments nationaux. Sur le sens de cette « révolution sans révolutionnaires », on pourra consulter : J.- F. SCHAUB, « La crise hispanique de 1640. Le modèle des « révolutions périphériques en questions », Annales

HSS, 1994, p. 219-239. Pour les enjeux politiques et sociaux, on pourra compléter avec : E. SERRA et alii, La

revolución catalana de 1640, Barcelone, Crítica, 1999 ; A. SIMÓN TARRES, « La revuelta catalana de 1640. Una interpretación », dans J. H. ELLIOTT, R. VILLARI et alii, 1640 : la monarquía española en crisis, Barcelone, Crítica, 1992, p. 17-43.

désastres des années 1640-1652 pour dénoncer tout mouvement susceptible de fragiliser l’ordre social et suggérer que les troubles de 1688 entraîneront le Principat dans un même chaos28.

Les discours qui paraissent à l’occasion de la révolte ne prennent donc pas tous la forme d’une mise en récit des troubles, ni d’une réflexion spécifique. Beaucoup, empêtrés dans l’action, ne livrent que peu d’information au chercheur sur l’inscription du soulèvement dans l’histoire. D’autres développent les références historiques sans vouloir élucider ni raconter la révolte pour elle-même. Une configuration textuelle paradoxale émerge, où le récit du soulèvement paysan reste un point aveugle, tout en étant encombré de références mémorielles traumatiques. Certes, préoccupés par le court terme, les auteurs ne cherchent pas à inscrire la révolte dans une mémoire collective. Mais ils n’en véhiculent pas moins des amalgames simplificateurs qui captent la force du mouvement de l’histoire. Ces écrits modèlent donc à chaud la mémoire du soulèvement en conditionnant en creux les textes qui, eux, voudront inscrire cette révolte dans l’histoire afin de lui ériger un monumentum et qui présentent une dimension plus narrative.

C’est ce que montre un ensemble de trois textes défendant la cause des Barretines. Les auteurs, anonymes, procèdent à une mise en récit versifiée des troubles, sur un mode épique et tentent de conjurer le spectre de 1640, sans jamais l’évoquer, mais en insistant sur la loyauté des insurgés, sur la dimension forale de leurs requêtes et sur leur amour de l’Espagne. Tous affirment d’ailleurs qu’ils veulent lutter contre la calomnie et les faux-bruits disqualifiant la cause paysanne. Selon des Désimas del tumulto movido por las

contribusiones, les récits et comptes-rendus informant du tumulte les autorités de Madrid sont

trompeurs et distillent un poison au cœur de la monarchie29. Les informes mentionnés sont les lettres de l’audience de Barcelone, virulentes à l’encontre des paysans, et celles des vice-rois qui écrivent des libelles disqualifiant les insurgés30. Mais il s’agit aussi de textes comme celui des Reflexiones. Ces récits veulent donc également combattre les appels à la fermeté contre les paysans ou maintenir une position viable à propos des contributions. L’initiative gouvernementale pour instaurer un don volontaire en 1689 est mal reçue. Les Barretines veulent expliquer leur refus de payer. Mais la défense d’enjeux à court terme rencontre celle

28 Reflexiones…, op. cit., fol. 65r.

29 E. GIRALTI RAVENTÓS, op. cit., p. 171, strophe 4.

30 Edicte sobre alçament de gent armada, BC, FB, n° 192 ; Carta de l’audiencia al Rey, 14 de Abril de 1688, ACA, CA, leg. 240.

d’enjeux à long terme, puisque la justification de leurs actes pousse les paysans à argumenter, à raconter et à laisser une trace afin que leurs discours se superposent sur les textes calomnieux qui veulent les déposséder de leur histoire.

À titre d’illustration, nous proposons d’analyser un des récits des insurgés. Le texte

Alerta Catalans est un appel à la révolte et une exaltation de la cause paysanne. Proche du

chant martial, il vise à donner du cœur aux insurgés. La volonté d’en découdre contre les « traîtres » apparaît implacable parce que l’ennemi refuse la conciliation31 et que le sort de la Catalogne et de l’Espagne est en jeu. La fermeté paysanne se comprend comme le désir de faire triompher le juste et de bien servir le roi. La dernière strophe livre un cri d’amour des insurgés pour leur roi qui fait résonner les montagnes d’un « Visca Carlos Segon ! (…) Qu’és

rey de nostra Espanya ». Mais il avertit aussi Charles que s’il n’aide pas les insurgés, son

palais ne sera « qu’une coquille vide ». Dans une perspective manichéenne, les forces du bien incarnées par saint Michel, guident les Barretines. Ce chant est donc un texte de ralliement des paysans qui les entraîne à poursuivre la lutte. C’est pourquoi les slogans des Barretines scandent le poème et les occurrences où les paysans apparaissent les armes à la main, colorant les vers d’une teinte épique, sont nombreuses. Mais l’auteur défend aussi la cause des insurgés en explicitant leurs motivations et en insistant sur la dimension constitutionnelle des revendications ainsi que sur l’amour des paysans pour leur roi. Le texte rappelle que les libertés catalanes ont été bien gagnées et que le Principat a œuvré et œuvrera à la grandeur de l’Espagne et de son roi. On voit combien le spectre de 1640 travaille en creux ce chant. Jamais évoqué, il est sans cesse conjuré. Car ce n’est pas pour défendre leur seul droit que les Barretines se redressent, ils veulent sauver la patrie des mauvais ministres et par extension, la Catalogne, le roi et l’Espagne. Nulle velléité de sécession. Dans cette justification, les étapes du soulèvement sont retranscrites. Aux deux premières strophes qui appellent les paysans à prendre les armes pour défendre leur droit et la patrie au nom du roi et des fueros, suivent quatre sizains qui évoquent le soulèvement de Centelles et le siège de Barcelone. L’auteur mentionne le tocsin et les cris de ralliement « Visca lo rey de España, / Muyra lo mal

govern ». Il articule l’évocation de ces faits avec celle des crimes commis par les élites, ces

« traydores » et « brivons ». Une telle progression lui permet d’expliciter les motivations des révoltés : le poids disproportionné des contributions qui engraissent tous les profiteurs des

inégalités de la répartition des charges32. Les quatre derniers sizains convient Charles à punir les traîtres. Aucune critique sociale ne surgit : l’ordre social établi est loué comme loi naturelle.

Dans le document Mémoire des révoltes XVe-XVIIIe siècles (Page 85-90)