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Publication et circulation

Dans le document Mémoire des révoltes XVe-XVIIIe siècles (Page 74-78)

La publication de ces documents, fût-ce sous forme d’extraits pour le recès de Carlsbad, joints à la plaidoirie de 1778, leur confère une surface de diffusion et une pérennité encore accrues. La mémoire orale ou une mémoire écrite fondée sur des documents difficiles d’accès et aisément confiscables par le pouvoir seigneurial n’ont pas la même portée, aussi bien concrète que symbolique. L’intérêt des avocats dans la publication n’est certes pas le même que celui de leurs mandants : ces plaidoiries imprimées et publiées leur servent de façade. Cela étant, indépendamment des intentions qui président à cette diffusion nouvelle, elles sont le support d’une circulation inattendue de la mémoire des révoltes du XVIIe siècle et de la parole des sujets. Car cette dernière se trouve parfois enchâssée presque directement dans les mandats et recès émis par les tribunaux et autres autorités : ceux-ci reprennent en effet à leur compte, et sans les citer explicitement, des protocoles d’audition de témoins et des suppliques élaborés par les sujets. C’est en partie le cas du mandat de 1664.

27 « Den Karlsbader Rezess wird man wohl nie und zu keiner Zeit herbeyschaffen können, da dessen Existenz eine Chimaire ist », Ibid., plaidoirie du 25 septembre 1794.

Par là même, sur le plan symbolique, la publication de ces propos n’est pas anodine. Si la publication est « la capacité de faire exister à l’état explicite, de publier, de rendre public, c’est-à-dire objectivé, visible, dicible, voire officiel, ce qui, faute d’avoir accédé à l’existence objective et collective restait à l’état d’expérience individuelle ou sérielle, malaise, anxiété, attente, inquiétude, représente un formidable pouvoir social, celui de faire les groupes en faisant le sens commun, le consensus explicite de tout le groupe »28, l’avènement de ces paroles, héritées des conflits antérieurs, sur la scène publique est, quoiqu’involontaire, un puissant facteur de légitimation. La mémoire des événements de la seconde moitié du XVIIe siècle acquiert ainsi une surface de diffusion inattendue.

Il y a sans aucun doute ici aussi une transmission orale et interindividuelle de la mémoire collective. Mais elle ne laisse que très peu de traces pour l’historien. À peine a-t-on, de temps à autre, une intuition de cette transmission. La rareté des traces ne veut pas dire que cette mémoire orale n’existe pas, ni surtout qu’elle soit moins efficace que ne l’est la mémoire écrite29. Mais elle n’autorise pas les mêmes choses. La mise en écrit entraîne une pérennisation, quand l’oral implique des formes de transmission qui sont toujours liées à un face-à-face, qui, par l’écrit, peut être dépassé ; corollairement, elle autorise une circulation spatiale plus importante ; enfin, en lien avec cette double circulation dans l’espace et dans le temps, elle implique une diffusion plus large et par conséquent, ouvre des possibilités de réappropriations et de réceptions différenciées. La réappropriation est cependant déjà à l’œuvre en amont, car la mise par écrit implique toujours une transformation des revendications par l’intermédiaire chargé d’écrire, élite urbaine, culturelle ou avocat.

Conclusion

Le processus d’assimilation du passé et sa constitution en tradition ont sans doute un rôle crucial, dans le territoire Schönburg, dans la consolidation d’une identité collective qui

28 P. BOURDIEU, « Espace social… », op. cit., ici p. 6.

29 Pour Marc Bloch, la transmission par les grands-parents qui caractérise selon lui les sociétés rurales serait un facteur explicatif du caractère fondamentalement réactionnaire des luttes paysannes : « pour qu’un groupe social dont la durée dépasse la vie d’homme se « souvienne », il ne suffit pas que les divers membres qui le composent à un moment donné conservent dans leurs esprits les représentations qui concernent le passé du groupe ; il faut aussi que les membres les plus âgés ne négligent pas de transmettre ces représentations aux plus jeunes. » À cet égard, la tradition de conflictualité qui se construit contre la seigneurie dans le territoire des Schönburg repose très certainement sur une transmission familiale des revendications. Il n’est pas certain cependant qu’il faille en inférer systématiquement un caractère réactionnaire.

émerge dans la récurrence de la conflictualité. À mesure que les conflits se répètent, et grâce au fait que le souvenir des conflits anciens est entretenu, des habitudes et des traditions se créent. Mais à mesure que le passé est incorporé par le groupe, il est distendu, remodelé, réadapté aux circonstances nouvelles en fonction des besoins et de la tactique du moment. Les situations de conflits qui se succèdent se ressemblent parfois, sans être pour autant toujours véritablement analogues. Pas de carcan du souvenir ici, donc, mais plutôt une mémoire qui joue un double rôle de support stratégique et de vecteur des identités de groupe. Rappeler la mémoire des révoltes, c’est, pour les sujets, légitimer l’action présente en l’inscrivant dans une tradition, quitte à lisser quelques aspérités. Pour les seigneurs, c’est discréditer des sujets structurellement – et donc, par essence – séditieux, afin de mettre en scène un peuple ingouvernable. Dans les deux cas, raviver le souvenir des révoltes passées contribue à figer l’antagonisme entre les deux groupes dans la conscience collective.

Dans le document Mémoire des révoltes XVe-XVIIIe siècles (Page 74-78)