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LE PHÉNOMÈNE SAATCHI : DE LA THÉORIE À SA PRATIQUE

3.1 De la publicité au monde de l’art

Charles Saatchi fait son apparition dans la sphère publique en 1970, lorsque lui et son frère Maurice fondent leur agence de publicité éponyme, Saatchi & Saatchi. Reconnus pour leurs campagnes publicitaires de choc, où l’impact visuel est l’un des éléments central de leur succès24,

Saatchi & Saatchi devient, en 1986, la plus importante agence de publicité du monde. Cette même année, la critique d’art du Washington Times, Jane Addams Allen (Hatton et Walker 2000 : 9), confirme le statut de méga-collectionneur de Saatchi en identifiant chez lui les traits communs à ce groupe très sélect :

their wealth derives from multi-million-dollar family businesses that are also international; they buy where art is cheap and sell where it is expensive – usually the US; they buy in bulk and work hard at their hobby; they use dealers as scouts but in general make their own selections; they establish art institutions and hire curators to run them; they exert a significant influence on the art market – they can even raise prices merely by viewing works of art.

L’agence de publicité peut être considérée comme un point de départ dans le monde de l’art contemporain pour Saatchi. Il s’agit du premier lieu où il établit le réseau qui l’a rendu si puissant sur la scène artistique. Quelques éléments sont à souligner lorsque l’on considère le domaine professionnel de Saatchi. Premièrement, comme bon nombre d’autres méga-collectionneurs,

24 À titre d’exemple, nous identifions l’utilisation du slogan – et l’image conçue pour l’accompagner – « Labor isn’t

working », créé pour le camp conservateur lors de la campagne électorale de 1979 en Grande-Bretagne. L’image,

particulièrement parlante, représente une très longue file d’attente de chômeurs dans un paysage de lande stérile. Une autre campagne publicitaire où l’image est essentielle est celle réalisée pour le Health Education Authority. L’image, conçue pour une campagne de planification familiale, donne à voir un homme enceint accompagné du slogan « Would

you be more careful if it was you that got pregnant ? ». Ces exemples ont pour but d’illustrer l’importance qu’a l’image

pour Saatchi, et ce, depuis le début de sa carrière. Comme nous le voyons au fil de ce texte l’idée de « shock value », élément fétiche dans le domaine de la publicité, est un élément récurrent des choix artistiques de Saatchi. Son frère ira jusqu’à dire que le nom Saatchi est un acronyme pour « Simple And Arresting Truths Create High Impact ». Si cette citation illustre bien la mentalité des deux frères durant leur carrière comme publicistes, elle a aussi l’avantage de signaler le fait que l’idée d’un « impact fort » persiste chez les Saatchi. Visiblement, cela n’est pas sans incidence sur l’activité de collectionneur de l’aîné, Charles (Thompson 2009 : 86).

Saatchi provient du milieu des affaires. Qui plus est, il s’agit d’un self-made man qui a fondé et dirigé la plus grande agence publicitaire au monde, même si plusieurs disent qu’il n’y était pas aussi impliqué que son frère. Considérant que la publicité est l’un des domaines le plus compétitif, le fait que Saatchi ait non seulement réussi à imposer sa compagnie, mais en a aussi fait la plus importante au monde, nous informe déjà sur l’envergure – et le caractère – du personnage. Autre fait à souligner, la nature analogue de la publicité et de l’art.

Le propre du métier de publiciste consiste à convaincre autrui d’adopter tel ou tel produit, telle ou telle idée. Le moyen pour atteindre ce but consiste à créer un dispositif, dans un format la plupart du temps visuel, qui corrobore et incite à la consommation ou encourage une pratique singulière. Sachant que toute agence publicitaire a un département créatif, généralement composé d’artistes, qui a pour tâche de trouver à mettre en image les slogans imaginés par les copywriters (concepteurs-rédacteurs) le lien entre relations publiques – soit vouloir passer un message et promouvoir une image positive d’un produit, d’une compagnie ou d’un individu – et le type d’art que viendra à collectionner Saatchi, soit le « shock art25 » apparaît indéniable. En effet,

considérant que ce genre esthétique réutilise les méthodes propres à l’imagerie publicitaire nous pouvons supposer que le domaine publicitaire de Saatchi l'aurait prédisposé à s'enticher de ce style artistique.

Il est aussi pertinent de noter la place que Saatchi accorde à la publicité dans son modus

operandi. En effet, lorsque Saatchi a ouvert sa propre galerie, il a rendu sa collection d’art, elle-

même en continuelle expansion, publique. Il savait que cela lui attirerait une publicité considérable. Si Saatchi, au sujet duquel plusieurs auteurs s’accordent pour dire qu’il est d’une nature timide, voulait éviter une telle attention il aurait bien pu donner, anonymement, de l’argent ou des œuvres à un musée ou encore une organisation artistique. Pourtant, il ne l’a pas fait. La publicité extensive, et gratuite, que l’ouverture de la galerie lui a accordée, fait en sorte que sa renommée l’accompagne partout; dans ses expéditions d’achats, dans ses expositions, ainsi que dans ses ventes, et ce, au travers d’articles de presse, de revues spécialisées et même dans les émissions de télévision. Cette publicité, ce renom auquel il a eu droit grâce à elle, fait en sorte que le nom Saatchi est devenue de plus en plus célèbre, en plus de le garder continuellement dans

25 Défini par Martin Maloney comme « the art of ideas with a high visual impact » ou encore par des auteurs tels que

Simon Ford et Anthony Davies, qui au passage associe cette esthétique à la publicité : « if early modern art aspired to

the condition of music, this art aspires to the condition of advertising or its medium of graphic design, a quick image, shocking, thought-provoking, inspiring interest and advertising copy, gaining attention in a world where that in itself seems to mean value » (Hatton et Walker 2000: 190-191). En d’autres termes, le « shock art » est un art qui devient de

le domaine public; ce qui, par conséquent, permet aux artistes qu’il supporte d’être mieux connus et de voir plus de valeur accordée à leur œuvres (Hatton et Walker 2000 : 14).

Le réseau de ce méga-collectionneur résulte en grande partie des liens qu’il entretient avec les puissants – le plus souvent extérieurs au monde de l’art, mais tout de même très influents – qui se sont pressés à la porte de son agence. Par exemple, le lien étroit l’unissant au gouvernement conservateur de Margaret Thatcher, qui accorde à l’agence Saatchi & Saatchi la totalité de ses contrats de promotion, donne un accès précieux à tous les paliers ministériels. Ceci n’est pas sans incidence lorsque l’on considère que les politiques favorisant une libéralisation de l’économie, soit d’encourager l’initiative privée plutôt que celle de l’État, ont grandement encouragé les nombreux dons et prêts que Saatchi a octroyés à certaines institutions. Pour exemplifier ce passage du politique au monde de l’art, il est possible de mentionner que la proximité, propre à l’éthos politique de la Grande-Bretagne des années 1980, entre des phénomènes aussi divers que la mondialisation, la publicité, le consumérisme, l’impact des politiques économiques monétaristes sont tous, jusqu’à un certain niveau, récurrent dans la pratique de Saatchi (Hatton et Walker 2000 : 21). Comme le signal l’historien culturel Robert Hewison (Hatton et Walker 2000 : 21):

it was no accident that at a time when his company was becoming the country’s most influential distributor of commercial messages and, with its work for the Conservative Party, political images, Charles Saatchi became the most important British private collector of contemporary art. According to Fredric Jameson: "Aesthetic production today has become integrated into commodity production generally: the frantic economic urgency of producing fresh waves of ever more novel-seeming goods (from clothing to airplanes), at ever greater rates of turnover, now assigns an increasingly essential structural function and position to aesthetic innovation and experimentation." The result has been a massive expansion of the ‘cultural ’into the economic sphere, but where the ‘economic’ is the principal expression of the cultural: "Every position on post-modernism in culture – whether apologia or stigmatisation – is also at one and the same time, and necessarily, an implicitly or explicitly political stance on the nature of multinational capitalism today."

Si le propos de ce mémoire n’est pas de vouloir démontrer les interactions entre l’art et les médias de masse, le chassé-croisé entre la publicité et l’art, ou encore, les changements qui s’opèrent entre « low culture » et « high culture », il est tout de même important de mentionner que ces éléments ont été présent dans le cas de Saatchi. La publicité et l’art contribuent à la culture visuelle d’une nation; la publicité, et encore plus l’art, sont des forces idéologiques et sociales. Ils influencent et forment l’attitude, les impressions, les idées et les mœurs de la population. La

publicité et l’art, les deux domaines qu’a investis Saatchi, sont en leur cœur, politiques (Hatton et Walker 2000 : 19).

Certains auteurs voient dans ce parallèle entre Saatchi et la chose politique une des motivations de cet hypermédiateur à investir le domaine des institutions culturelles nationales et publiques, parmi lesquels figurent la Royal Academy (RA), la Tate Gallery et le Arts Council Collection. Ces rapprochement lui permettent d’accroître son réseau de membres importants du monde de l’art (Hatton et Walker 2000 : 58-59). Si ce mode opératoire nous révèle la construction d’une part de son réseau, celle que nous qualifions d’institutionnelle – elle-même le fruit de son réseau professionnel – il est important de mentionner qu’une autre part de son réseau est composée d’acteurs plus près du marché. Les individus les plus importants en sont Jay Jopling de la galerie White Cube, Karsten Schubert et, en ce qui concerne la scène américaine, Larry Gagosian (Stourton 20008 : 338). Nous pouvons également ajouter à cette liste de collaborateurs le marchand new-yorkais Jeffrey Deitch.

Durant la décennie 1970, la firme des frères Saatchi s’est fait reconnaître comme la meilleure agence en ce qui a trait à la créativité. Saatchi comprend d’emblée l’importance du facteur « créatif » en ce qui concerne les domaines de la publicité et de l’art (Hatton et Walker 2000 : 28). Saatchi, du temps où il était concepteur-rédacteur, travaille en étroite collaboration avec le département des « créatifs » de la firme. Cette coopération le prépare, d’une part, à être continuellement bombardé de matériel visuel et, d’autre part, à développer un esprit coopératif lorsque vient le temps de donner forme à des idées abstraites (Hatton et Walker 2000 : 29; Stourton 2008 : 338). Commence ici ce que l’historien américain James S. Allen appelle « la romance du commerce et de la culture » (Allen, cité par Hatton et Walker 2000 : 20). Ceci revient à illustrer ce qui a été dit au chapitre précédent : les sphères économiques et culturelles sont désormais entremêlées. Comme l’écrit Martin P. Davidson (1992 : 77) dans un texte sur la publicité tiré de son ouvrage The Consumerist Manifesto:

The three biggest things that happened to advertising during the 1980s were its politicisation, its commercialisation and its assumption of the status of an art form. In other words it became more controversial, more lucrative and more pretentious than it had ever been before. And one agency has more to answer for this than any other … Saatchi & Saatchi … Their name became the flashpoint between politics, culture, media and the market-place, none of which will ever be the same again.

Il n’est pas inutile d’également noter que la compagnie de Saatchi fut, pour un certain temps, propriétaire de 20% de la collection d’art qu’il possède – pour diversifier ses avoirs –, établissant du coup, un lien certain entre Saatchi le publiciste et Saatchi le méga-collectionneur (Hatton et

Walker 2000 : 87). De plus, en 1998, la deuxième agence des frères Saatchi, M&C Saatchi – où Charles ne joue plus qu’un rôle d’actionnaire – fonde un département spécialisé en « art

marketing » dont le but est ouvertement défini comme la promotion de l’utilisation de techniques

de marketing pour attirer une nouvelle clientèle dans les institutions d’art. Considérant qu’en 1998 Saatchi est déjà propriétaire de sa galerie, la question se pose quant au rôle qu’a joué l’agence M&C Saatchi dans son succès, et ce, malgré le fait que Jenny Blyth, la curatrice de la galerie, nie toute implication de M&C Saatchi… Évidemment, en 1998, Saatchi est déjà propriétaire de sa galerie depuis 15 ans. Cette galerie, après quelque années seulement, est reconnue comme une instance légitime du monde de l’art; en présentant des expositions importantes et en œuvrant pour diffuser une nouvelle vision de l’art contemporain britannique, la Saatchi Gallery ne semble pas avoir eu besoin de recourir aux services de quiconque, mis à part Saatchi lui-même, pour mousser son succès. Reconnaître que la galerie a réussi, de par son propre effort, à s’imposer sur la scène artistique amoindrit considérablement les critiques qui cherchent à voir un lien entre M&C Saatchi et celle-ci. Par contre, sur le rôle qu’a joué l’agence dans le succès de la deuxième et de la troisième galerie une la question demeure. Nous avons vu les parallèles qu’il est possible d’établir entre Saatchi, le domaine publicitaire et son intérêt pour l’art. Nous voulons maintenant voir comment cet hypermédiateur s’est aventuré concrètement dans le monde de l’art et les relations qui en sont nées.