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Le mécène est essentiellement le bénéficiaire, quasi exclusif, des services d’un artiste (Baxandall 1972, Haskell 1991). Cette figure est inévitablement au sommet de la hiérarchie sociale, que celle-ci soit civique (rois, aristocrates, bürgermeister, seigneurs, etc.) ou ecclésiastique (papes, cardinaux, prélats, etc.) (Baxandall 1972, Haskell 1991). La richesse de l’individu qui s’accapare les services d’un artiste est évidente : « plus que toute autre, une

collection de tableaux représente, un effet, un investissement considérable » (Pomian 1987 : 127). Considérant que, durant la deuxième moitié du 17ème siècle, les tableaux sont chers, et qu’ils

augmentent en valeur avec le temps « le groupe de personnes ayant des moyens suffisants pour collectionner les tableaux des grands maîtres du passé est donc forcément limité » (Pomian 1987 : 129). Cela peut expliquer que le recours au mécénat soit perçu comme une avenue intéressante, bien qu’onéreuse, pour s’accaparer les meilleures choses : « his [le mécène] satisfaction about

personally owning what is good is obvious » (Baxandall 1972 : 2). Ce désir d’avoir ce qu’il y a de

meilleur est l’une des plus importantes motivations à l’égard du soutien à la création (Baxandall 1972 : 2).

La fonction du mécène est principalement celle de fournir les conditions nécessaires à la production de l’artiste (Baxandall 1972 : 5). Celles-ci sont d’une part financières et, d’autre part plus générales : procurer un lieu où habiter et travailler, fournir un ou des repas, obtenir le droit du premier refus, etc. (Baxandall 1972 : 8; Haskell 1991 : 22). La relation est caractérisée par un rapport de domination du mécène sur l’artiste (Baxandall 1972, Haskell 1991, Hollingsworth 1994). À cet égard, Svetlana Alpers, dans son ouvrage, Rembrandt's Enterprise : The Studio and

the Market (1988), nous informe sur la particularité de Rembrandt Harmenszoon van Rijn au

regard du mécénat. Ce que Rembrandt reproche à la relation qu’un artiste peut entretenir avec un mécène est l’importance prépondérante qui est accordée à ce que veut le mécène plutôt qu’a la

liberté de l’artiste qui, selon Rembrandt, est son apanage. Dès lors, c’est son désir de liberté, qui a

poussé Rembrandt à développer la culture de l’atelier. L’idée de la liberté totale de l’artiste, durant la Renaissance, est un mythe; le mécène est l’architecte de la forme et du contenu d’une œuvre (Hollingsworth 1994 : 1).

C’est au mécène que revient le choix du sujet et des matériaux, souvent expressément identifiés dans un contrat, qui inclut aussi l’ensemble des clauses relatives à l’engagement entre lui et l’artiste (Baxandall 1972 : 7-8). Il est fréquent pour le bienfaiteur de demander à voir un dessin préparatoire avant la réalisation de l’œuvre (Baxandall 1972 : 8; Haskell 1991 : 29). Ce dessin se voit alors accepté ou refusé, cette option étant souvent accompagnée d’une demande de modification d’une partie, voire de l’entièreté, du dessin. Les motivations du mécène à entretenir ce type de contact avec les créateurs peuvent être comprises aussi simplement que par le concept de noblesse oblige : « On considérait en effet que le mécénat était un attribut essentiel de la condition aristocratique, et bien souvent il n’avait pas grand-chose à voir avec un intérêt ou une sensibilité artistiques véritables » (Haskell 1991 : 247-248). La création de l’artiste est donc un moyen de promouvoir une certaine image du mécène, construite selon ce que celui-ci souhaite

promulguer; cela prend souvent la forme d’une figure caractérisée par sa libéralité et dont le patronage est bénéfique à la création (Baxandall 1972; Haskell 1991). Par ailleurs, Mary Hollingsworth, dans son ouvrage Patronage in Renaissance Italy (1994 : 1-2), souligne le rôle actif du mécène vis-à-vis l’aspect auto-identitaire que permet l’œuvre d’art :

Fifteenth-century patrons were not passive connoisseurs; they were active consumers. It was the patron, and not the artist, who was seen by his contemporaries as the creator of his project and this gave him the strongest possible motive for controlling its final appearance. Above all, the traditional art historical approach disguises the function of art in the fifteenth century and the central role it played in the construction of images for wealthy, powerful and ambitious patrons in Renaissance Italy.

À ce propos, David Mateer, dans son livre The Renaissance in Europe, a Cultural Enquiry :

Courts, Patrons and Poets (2000 : X), appuie cette idée en stipulant que « the ruler therefore both created, and was created by, the commissioned work of art ». L’auteur poursuit en indiquant que

la relation entre le mécène et l’œuvre d’art est symbiotique : dans la société de la Renaissance l’image est la réalité (Mateer 2000 : 7). L’image d’un prince que l’on voit, dans les peintures ou les médailles, communique une gamme de significations qui sont partagées par lui autant que par les sujets de la cour. Dès lors, il est attendu, de l’image comme du mécène, qu’ils remplissent leurs rôles assignés (Mateer 2000 : 8). Pour ce qui est du prince, « this demanded the careful

cultivation of image as a vital adjunct of conventional forms of political life » (Mateer 2000 : 8);

en ce qui a trait à l’image, celle-ci « required due reverence, bordering on adoration, for the

semi-divine status of the prince, either in person or in representation » (Mateer 2000 : 8). Par

conséquent, nous comprenons que le rôle de la collection, de l’œuvre d’art, n’est pas perçu uniquement comme une décoration, un objet de plaisir esthétique, ou encore, un article représentant le génie humain; le tableau est fondamentalement un outil politique nécessaire à la condition de l’homme haut placé dans la hiérarchie sociale.

Cette idée de noblesse oblige peut aussi se voir dans les notions aristotéliciennes de « magnificence » (magnificentia) et de « splendeur » étudiées par Mateer (2000 : 9) et David Coffin (1991). Pour ces auteurs, la « magnificence » en vient à être un concept qui permet à celui qui a l’autorité de démontrer sa légitimité à exercer le pouvoir au travers d’actions et d’initiatives magnanimes (Mateer 2000 : 9). Pour démontrer cette légitimité, le mécène engage alors des dépenses considérables pour des projets architecturaux ainsi que pour la création d’œuvres d’art; ceux-ci devenant les témoins de la grandeur d’âme et de la magnanimité du souverain (Mateer 2000 : 9). Ainsi, le patronage artistique permet d’offrir parallèlement deux avantages; d’un côté il reflète les vertus du mécène, et de l'autre, il permet à ce dernier de promouvoir l’autorité

politique qu’il possède (Mateer 2000 : 9). Coffin renchérit sur ce point en citant l’humaniste napolitain Giovanni Pontano (1426-1503). Lorsque Pontano louange Cosme de Médicis pour sa construction d’églises, de villas et de bibliothèques la « magnificence » est comprise comme étant « the custom of using private money for the public good and for the ornament of his native

country » (Coffin 1991 : 250).

Le traité de Pontano (I Trattati delle Virtù Sociali), publié en 1498, est une indication du rôle que l’architecture et que l’ameublement, en l’occurrence l’objet d’art, ont sur l’image de leur propriétaire (Coffin 1991 : 250). Pour Pontano, la « magnificence », qui incite aux grandes dépenses et oblige une richesse des matériaux, a nécessairement un caractère public, puisque la plupart du temps il s’agit d’architectures qui sont « données » à la ville (Coffin 1991 : 250). Pontano identifie dans son traité une seconde vertu, qui va de pair avec la « magnificence », la « splendeur ». Cette qualité est représentée dans l’ornement domestique; soit dans l’attention portée envers l’apparence du propriétaire autant que dans l’ameublement et la disposition des choses lui appartenant (Coffin 1991 : 250). Si la « magnificence » est caractérisée par le monumental et possède un aspect public, la « splendeur » quant à elle est symptomatique de l’ostentation et de l’espace privé (Coffin 1991 : 250). Coffin établit un rapprochement entre la notion de « splendeur » et celle de « consommation ostentatoire » proposée par l’économiste américain Thorstein Veblen. La théorie de Veblen veut voir dans la consommation d’un individu un intérêt plus marqué, pour ce dernier, envers le statut que lui confèrent ses possessions, ce qu’elles reflètent de lui – en termes de richesse, d’intellect, de goût, de pouvoir, etc. – plutôt que la valeur utilitaire que celles-ci possèdent. Cette « consommation ostentatoire » est exactement ce que recherche le mécène lorsqu'il soutien la création d’une œuvre. Nous savons que ce qui compte pour le mécène est l’image de lui-même que l’œuvre envoie à autrui, il nous apparaît donc conséquent de percevoir dans son désir d’apparaître comme un homme « splendide » à travers ses possessions, en l’occurrence les œuvres d’art. Pour Pontano, le mécénat et la possession de statues, de tableaux et de meubles est l’impératif de l’homme « splendide », puisque « their appearance is pleasing and lends prestige to the owner […] » (Coffin 1991 : 250).

D’autres motivations, six au total, sont évoquées par le marchand Florentin Giovanni Rucellai (Baxandall 1972 : 1-3). Ces motivations sont toutes plus ou moins en lien avec les vertus de la « magnificence » et de la « splendeur ». Au premier chef, il y a celle consistant à vouloir posséder les meilleures choses, que nous avons déjà mentionnée. Il a ensuite la volonté de servir la gloire de Dieu, qui prodigue au mécène un sentiment de contentement et de plaisir. Puis le désir de faire

honneur à sa ville. En quatrième lieu vient la prétention du mécène à se commémorer lui-même; cet attrait est visible dans les dépenses colossales qu’engendrent la construction et la décoration d’églises et de palais privés (Baxandall 1972 : 2). Ceux-ci viennent s’intégrer dans le tissu urbain en conservant éternellement la mémoire de celui qui a payé pour leurs réalisations, léguant du coup un souvenir impérissable du mécène à la ville et l’immortalité à ce dernier (Mateer 2000 : 9). Il y a ensuite un motif qui n’est pas sans rappeler celui de la « magnificence », celui voulant que l’on ressente du plaisir à l’égard de la dépense vertueuse (Baxandall 1972 : 2). Effectivement, dépenser de l’argent sur des installations publiques, tel que des églises et des œuvres d’art est compris comme une vertu et un plaisir nécessaire. Il s’agit d’un « remboursement » à la société, un impératif qui se situe entre la donation charitable et le paiement de taxes ou de la dîme. La sixième motivation est simple. Elle consiste à éprouver de la jouissance en regardant une bonne peinture, il s’agit essentiellement de ressentir le plaisir esthétique que peut prodiguer une œuvre (Baxandall 1972 : 2).