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UNE OBSERVATION DE LA PRATIQUE DU MÉGA-COLLECTIONNEUR

2.4 Entre l’atelier et le musée

Pour que s'opère le passage de l’œuvre de l’atelier au musée, les intervenants sont nombreux. Historiens d’art, critiques, conservateurs, collectionneurs, galeries et maisons de ventes aux enchères travaillent tous à la reconnaissance d’un artiste, d’un courant ou d’une tendance. Les traces que chacun laisse sont multiples. Par exemple, un artiste exposé chez Gagosian se voit impartir une légitimité qu’un artiste présent dans une galerie moins reconnue ne peut atteindre qu’avec beaucoup plus de difficulté. Même phénomène en ce qui concerne les maisons de ventes aux enchères où Sotheby’s et Christie’s règnent en maître vis-à-vis des autres maisons moins reconnues. Être choisi pour une rétrospective par un grand conservateur, avoir une critique dithyrambique dans Art in America ou Artnews sont autant d’exemple qui montrent en quoi l’action de ces divers agents affectent notre perception de l’œuvre. N’importe lequel de ces évènements marque fortement la cote d’un artiste et laisse une trace hautement désirable sur

l’ensemble de la production de celui-ci. Regardons plus précisément comment ce type de médiation opère.

Selon Heinich (2009), il est impératif de remettre en question les modèles classiques face à l’approche de l’œuvre. Par exemple dit-elle, pour l’historien d’art, l’art est avant tout un objet, l’œuvre. Pour l’amateur d’art, c’est une relation entre le spectateur et l’œuvre. Alors que la relation face à l’art diffère, que l’on soit un historien de l’art ou un amateur, le premier misant sur un modèle unitaire où prévaut l’œuvre et le second sur un modèle binaire où prime la relation entre le spectateur et l’œuvre, Heinich suggère qu’il existe une option tierce. Comprenant que l’art n’a pas seulement une composante, ni même deux, Heinich nous présente ce qu’elle perçoit comme étant la troisième composante : « l’entre-deux » (Heinich 2009 : 12). Cet « entre-deux » fait directement appel au système de distribution que Becker avait décrit. Cet entre-deux, ce système de distribution, est spécifiquement ce qui nous intéresse dans le cadre de cette recherche puisqu’il est constitué de « tout ce qui permet à l’œuvre d’entrer en rapport avec un spectateur, et réciproquement, ou encore – au choix – de tout ce qui s’interpose entre l’œuvre et son spectateur » (Heinich 2009 : 12). Pour mieux clarifier ce qu’est la médiation, la pensée de l’historien d’art espagnol Juan Antonio Ramirez est très utile; celui-ci suggère d’abandonner la « croyance naïve » que la création effectue, en toute simplicité, un passage de l’atelier au musée sans que rien ne vienne interférer entre celle-ci et la compréhension que le spectateur s’en fait (Heinich 2009 : 12).

Donc, si nous revenons sur les exemples mentionnés préalablement, chacun marque l’œuvre dans la mesure où l’intervention de l’historien d’art, de la galerie, de la maison de ventes aux enchères, de la revue spécialisée, vont tous faire paraître l’œuvre d’une certaine façon. C’est-à- dire que lorsque l’œuvre est présentée par Gagosian, par exemple, quiconque la voit dans la galerie va, automatiquement, accepter que cette œuvre soit valable artistiquement, qu’il s’agit d’un artiste important et que, naturellement, elle vaut une fortune. Ceci représente l’impact de la médiation; le nom Gagosian devient un filtre par lequel le spectateur, profane ou initié, voit l’œuvre. Les médiations ont cours tout au long de la carrière de l’artiste, mais surtout au fil du cheminement de l’œuvre, et s’ajoutent les unes aux autres.

Pour explorer cet « entre-deux » et décrire le passage qui s’effectue d’un cercle à l’autre il nous faut observer de près, et en situation, l’interaction des différents « actants », des humains, d’une part, mais aussi, d’autre part, des objet et des symboles (Heinich 2009 : 14). Ceci revient à dire que pour qu’un objet soit reconnu comme objet d’« art » il faut être en mesure de mobiliser des intermédiaires, c’est-à-dire qu’il faut que l’œuvre soit « décrite, photographiée, commentée,

datée, reproduite, achetée, transportée, assurée, exposée, éclairée, voire vandalisée … » (Heinich 2009 : 14). L’œuvre doit être soumise à « l’action multiforme » de toutes ces étapes. Somme toute, la médiation est d’abord une action, qui modifie la nature même de ce sur quoi elle opère (Heinich 2009 : 17). Tout cela requiert évidemment la mise en place d’un réseau d’acteurs coopérant envers un but commun.

Alors que l’art était exercé dans le régime artisanal du métier (les corporations), ou même dans le régime de la profession libérale (les académies), sa commercialisation se basait principalement sur des transactions de personne à personne. À partir du moment où l’échange commercial se produit dans le régime « vocationnel » de l’art, le marché prend la forme qu’on lui connaît aujourd’hui, un lieu où des intermédiaires spécialisés ont pris en charge la circulation des œuvres et leur évaluation (Heinich 2009 : 21). Plus l’art obéit à des logiques qui intéressent de manière prioritaire les artistes et les spécialistes eux-mêmes, plus la chose artistique tend à se couper du grand public : « d’où la nécessité d’une série de médiations entre la production de l’œuvre et sa réception » (Heinich 2009 : 22). De manière réciproque, plus une activité est médiatisée par un réseau structuré de positions, d’institutions, d’acteurs, plus elle tend vers l’autonomisation de ses enjeux (Heinich 2009 : 22). De là la nécessité de comprendre comment faire accepter une nouvelle proposition artistique.