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UNE OBSERVATION DE LA PRATIQUE DU MÉGA-COLLECTIONNEUR

2.5 Les « petits évènements historiques »

« L’accès d’une création au statut d’œuvre d’art dépend de sa capacité à s’inscrire dans l’histoire et à durer » (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010a : 69). Les œuvres qui « dureront » sont celles qui deviennent des référents majeurs et sont un point d’ancrage pour les nouveaux courants qui, à leur tour, deviennent références. Pour parvenir à entrer dans l’histoire, c’est, comme nous l’avons vu, l’action commune d’acteurs qui favorise un rendement croissant d’adoption17. Ce rendement croissant d’adoption résulte, comme nous l’avons mentionné

rapidement en début de chapitre, d’une imbrication de plus en plus étroite entre le circuit

17 « Le concept de rendement croissant d’adoption fait référence en économie aux situations où les préférences des

consommateurs pour un bien ne dépendent pas seulement des qualités intrinsèques de l’objet, mais également d’éléments externes, comme l’attitude des autres vis-à-vis de ce bien (par exemple la qualité d’un réseau téléphonique ne vaut que par le nombre de personnes abonnées » (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010 : 68). À l’égard de la chose artistique, cela revient à dire que, plus un nombre important d’acteurs reconnaissent et achètent le travail d’un artiste, moins il y a d’incertitude à propos de la qualité artistique de son travail; et ce, d’autant plus que la position de ces acheteurs dans le monde de l’art est reconnue. Donc, plus une œuvre est diffusée sur le marché, plus les collectionneurs ont tendance à la demander, et ce, au-delà de leurs préférences individuelles. Ainsi, les rendements croissants d’adoption ont une fonction plus importante qu’un simple rôle informationnel ou social; ils contribuent directement à la construction du talent de l’artiste. Ce talent devient, par la force des choses, une propriété émergente dépendante de l’histoire des relations des personnes, soit d’un réseau d’individu coopérant vers un objectif commun (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010 : 68).

marchand et le circuit artistique de valorisation des œuvres (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010a : 69).

La reconnaissance de la qualité d’un travail artistique est encouragée par les actions entreprises par les instances de légitimation (Moulin 1997; Cauquelin 1992; Moureau 2000; Rouget et Sagot-Duvauroux 1996). D’un point de vue économique, nous pouvons citer trois catégories d’intermédiaires centraux pour le fonctionnement du marché; d’abord, les intermédiaires marchands, qui s’occupent de la mise en contact des produits et des acheteurs; viennent ensuite les intermédiaires financiers, qui financent la production; et finalement, les intermédiaires qui précisent la qualité de l’œuvre (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010b : 1). Évidemment, le marché n’étant pas homogène, dans certains segments de celui-ci, les collectionneurs, les salons et les galeries sont des interlocuteurs essentiels à l’artiste; dans d’autres segments, ce sont les institutions qui entrent en jeu et qui occupent une place clé. Pour expliquer ces divergences, il faut introduire la question de la « révélation de la qualité sur le marché » ce qui est plus ou moins facile à découvrir selon les œuvres (Moureau et Sagot- Duvauroux 2010b : 2). Nous savons désormais que ce sont les personnalités du monde de l’art qui ont une capacité d’expertise; mais, et surtout, ce sont eux qui ont le pouvoir de créer des « petits évènements historiques » qui vont profondément marquer la carrière d’un artiste (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010a : 69). Ces « évènements » sont variés et peuvent être l’achat d’une œuvre, une critique favorable, ou encore, la rédaction d’un catalogue (Moureau et Sagot- Duvauroux 2010a : 69). Il s'agit d'une suite d’évènements tangibles et durables qui jouent un rôle actif dans le processus « d’historicisation de l’œuvre ». Tout ce processus s’opère dans une imbrication complexe de relations marchandes et institutionnelles (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010a : 69). Plus visible est le rôle de légitimation qu’exercent les figures explicitement associées au monde de l’art – artistes, marchands, conservateurs, critiques et commissaires d’exposition –, mais moins visible est le rôle du collectionneur, et surtout du méga-collectionneur, dans tout ce processus. Nous savons que le nombre de méga-collectionneur est restreint, et contrairement au simple collectionneur, ils exercent un véritable rôle légitimant (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010a : 71). De manière similaire aux conservateurs, les méga-collectionneurs présentent souvent leur collection dans des espaces ouverts au public, ou encore, ils les prêtent de façon temporaire aux musées, dans le cadre de certaines expositions. Certaines collections privées, comme la collection Saatchi, font référence et ont un pouvoir de légitimation supérieur à celui de certains musées publics d’art contemporain. Les méga-collectionneurs sont aussi bien présents au sein des conseils d’administration des musées, et les dons importants qu’ils font – en argent ou en œuvres

– contribuent fortement à asseoir la valeur muséale de leur propre collection. L’édition de catalogues autour de leur collection offre un autre moyen pour eux de créer des « signes d’objectivité de qualité » et contribuer à faire entrer les artistes qu’ils soutiennent dans l’histoire (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010a : 71).

Si cela explique le rôle que le méga-collectionneur joue dans l’instauration durable de critères de qualité, il est pertinent de mentionner, rapidement, comment les autres acteurs participent à ce réseau de légitimation. Le marchand entrepreneur, bien qu’il ne bénéficie pas du label institutionnel, constitue tout de même une figure clé des instances de légitimation (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010a : 70). Il crée des « petits évènements historiques » par les expositions qu’il présente et les catalogues qu’il publie. La mondialisation, et l’internationalisation que celle- ci provoque sur le marché – notamment sous la forme des friendly galleries, ou encore au travers des foires –, a démultiplié l’écho de ces expositions, rendant du coup sont pouvoir de légitimation beaucoup plus important (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010a : 70). De plus, le marchand est susceptible de participer indirectement à la création d’indices de qualités grâce aux réseaux qu’il tisse avec des personnalités phares de la scène artistique, eux-mêmes reconnues comme possédant un pouvoir légitimant (conservateurs, critiques et grands collectionneurs) (Moureau et Sagot- Duvauroux 2010a : 70). Usant de ces connexions, le marchand est en mesure d’inciter ces acteurs à acheter des œuvres de l’artiste qu’il soutient, à écrire des articles ou des préfaces de catalogues pour porter un artiste à notoriété (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010a : 70).

Le conservateur est probablement la figure essentielle des instances de légitimation. Il dispose « d’une supériorité institutionnelle » relativement aux autres acteurs du monde de l’art. L’œuvre, une fois qu’elle entre dans le musée, est consacrée et son exposition lui confère d’autorité la qualité d’œuvre d’art (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010a : 71). Le conservateur, par les choix qu’il effectue, contribue à faire entrer certaines œuvres dans l’histoire de l’art. Cela, couplé au caractère itinérant des expositions, manifeste la vaste étendue de son pouvoir d’action. De plus, le conservateur est à l’origine de la rédaction des catalogues - où la démarche de l’artiste et la place qu’il occupe dans l’histoire de l’art sont explicitées – qui deviennent « autant d’indices objectivés de la qualité artistique d’un travail » (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010a : 72).

Les critiques et les commissaires d’exposition ont le rôle majeur de légitimer le travail artistique en répertoriant et en labélisant les nouvelles propositions; cela permet alors de créer un courant ou un regroupement susceptible de s’inscrire dans l’histoire de l’art (Moureau et Sagot- Duvauroux 2010a : 72). Selon Heinich (1989 : 42) :

La valeur du geste artistique ne se mesure plus, dès lors, à l’appartenance au même "paradigme" […], mais, au contraire, à l’invention d’un paradigme inédit, susceptible d’opérer un regroupement, une tendance, une école, un mouvement (précédé, s’il le faut, d’un manifeste) qui s’affirmera singulier par rapport à ce qui précède; jusqu’à ce qu’un autre geste affirme une autre singularité, à son tour structurable et, plus tard, dépassable.

Il semble que le critique a, depuis une trentaine d’années, tendance à se muer en commissaire d’exposition. Qu’il soit attaché à une institution ou indépendant, c’est à travers de la lecture de la création contemporaine qu’il propose qu’il participe activement au travail de légitimation, de concert avec les autres acteurs, bien évidemment (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010a : 74). Un autre fait important à considérer est la tendance désormais lourde de l’autocélébration qui porte certains commissaires à valoriser leur propre image au détriment des œuvres; cela est perceptible lorsque le commissaire revendique le statut d’auteur, ce qui, conséquemment, relègue les œuvres au statut de produits intermédiaires (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010a : 74). Ce fait est important dans la mesure où il signale la situation actuelle où les acteurs se retrouvent à avoir un pied dans l’institution, un pied dans le marché et un pied dans la critique, brouillant du coup la pertinence des signaux de qualité qu’ils émettent (Moureau et Sagot-Duvauroux 2010a : 74).