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Propriétés spatiales élémentaires : longueur et largeur

3. Mise en scène : morphologie et culture matérielle

3.1. Morphologie

3.1.1. Propriétés spatiales élémentaires : longueur et largeur

Le piétonnier est grand ! Certes, il couvre en effet un vaste espace d’environ 58.200 m² (Vermeulen et al. 2018 : 5). Cela étant, cette information en dit relativement peu sur le trait le plus caractéristique de sa morphologie élémentaire : le piétonnier est surtout long ! Il mesure environ 925m de long (en comptant les places De Brouckère et Fontainas) sur environ 26m de large (de façade à façade sur le boulevard Anspach).

Le piétonnier a donc un profil longitudinal très marqué hérité de la nature de boulevard qui était la sienne à l’origine (Jourdain et Loir 2016), au même titre que sa largeur également très prononcée.

Longueur et largeur ont été les deux données spatiales de base avec lesquelles le bureau SumProject a dû d’abord composer. À cette morphologie particulière s’ajoutent les trois places qui font partie intégrante du périmètre : la place De Brouckère (8000 m²), la place de la Bourse (3800 m²) et la place Fontainas (3000 m²) toutes très différentes les unes des autres et sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir. Combinées, ces caractéristiques présidèrent à la division du boulevard Anspach en une séquence d’espaces dessinés par SumProject comme ayant chacun une identité et une ambiance propre (voir fig.1 et tableau 2 pour le détail ; voir également Corijn et al. 2016). Certains de ces espaces (du nord au sud : « agora », « foyer », « scène urbaine » et « jardin urbain ») permettent en quelque sorte de scander la progression le long du boulevard ou d’en marquer l’entame, les places offrant des dilatations à la longitudinalité très prononcée de l’axe qui se décline lui en une « succession de placettes » au nord de la place de la Bourse et une « promenade verte » au sud. Qui plus est, la largeur du boulevard originel a permis la création, au sein de ces deux dernières séquences, de cinq ‘bandes’ (2 fois 2 bandes identiques de part et d’autre d’une bande centrale ; tableau 2 ; fig.13).

Fig.13. Section en cinq bandes de la « succession de placettes » ou Anspach Nord (les verbes en italique font référence au programme de SumProject).

Dans les discours de personnes que nous avons interviewées, la longueur et la largeur du boulevard piétonnisé apparaissent assez souvent comme partiellement antithétiques à la notion d’espace public. Parmi les habitants de la zone, ceux de la périphérie et les employés de la zone, le piétonnier a souvent été décrit comme dénotant de par sa nature longitudinale. En substance, le périmètre est perçu davantage comme une ‘promenade’ que

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comme une ‘place publique’, une « avenue énorme », un « truc assez démesuré ». Louise, qui habite à l’ouest du boulevard s’exprime en ces mots :

« Ici, je trouve que, comme c'est une très très longue avenue, finalement il n'y a pas ce côté petite bulle, où justement, on pourrait se dire voilà mettons 40 terrasses et ça va donner une ambiance très festive, très sympa. »

On retrouve le même constat dans les propos de Kurt qui, bien qu’il habite à Watermael-Boitsfort, se rend assez fréquemment dans le centre dans le cadre de sorties culturelles ou sociales :

« Le piétonnier, ce qui est fort particulier, c'est que c'est une grande artère en longueur donc c'est vraiment différent comme approche. Ben entre guillemets, si on se balade, il faut se dire qu'on va d'un point A à un point B en longueur, on fait des aller-retours, mais est-ce que... Je sais pas. Est-ce qu’on pourrait... Bah, y pas vraiment une place un peu grande. Ben si, il y la place de la Bourse qui est plus grande, qui fait plus office de lieu de rassemblement et la place De Brouckère évidemment. Mais le reste voilà, ça reste une artère transformée en piétonnier. »

La distinction formulée par Louise et Kurt renvoie en réalité à la morphologie de base du piétonnier : la longueur de l’endroit fait qu’on l’associe avant tout au mouvement et pas aux propriétés spatiales et sociales qu’on reconnait plus volontiers aux places publiques. Il est évident que les travaux en cours contribuent clairement à tronquer la perception qu’on peut avoir de la zone et renforcent le ressenti évoqué ci-dessus, comme le souligne François-Xavier qui travaille non loin du périmètre et s’intéresse de près aux questions de la marche en ville :

« […] on n'a pas l'air d'être dans un endroit rendu, on a toujours l'impression d'être dans un endroit de passage. Donc il faudrait que certaines places prennent un certain caractère plus convivial pour avoir une attractivité propre quoi. »

L’appréciation des propriétés morphologiques de base du piétonnier ont aussi évolué en fonction de l’état d’avancement du projet. Odile, qui habite dans le Hainaut mais travaille quotidiennement à Bruxelles et s’y déplace exclusivement en voiture, évoque par exemple son ressenti contrasté par rapport à la largeur du piétonnier entre la phase transitoire et son aménagement actuel :

« […] quand c'est devenu piéton au début je trouvais que c'était trop large. Je me rappelle être là le soir tard mais il n’y avait rien qui se passait parce que c'était trop large pour qu'il y ait une atmosphère. Et maintenant quand on est passé ici on était trop serré l'un contre l'autre je trouvais. Donc peut-être que ça ne pourrait jamais réussir »

En ce qui concerne également la largeur, l’aménagement en trois ‘bandes’, sur lequel nous revenons plus en détails ci-dessous, et la diminution de la largeur de l’espace le plus clairement dédié à la seule circulation (c’est-à-dire la bande médiane) ont été évoquées à plusieurs reprises par des membres de la communauté LGBTQI en relation avec la Belgian Pride24. Gauthier nous signala, à ce titre :

« Sur le passage, on a toujours commencé cette Pride de la Bourse à Anneessens, on remontait le Lombard, et j’ai toujours trouvé ça intéressant on passe avec les gens autour et j’ai toujours trouvé ça plus intéressant que la rue du Midi, ou des Fripiers où les gens

24 La rue Marché au Charbon, toute proche du piétonnier (elle débouche sur la place Fontainas), est un haut-lieu de la communauté LGBTQI de Bruxelles. Pour une étude récente sur les relations entre les différentes populations caractérisant les quartiers adjacents à la place Fontainas, voir Donnen 2019.

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s’entassent et qu’on n’a pas vraiment d’espace pour passer. C’est l’espace qui s’y prêtait au mieux. Maintenant avec les aménagements un peu plus verts je ne sais pas de ce qu’il en est. Mais je pense que si, ça ne changerait rien en fait, j’espère qu’on pourra revenir à un passage, car c’est limite un peu. D’autant plus qu’on est fier de marcher sur un grand axe comme ça. De la Bourse à Anneessens. »

Il est vrai qu’avant même sa piétonnisation, le boulevard Anspach et la place de la Bourse ont toujours été de lieux de rassemblement importants. Ils ont, en effet, souvent accueilli manifestations, marches, et évènements commémoratifs (comme après les attentats de Bruxelles ; voir 5.4.3.)25. En mai 2019, la Belgian Pride n’emprunta pas le boulevard Anspach qui était alors encore fortement encombré par les travaux26. À l’heure actuelle, rien ne permet de savoir si la Pride réempruntera le boulevard une fois qu’il sera intégralement terminé.

Indépendamment de ces ressentis et questions liées à la morphologie, l’ampleur du piétonnier est parfois également perçue comme un corollaire des problèmes de gestion, ce dont des commerçants comme Bernard voient l’illustration parfaite dans les problèmes liés au calendrier et à l’exécution des travaux que nous avons évoqués dans la thématique relative à l’indétermination (voir 2.1.3.) :

« Moi je pense qu'il est trop grand, il sera trop grand et c'est négatif dans le sens où quand c'est trop grand, si ce n'est pas pour qu'il soit beau ça ne sert à rien. Il vaut mieux faire un piétonnier ‘gérable’. »

Dans l’introduction de ce rapport, nous avons souligné que plusieurs chercheurs associés au BSI avaient déjà identifié un des risques de la morphologie « reproduisant une forte linéarité nord-sud » en termes de schémas de déplacement (voir 1.3.2. ; Hubert et al. 2017 : 17 ; Brandeleer et al. 2016). Ils soulignaient notamment la possibilité que cette caractéristique spatiale puisse contribuer à favoriser la circulation de transit sur la bande centrale et des activités de lèche-vitrine sur les bandes latérales. Durant nos observations de terrain, les propriétés les plus élémentaires de la morphologie du piétonnier purent être corrélées avec des manières de s’y déplacer ou d’en occuper l’espace. Et, dans une certaine mesure, ces observations viennent corroborer le pressentiment susmentionné.

Qui plus est, dans les journaux d’activités spatialisés27, trois grandes catégories de mouvement peuvent être identifiées en rapport au boulevard Anspach : le traverser perpendiculairement, l’emprunter longitudinalement sur une partie de son tronçon et, finalement, s’y arrêter pour se rendre dans un magasin ou un établissement HORECA. D’après les données, les habitants de la zone tendent plus fréquemment à y fréquenter des magasins, des restaurants ou des cafés et à marcher le long du boulevard. De manière générale, il apparait cependant assez clairement que, toutes catégories confondues, il y a assez peu d’arrêts dans l’espace public du piétonnier.

Bien que nous reprenions ici quelques exemples permettant d’illustrer ces tendances liées aux mouvements et aux arrêts au sein du périmètre, nous invitons nos lecteurs à se reporter au compte-rendu détaillé, tronçon par tronçon, de nos observations d’hiver et d’été (voir ‘Annexes’, 2 et 3). On peut effectivement y retrouver,

25 À ce titre, il est intéressant de noter que, lors des entretiens, nous terminions souvent par demander aux informants de nous faire part d’un souvenir mémorable qu’ils et elles avaient par rapport au piétonnier. A plusieurs reprises, c’est précisément l’évènement commémoratif et le recueillement commun suite aux attentats de Bruxelles qui ont eu lieu place de la Bourse qui furent mentionnés.

26 Elle emprunta en fait, comme le souligne Gauthier ci-dessus, un axe parallèle à celui du piétonnier empruntant la rue des Fripiers, la rue de Tabora et la rue du Midi entre la rue de l’Évêque et la rue du Lombard (https://www.lesoir.be/225063/article/2019-05-18/le-parcours-de-la-belgian-pride-organisee-dans-le-centre-de-bruxelles-ce-samedi).

27 En termes de journaux d’activités spatialisés, nous disposons de données relatives à 9 employés de la zone, 3 habitants de la zone, 2 commerçants, et 2 habitants de la périphérie.

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sous les sous-titres ‘Trajectoires et flux’, une évocation détaillée des mouvements tendanciels au sein de chaque tronçon. La thématique ‘Habiter’, quant à elle, fournira, au sein de ce rapport, des descriptions plus fines des modes d’occupation et d’appropriation de l’espace (voir chapitre 5).

Si l’on fait abstraction de l’étendue des travaux qui couvraient parfois d’importants tronçons du piétonnier (et généraient des comportements d’évitement, des situations d’engorgement, etc., parfois au-delà de la proximité immédiate de leur périmètre)28 et que l’on se concentre sur les parties de la « promenade verte » et de la « succession de placettes » que nous avons pu observer une fois intégralement aménagées, un schéma de déplacement relativement constant apparaît. Ce dernier peut être grossièrement résumé de la sorte : les piétons utilisent majoritairement les bandes latérales pour se déplacer29, les deux-roues tendent à préférer la bande médiane. Ce schéma de base varie toutefois selon plusieurs paramètres.

Des changements importants interviennent évidemment en fonction des heures de la journée et de la saison.

En matinée, durant la semaine, le schéma de base se retrouve très clairement. Cependant, le rythme plus soutenu des circulations (tant piétonnes que cyclistes), qui restent relativement clairsemées durant ces heures, témoigne de déplacements essentiellement fonctionnels30. Ce moment de la journée est aussi caractérisé par le ballet incessant des livraisons : camions et camionnettes quadrillent alors les différents tronçons du piétonnier. Aux alentours du temps de midi, l’intensité des flux augmente. Cette tendance apparait cependant largement plus prononcée durant les mois d’été que durant les mois d’hiver. À ces heures, il n’est pas rare que la densité des piétons sur les bandes latérales ‘déborde’ vers la bande médiane où les deux roues progressent alors de manière plus entravée. On constate à ce moment que les rythmes sont plus hétérogènes : certaines personnes paraissent transiter dans la zone alors que d’autres y flânent31. C’est aussi le premier moment de la journée qui voit réellement l’espace public être occupé plus largement de manière statique.

Nous reviendrons sur cette remarque ci-dessous en évoquant les aménagements. Cette tendance aux immobilités se poursuit généralement dans l’après-midi et est positivement corrélée à une météo clémente.

Cela étant, on constate alors une réduction de l’intensité des flux, tant piétons que cyclistes. En fin d’après-midi-début de soirée, on retrouve une situation assez analogue à celle du temps de midi mais la part de déplacements fonctionnels ressort plus clairement. C’est souvent à ce moment que les frictions entre piétons et usagers des deux-roues se font le plus sentir sur la bande médiane. Quand la météo s’y prête, c’est également le moment où l’espace public est le plus fortement le théâtre de présences que l’on pourrait qualifier de familiales (retour de l’école, jeux d’enfants, groupements de mères qui conversent, etc.). Si le piétonnier se déserte fortement une fois la nuit tombée en hiver, durant l’été, la soirée est souvent très animée.

La densité d’usagers connait alors souvent des pics importants, néanmoins le rythme des déplacements se relâche clairement, les immobilités se multiplient. En ces heures tardives, les piétons tendent à se distribuer sur l’ensemble de la largeur de la voirie et la fluidité des déplacements en deux-roues s’en ressent clairement.

Durant le week-end, si le déroulement susmentionné reste plus ou moins identique, le rythme des déplacements (quel qu’en soit le mode) tend globalement à être moins soutenu alors que la densité d’usagers empruntant ou s’installant dans l’espace public s’accroit quand le temps le permet. Hormis tôt le matin, tant

28 Nous reviendrons brièvement sur les travaux ci-dessous mais le lecteur pourra également trouver de plus amples renseignements les concernant dans la synthèse des observations de terrain disponible en annexe, sous l’intitulé ‘Travaux’ de chaque secteur.

29 « Ce que je trouve encore marrant aujourd’hui, c’est le fait que les gens marchent encore sur les trottoirs, naturellement. » [Déclare à ce sujet Judith qui fréquente souvent le centre pour des raisons professionnelles]

30 Cette impression est renforcée par la manière dont les personnes sont vêtues (de manière plutôt formelle) et les objets qu’elles transportent (mallettes, attaché-caisses, sac à dos, etc.). En somme, à cette heure, bon nombre de personnes semblent partir travailler, accompagner leurs enfants à l’école, etc.

31 Cela crée parfois des frictions ou un ressenti négatif, comme l’évoque Nissa : « Et quand on est pressé et qu’on marche, entre les badauds qui s’arrêtent pour prendre des photos, traversent, s’arrêtent au milieu de la rue, ça perturbe dans mon rythme à moi qui n’est pas celui-là. [...] ».

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le samedi que le dimanche, on peut difficilement parler d’heures creuses sur le piétonnier quand le soleil est de la partie !

Si l’on s’attarde brièvement sur la distribution des flux dans l’espace, on peut isoler un certain nombre d’éléments qui semblent avoir un impact déterminant. Il est d’abord relativement clair que la morphologie linéaire des deux tronçons que l’on évoque ici contribue grandement à ‘canaliser’ les circulations. À ce titre, nous avons remarqué que, lors de déplacements non entravés, les piétons tendent généralement à ne pas changer de ‘bande de circulation’ quand ils empruntent la « succession de placettes » et la « promenade verte » de manière longitudinale. Indépendamment de la densité d’usagers que nous avons évoquée ci-dessus, les autres facteurs semblant avoir un impact sur le choix d’une bande de circulation pour les piétons sont : l’animation des façades (offre commerciale, présence de terrasses, entrées et sorties des bâtiments, etc.), l’ensoleillement (qui attire en hiver et est plus franchement évité en été, surtout quand les températures sont élevées) et, évidemment, la présence de périmètres marqués par les travaux.