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Être dessus/dessous : le projet comme mode d’existence de l’organisation

Dans son enquête sur les modes d’existence, vers les derniers chapitres de cet ouvrage, Bruno Latour (2007) se penche sur la question de l’organizing. Selon lui, l’organisation présenterait un mode d’existence distinct aux autres modes qu’il passe en révision, par exemple les techniques, les fictions, les références, les politiques, les droits, les religions, les attachements et les moralités. À ce nouveau mode d’existence Latour (2007) donne le nom de projet, en s’accrochant à une des ces particularités : « sa capacité à engendrer de l’avant et de l’après en lançant devant lui des échéances et des rendez-vous, en alignant derrière lui des moyens de la logistique » (p.212).

Les projets, selon Latour sont tracés souvent par des scripts (tacites, langagiers, inscrits ou écrits) qui ont comme particularité d’être à la fois au-dessus et au-dessous du cours d’action selon un rythme et des échéances qui font partie de sa description. À ce propos, les paroles de Latour sont très éclairantes : « Dès que l’on m’organise, je me trouve comme dédoublé, pris en sandwich entre deux parties : ce qu’on me dit de devenir, ce qui essaie de se conformer à ce projet. » (p.210). Pour Latour (2008) nous ne sommes jamais simultanément au-dessus et en dessous du script: « We are never simultaneously but always sequentially fabricators and fabricated, and we shift roles at specific deadlines which are themselves scripted » (p.6, soulignement original). Mais ce qui est encore plus important à retenir, c’est que dans notre relation avec le script, nous nous ne présentons jamais sous une même capacité. En prenant la métaphore théâtrale, nous parlerions, dans ces cas, de rôle. Toutefois, cette notion peut nous induire en erreur, car justement elle ne tient pas compte des changements de rôle dans cette dynamique de flip/flop propre à l’organisation. Latour affirme ainsi que dans une même performance nous pouvons être le scénariste à 10h, puis le comédien à 10h30, l’auteur à 11h, un personnage à 11h30, et ainsi de suite.

En fait, ajoute Latour, nous ne sommes jamais complètement sous le script ni complètement au-dessus de lui. Il y aurait une certaine attention diffuse, comme lorsque l’on utilise un GPS : nous suivons le script tout en regardant par la fenêtre pour confirmer que les directions données par le GPS correspondent bien aux rues et endroits que nous voyons. Ainsi, en plus de nous placer dessus/dessous, le projet, de par sa nature, nous confronte à un dedans et un dehors. Être organisé, c’est donc devoir rester à sa place — au dedans du script — tout en se préoccupant plus ou moins de toutes les autres places, en prenant un regard extérieur au script. Le projet a besoin du script pour jeter en avant des rôles, des fonctions, des échéances, des attributions qui obligent à des vérifications méticuleuses ; c’est ce que nous nommons des règles. Mais il y a aussi d’autres modes de surveillance qui permettent de surveiller ces rôles et ces fonctions — voir que tout se déroule comme prévu, comme lorsque l’on confirme les directions du GPS — avant d’arriver aux échéances. C’est cet état de dédoublement qui nous permet d’être à la fois attentifs à notre tâche — à notre place — et à l’ensemble des tâches, prenant un regard extérieur.

Dessous/dessus, dedans/dehors, il s’agit ici d’une question de dimensionnement, dimensionnement qui surgit, selon Latour (2008), de la circulation de projets. Il affirme ainsi,

On se sent dessous et dessus ; on se sent cadrés et cadrants ; on se sent dedans et dehors ; on se sent pris dans un rythme avec un avant et un après. Aucun doute possible, c’est un nouveau mode d’existence. (p. 212)

Dans ce sens, nous pouvons bien dire que l’organisation est constituée par la circulation de scripts : le monde à plat de Latour serait donc un monde de scripts ? Pourtant, le mouvement dessus/dessous implique un certain dimensionnement et un certain positionnement. Dans la « platitude » du monde des scripts (et conséquemment des projets), il y aurait ainsi plusieurs plans qui opèrent à des échelles différentes et qui donneraient un certain relief au monde. Je reviens sur ces notions de plans et de reliefs dans le Chapitre 5. Ce que j’aimerais ici retenir, par

rapport au projet, ce sont les effets spatio-temporels des mouvements de dimensionnement et de positionnement associés à la dynamique du flip/flop d’être dessous/dessus ; dedans/dehors, avant/après, propre à ce nouveau mode d’existence auquel réfère Latour.

Il est intéressant de noter que ce nouveau mode d’existence permettrait de mieux comprendre comment l’organisation fait pour « tenir ensemble ». Selon Cooren (2007), ce « tenir ensemble » découlerait des formes d’attachement qui nous relient les uns aux autres (ces autres étant humains et non humains). Dans ce sens, nous serions attachés à ces scripts, ces projets, ces promesses et autres cadres. Nous les aimons, ces cadres, ces scripts, car ils nous déresponsabilisent en répondant, en fin de compte, de notre action. Les scripts créent des limites qui permettent d’externaliser les responsabilités. Ils nous automatisent en nous programmant. Mais aussi ils peuvent nous limiter, nous rendre aveugles et sourds. Est-ce à dire, donc, qu’il faudrait toujours au moins se donner les moyens de les remettre en question ? Pour reprendre le dessus ? (Cooren, 2007). En effet, la dynamique du dessus/dessous, affirme Cooren (2007), montre d’une certaine manière que « ça tourne tout le temps »

les dispositifs de calcul sont à un moment « en dessous », objet de contestation, de reprise, de questionnement, et à un autre moment « au dessus » lorsqu’ils dominent (plus ou moins longuement) les interactants ? Une sorte de révolution permanente. (p. 6)

Même si la notion de script est reprise des théories littéraires, il ne faut surtout pas perdre de vue l’originalité des scripts organisationnels. Comme l’explique Latour (2008),

when you read a novel, you might be carried along with the characters — identification, suspension of disbelief, etc— but you are never witnessing the brutal transformation that is so common in organizational writing act: suddenly, instead of you reading the script, you are instructed by the script to do something. (p. 5)

Certes, répond Latour, cette figure existe dans certains cas pathologiques comme dans le mythe de l’enfant qui, croyant être Superman, se jette par la fenêtre. Mais

dans les organisations, suivre un script n’a rien de pathologique (en tout cas, a priori !) : le changement de l’auteur — nous d’abord, et après le script — est des plus communs. Dans ce sens, Latour (2007) affirme que les projets sont comme des histoires racontées aux enfants, mais des histoires qui ont ceci de particulier de « faire faire » aux enfants les évènements qu’elles racontent (c. f., p.215). Il y a ici pleine reconnaissance de l’agentivité du script (et par conséquence, du projet). Un script, affirme Latour (2008) « is what you write about but, then, what is, so to speak, writing you. » (p. 6).

Le projet, comme mode d’existence, permet aussi d’expliquer l’idée d’une transcendance de l’organisation, ce que les structuralistes ont essayé d’aborder en parlant de Structure et à laquelle Latour s’oppose fermement. Pour lui, il est impossible d’expliquer les organisations par quelque chose qui serait déjà là, réifié, plus grand que les acteurs qui participent dans sa constitution et sa maintenance. S’il y a une quelconque transcendance, c’est uniquement par la circulation d’un nouvel être : le projet. Pour illustrer ces propos, Latour (2007) prend l’exemple banal, mais non moins intéressant, d’une prise de rendez-vous :

Si je vous donne rendez-vous à la gare du Nord à 13h45, je nous envoie tous deux sous un script aussi sûrement que si Bill Gates redessinait l’organigramme de Microsoft, si la bourse de Paris adoptait un nouveau robot commissaire-priseur, ou si un nouveau principe comptable (celui de la LOLF [Loi organique relative aux lois de finances]) permettait aux députés français de voter le budget par programmes et non plus par ministères. Ce script serait bien transcendant par rapport à nous puisque, entre le moment où nous nous sommes mis d’accord jusqu’au moment où nous rencontrerons pour prendre le train, il aura « veillé sur nous » et nous nous y serons référés avec plus ou moins d’anxiété, consultant notre montre tout au long de son déroulement jusqu’à l’heure fixée par lui. (p.214)

Cet exemple démontre bien la nature du script d’être en mesure de nous contrôler, une fois que nous l’avons créé. Nous sommes en-dessous le script lorsqu’il nous guide, nous dit quoi faire, nous ordonne. Nous sommes par-dessus le script lorsque nous le questionnons, nous le changeons, nous le transformons.

En effet, un des changements paradigmatiques clés des études en organisation a été justement de passer d’une vision structuraliste, voir institutionnelle de l’organisation, à une description des trajectoires qui tissent ces moments par lesquels les acteurs sont au-dessus et en dessous des scripts, ces derniers étant incarnés dans différents types de matériaux (Latour, 2008). Le courant, particulièrement développé dans le domaine des technologies en organisation, des devis d’inscription en fait partie (Joerges & Czarniawaska, 1998); tout comme l’étude des instruments comptables [accounting] (Quattrone, 2004) et les analyses de conversation et du sensemaking en contexte organisationnel (Cooren & Taylor, 1997; Cooren, Taylor, Matte, & Vasquez, 2007; Taylor, Cooren, Giroux, & Robichaud, 1996).

Cette dynamique oscillante du dessus/dessous peut bien être comprise par ce que Pickering (1995) nomme une danse d’agentivités [dance of agency] : une dialectique de résistance et d’accommodation à travers laquelle les humains tentent de façonner l’agentivité matérielle pour atteindre des objectifs spécifiques qui ne seraient pas déterminés en totalité par les intentions humaines ou par les propriétés matérielles, mais plutôt par leur imbrication. Ainsi, les humains s’ajusteraient (accommodation) et/ou résisteraient (résistance) dans leur usage des objets (technologies, infrastructures, documents). De même, les agents matériels seraient ajustés et adaptés aux pratiques humaines (Rose & Jones, 2005). L’idée d’une danse d’agentivités est une image intéressante pour comprendre ce mouvement entre le script et les acteurs, cette danse d’accommodation et de résistance qui permet de créer et/ou de maintenir une certaine stabilité.

Latour (2007) a d’ailleurs raison de rappeler que ce sont ces mêmes scripts et projets qui assurent une certaine continuité, stabilité, un certain état, une certaine institution, ce qu’aucun autre mode d’existence envisagé ne permet effectivement pas d’obtenir (cf. p. 216). La circulation des projets, leurs vérifications et falsifications permettent ainsi une succession de petites discontinuités à partir desquelles on finit par obtenir des continuités.

En effet, la continuité dans le temps de l’organisation a été un sujet grandement abordé, et ce, par des perspectives et disciplines diverses. On serait a priori tenté de parler de l’essence de l’organisation, de son ADN, de son blueprint. Latour (2008) nous met en garde par rapport à ces notions qui expliqueraient la continuité dans le temps par une certaine substance, qui comme l’indique l’étymologie du mot, renverrait à ce qui se tient sous une certaine entité. Or, nous savons bien que dans la pratique il n’y a, en fait, rien sous l’occasion actuelle. Pour expliquer comment l’organisation passe d’un temps t à un temps t+1, Latour suggère de s’attarder sur la manière dont l’organisation procède pour sauter d’un temps à l’autre. Il n’y a pas d’inertie pour organiser. Passer/sauter d’un temps t à un temps

t+1 implique beaucoup d’efforts de la part des agents organisationnels (ici encore,

ces agents peuvent être des acteurs humains ou non humains). Il faut accomplir l’organisation, sinon elle s’arrête, elle meurt, entre les deux temps. La transcendance de l’organisation passe donc par les projets tracés dans des scripts qui permettent de faire le saut. Organiser dans ce sens, implique toujours ré-organiser. Le ré, étant ici un rappel de la brèche entre le temps t et le temps t+1.

La notion d’ordonnancement [ordering], avancée par John Law (1994), s’applique bien à cette idée de ré-organiser pour remplir la brèche entre de petites discontinuités — que l’on pourrait aussi nommer des/ordres — lesquelles doivent être reliées/alignées pour obtenir des continuités. Dans ce cas, le projet serait, d’après Law, un mode d’ordonnancement et le script un narrative of ordering (Doolin, 2003) à travers lequel l’organisation est racontée et accomplie. En reprenant les cinq caractéristiques des narratifs d’ordonnancement développé par Doolin (présentées dans le Chapitre 1, plus en détail), nous pouvons dire que le script est (1) stratégique — il présuppose un arrangement et un assemblage des différents acteurs qu’il implique —, (2) discursif — il est écrit ou parlé, il prend une forme langagière dans des textes et des conversations —, (3) performatif — non seulement, il raconte ou projette une histoire, mais il « fait faire » en instruisant, en guidant, en ordonnant, en organisant —, (4) matériellement hétérogène — il s’incarne dans les pratiques et

usages des acteurs humains et non humains — et (5) incomplet — toujours en devenir, il est transcendant et en perpétuelle (re-)construction.