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Comme je l’ai souligné dans l’introduction de ce chapitre, les quatre applications du shadowing présentées dans la section précédente ont inspiré ma propre démarche. Bien que je ne partage pas nécessairement les mêmes objets d’étude ou les mêmes appareillages conceptuels, je me retrouve dans certains des postulats ontologiques et épistémologiques qui se reflètent dans ces différentes démarches. C’est à partir de ces points communs que j’aimerais discuter de quatre thèmes soulevés par ces études, thèmes qui ont des conséquences directes sur l’application que je fais du shadowing pour suivre un projet. Premièrement, je me penche sur la question de la diversité des outils de collecte de données associés au shadowing, diversité qui découle de la volonté de saisir la complexité des phénomènes à l’étude. Deuxièmement, je m’attarde sur la question de la flexibilité de la filature, une flexibilité qui implique une ouverture du chercheur et une capacité d’adaptation au contexte de la recherche. Troisièmement, j’aborde la question de la durée du

shadowing en tant que méthode ethnographique longitudinale et séquentielle.

Finalement, je discute certaines des implications associées au caractère réflexif de cette méthode, réflexivité qui renvoie à la fois à celle du chercheur qu’à celles des participants.

La première question que ces diverses applications du shadowing soulèvent concerne les différents outils de collecte de données (prise de notes, enregistrements audio, entrevues, collecte de documents ou d'objets, etc.) mobilisés afin de saisir la complexité du phénomène à l'étude. Les études présentées précédemment ont recours à une diversité d’outils, suivant l’axe de la recherche et du phénomène étudié. Ainsi, quand l’intérêt se porte sur le comportement collectif (et sa distribution), la filature se compose d’un éventail de techniques de collecte de données permettant de saisir cette distribution de l’activité. Quand l’accent est mis sur les pratiques discursives et performatives de l’entrepreneuriat, le shadowing s’accompagne alors d’entrevues

thématiques. Quand la recherche se focalise sur le déplacement des acteurs humains vers les acteurs non humains, c’est la méthode d’observation qui change — passant de l’observation structurée au shadowing des objets.

Dans tous ces cas de figure, le shadowing ne se restreint pas à l’observation systématique et continue d’un ou de plusieurs acteurs. Qu’il soit accompagné d’entrevues ou qu’il implique une collecte de documents, le shadowing intègre plusieurs outils. Dans ce sens, la définition de shadowing qu’offre Sachs (1993), comme étant un ensemble de méthodes, semble être la plus adéquate. Mais il y a un autre élément, en plus de la diversité de méthodes associées, qui distingue particulièrement cette démarche. C’est ce que Reder (1993) nomme l’effet d’encadrement du shadowing. En effet, le shadowing est un cadre de référence commun permettant d’aligner les divers types d’outils de collecte de données utilisés (et conséquemment, d’accorder une certaine cohérence aux données recueillies). En cela, cette méthode diffère, par exemple, de l’étude de cas qui intègre aussi une diversité de méthodes et d’outils, la différence étant le fil conducteur propre à la métaphore du shadowing.

En effet, ce que le chercheur suit « comme son ombre » devient un cadre de référence permettant de faire des choix méthodologiques en termes d’outils et de méthodes de collectes de données. Dans ma démarche, comme nous le verrons par la suite, je conçois la filature comme un ensemble de méthodes et comme le cadre commun de référence de ces méthodes. En suivant un projet, j’ai ainsi intégré au

shadowing des entrevues contextuelles et thématiques, un focus groupe, ainsi que la

collecte de documents de travail, le but étant de saisir les diverses formes de manifestations du projet. Le fil conducteur pour la collecte de données, dans mon cas, fut principalement le projet spécifique que j’ai suivi (ainsi, d’autres projets parallèles qui évoluaient pendant la durée du shadowing ou d’autres évènements organisés n’ont pas fait l’objet de mon étude).

Il est intéressant de noter que la plupart des auteurs mentionnés dans la section précédente reconnaissent le besoin de bien développer la méthode du

shadowing afin de mieux saisir la complexité des phénomènes à l’étude, mais cette

reconnaissance se traduit plutôt dans la multiplication des outils mobilisés. Bien que le recours à l’entrevue ou à la collecte de documents de travail élargisse la portée des données de recherches, celles-ci n’impliquent pas systématiquement une vision plus complexe de la réalité. Une piste de réflexion qui permettrait d’ouvrir le débat sur cette question est celle soulignée par Reder (1993) lorsqu’il affirme que le shadowing devrait plutôt être développé pour suivre des activités (et non des individus). Un exemple intéressant à ce sujet est l’application de Bruni (2005) dans le shadowing des objets. Bien qu’ici le déplacement se fasse du suivi d’acteurs humains vers des acteurs non humains, l’analyse se penche sur des cours d’actions en tant qu’accomplissements. Les objets sont ici plutôt des portes d’entrée pour suivre ces cours d’action, l’accent étant porté particulièrement sur les relations entre les objets et les individus.

Cette réflexion m’amène à utiliser dans ma démarche le shadowing pour suivre un projet. L’application que je fais de la filature repose donc ici sur une conceptualisation hybride de l’organisation (telle que développée dans le Chapitre 1), conceptualisation très proche de celle de Bruni (2005). Je me suis ainsi beaucoup inspirée de son application du shadowing des objets pour parfaire ma démarche, notamment en m’attardant, comme lui, à des cours d’actions (mais en prenant plusieurs portes d’entrée : parfois, sous la forme d’acteurs humains, parfois sous la forme de non humains) et en me laissant guider par le flux de ces cours d’actions qui m’ont entraîné, là où je n’aurais jamais pensé me rendre.

Ce constat m’amène au deuxième thème que j’aimerais discuter et qui concerne la flexibilité. Une des manières dont est comprise la flexibilité du

shadowing dans les études commentées précédemment concerne l’ouverture

surprendre par ce qui se passe sur le terrain et de s’ajuster en conséquence. Elle découle principalement, comme le souligne Sachs (1993), de la dépendance contextuelle des activités et de la nécessité, dans une démarche qualitative, de comprendre en détail le contexte pour faire sens des événements.

Dans les recherches de Reder (1993) et de Bruni (2005), l’idée de flexibilité se retrouve dans la capacité du chercheur à adapter une méthode à la réalité du terrain. Ainsi, Reder a dû adapter la méthode de shadowing proposé par Barker pour pouvoir saisir le comportement collectif des groupes de travail. Il a donc développé une stratégie mobilisant plusieurs observateurs chargés respectivement de suivre un membre différent de l'équipe. Dans le cas de Bruni (2005), l’idée de flexibilité se retrouve en particulier à travers le changement de méthode d’observation, changement qui lui a permis de développer l’idée de shadowing des objets. Dans l’étude de Sachs (1993), la flexibilité est, elle, associée aux outils de collecte de données utilisés pour suivre les travailleurs. Elle explique ainsi que les conditions d'éclairage des lieux dans lesquels se développaient les activités ne lui ont pas permis de réaliser d’enregistrements vidéo. C'est pourquoi elle a opté pour l’enregistrement audio en utilisant deux dispositifs afin d’enregistrer à la fois les interactions des

shadowees (entre eux et avec elle) ainsi que ses propres commentaires, lui permettant

de décrire le contexte des activités.

Dans ma démarche, l’ouverture et la flexibilité font surtout écho à l’idée avancée par Bruni, Gherardi et Poggio. (2005) de maintenir une « attention diffuse » lors du shadowing et ce, afin de saisir le contexte des activités, dans mon cas, du projet. Concrètement, le maintien d’une « attention diffuse » s’est manifesté de manière très intuitive. Comme Bruni (2005) le souligne, il n'y a pas de précédent méthodologique dans la littérature au sujet du shadowing de non humains (et encore moins de projets). Le fait de prendre consciemment plusieurs portes d’entrée pour la collecte de données et de me laisser guider par les cours d’action m’a permis de développer une certaine ouverture face au terrain et une capacité d’écoute. Par contre,

j’ai du faire face à l’effet de cadrage associé à l’utilisation de l’enregistrement vidéo qui mettait hors cadre plusieurs des éléments contextuels. Ce constat m’a amenée à être beaucoup plus systématique et détaillée dans mon journal de bord afin de garder une trace de ces éléments contextuels hors cadre.

L’importance donnée au contexte et au besoin du chercheur de s’y imprégner et d’en garder trace renvoie aussi à d’autres questions méthodologiques, en particulier relatives à la durée de la filature. Le temps est, indiscutablement, un dispositif important dans la recherche qualitative et spécifiquement dans le shadowing en tant que pratique longitudinale et nomade qui cherche à rendre compte des dimensions généralement invisibles et silencieuses des activités au quotidien. Deux questions principales surgissent par rapport à ce caractère longitudinal du shadowing. D'abord, la question du temps passé sur le terrain. Dans les études présentées précédemment, il y a un éventail de durées allant d’un jour (Fletcher, 1999) à une semaine (Bruni, Gherardi, & Poggio, 2005), à des mois (Bruni, 2005), à des années (Reder, 1993; Sachs, 1993). Comment alors déterminer cette durée ? Cela dépend clairement des buts et de la portée de la recherche ainsi que de la connaissance que le chercheur a du terrain. Dans les études précédentes, les auteurs, particulièrement Reder et Sachs, plaident pour une compréhension profonde du contexte qui se traduit par un séjour de recherche de plusieurs mois, avant de commencer le shadowing proprement dit et, par la suite, par une prolongation de ce séjour pour entamer l’analyse de données.

Dans mon cas, la durée a été déterminée par la nature même de l’acteur que j’ai suivi, soit le projet. En cela, suivre un projet est très pratique : les échéanciers sont établis à l’avance et ce sont les agents impliqués dans le projet qui en établissent le début et la fin. Pour la Semaine de la science 2006 organisée par Explora Sur, la date de la première réunion de coordination marqua le début du shadowing. La dernière réunion d’évaluation correspond à la fin du suivi du projet. Ma connaissance du contexte organisationnel et les rapports personnels et professionnels que j’avais déjà avec certains des membres du personnel de la coordination régionale Explora

Sur, ont sans doute aussi déterminé la durée du shadowing. Cela dit, plus que la

durée, je crois que ce qui caractérise particulièrement cette technique, c’est l’intensité associée au suivi d’un acteur. Que la durée soit d’un jour, d’un mois ou d’une année, le shadowing correspond, en premier lieu, à un intense suivi des (inter-)actions. Il est donc aussi question de continuité et de séquentialité, du fil conducteur que le chercheur prend pour se laisser guider dans les cours d’action. Et c’est ici où la métaphore de la filature est particulièrement intéressante, l’idée étant de prendre un ou des fils de l’action (d’où l’idée de filature) et de le ou les suivre tout au long de son parcours (que cette action soit le fait d’un individu, d’un objet, d’une idée, etc.).

L’intensité du suivi a aussi des retombées dans le rapport entre le chercheur et le ou les shadowee(s). La relation étroite qui se développe au cours du shadowing — la constitution d’un duo entre le shadower et le shadowee (Czarniawska, 2007) — est très particulière et nécessite une renégociation constante. Dans mon cas, cette négociation avait, en plus, une autre composante : l’utilisation de l’enregistrement vidéo (je reviendrai là-dessus par la suite). Il y a certainement une dimension fortement intrusive associée à cette démarche. Toutefois, loin d’être vue comme un désavantage, les études commentées dans la section précédente considèrent l’intrusion comme un élément nécessaire à la compréhension profonde du contexte. C’est aussi le caractère empathique du shadowing, associé à l’idée de vouloir prendre le point de vue du shadowee, qui définit le rapport entre shadower et shadowee. Czarniawska (2007) décrit cette relation comme une observation mutuelle des actions du shadowee, mais aussi de celles du chercheur : « a camera with mirror lens, if I may use a technical analogy. » (p.56).

L’image d’une caméra avec un miroir m’amène à traiter du dernier thème de cette section, soit la réflexivité de cette démarche. La réflexivité associée généralement aux démarches ethnographiques se manifeste aussi dans le shadowing dans cette relation symétrique du chercheur avec le terrain (Czarniawska, 2007), une symétrie qui surgit de l’implication directe du chercheur dans le phénomène qu’il ou

elle étudie, participant ainsi de la construction de la réalité observée. La singularité du

shadowing dans ce contexte se trouve dans l’observation mutuelle de la relation entre shadower et shadowee, une relation qui donne au chercheur l’occasion de s’auto-

observer et de s’auto-connaître (Czarniawska, 2007). J’ai cherché à garder une trace de ce type de réflexions dans mon journal de bord, réflexions qui ont surtout porté sur mon statut en tant que « sombra »61 [ombre] du projet de la semaine de la science. J’ai aussi tenté d’ouvrir un espace de discussion avec les participants que j’ai suivis, que ce soit dans les entrevues ou lors du focus group, par rapport à leurs expériences en tant que shadowee.