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Je reprends ici la discussion entamée en introduction concernant l’avantage de poursuivre la métaphore sous-jacente au shadowing, cette idée de filature, dans l’analyse. Cela signifie que le chercheur doit maintenir ce travail de filature, tout comme le ferait un détective, dans le retracement des actions des différents acteurs qu’il a suivis pour « monter son cas ». Pour Hartley (1992), auteur qui, comme nous l’avons vu, propose une analyse médico-légale des images, la filature dans l’analyse n’implique pas seulement le suivi des actions. Pour lui, le chercheur retrace aussi la circulation de sens qui passe d’un objet à un autre, d’un acteur vers un autre, ce que l’on pourrait nommer une filature des traductions. Il s’agit donc de chercher des connexions et des comparaisons entre ces traductions successives afin de comprendre les différents statuts que ces objets et acteurs prennent au cours des séquences d’action. Dans ce contexte, Hartley définit les images (et par extension les objets, les

textes, les artefacts, etc.) comme des « talking witnesses », que le chercheur doit « interroger » à travers les données.

S’intéressant aussi aux objets, quoique d’un point de vue très différent de celui de Hartley, Bruni (2005) souligne aussi l’importance pour le chercheur de s’orienter dans l’analyse vers les pratiques matérielles. Il affirme, dans ce sens, que le

shadowing de non humains « requires one to plot the connections among different

courses of action and to determine how actions and subjects define each other in relations. » (p.374). Cet extrait apporte deux idées intéressantes pour envisager le

shadowing dans l’analyse. Premièrement, on y accorde, comme dans les propos de

Hartley, une place primordiale au retracement des connexions, comme étant au cœur du travail de filature. En effet, une manière de suivre les actions et les diverses traductions « sans perdre le fil » est rendue possible en retraçant les connexions. Or, pour Meunier (2007), le travail de filature implique aussi (ce qui peut paraître) des digressions. En se référant à l’entrevue, elle affirme qu’il faut suivre l’interviewée, « prendre ses idées en filature, que ce soit dans les digressions ou les associations qu’elle puisse faire, dans le présent ou le passé, le général ou le particulier, etc. » (p.330). Ce que Meunier soulève ici, c’est l’importance de se laisser guider par le

shadowee, même si l’on croit qu’il s’agit d’une digression. Pour respecter le point de

vue de l’acteur — une caractéristique d’ailleurs centrale au shadowing —, il faut au moins lui accorder le « bénéfice du doute »66.

La deuxième idée exprimée dans l’extrait de Bruni (2005) renvoie à la définition des actions et des acteurs par l’entremise des relations. Dans ce sens, le travail de filature que le chercheur réalise dans l’analyse s’oriente vers le retracement des relations comme des accomplissements. Le chercheur doit donc d’abord déconstruire les données recueillies dans leur logique de textes (la « textualisation »

66 Cette attitude de profond respect pour les participants renvoie clairement à une des prémisses de

l’ethnométhodologie concernant la capacité des acteurs à comprendre et faire du sens de leurs pratiques. L’expression célèbre de Garfinkel (1967) de ne pas considérer ces acteurs comme des judgmental dopes s’applique parfaitement dans ce cas.

des données étant presque inévitable dans bien des cas), pour ensuite les reconstruire dans une logique relationnelle, ce que Meunier (2007) nomme la logique de « ce qui fait être ». En poursuivant la métaphore de la filature dans l’analyse par une logique relationnelle, on maintient le statut des données en tant que trace des actions. On évite l’objectivation et l’impersonnalité de ces données, effet courant de leur textualisation67. Pour paraphraser Hennion (1988, 1993) : c’est ce moment dynamique de la relation qui doit faire l’objet de l’analyse.

En tenant compte des idées apportées par ces auteurs concernant une analyse en termes de filature, idées qui renvoient au retracement des actions, au suivi des traductions (déplacement des significations), au repérage de connexions (et des digressions) et à une logique relationnelle, j’ai poursuivi le shadowing du projet dans l’analyse. Premièrement, la filature du projet dans l’analyse s’est avérée essentielle pour la sélection des données à analyser. Tel que soulevé précédemment, faire sens d’une quantité considérable de données détaillées et disparates recueillies par le

shadowing est un défi de taille pour le chercheur. Dans mon cas, il faillait être en

mesure de trier dans les données recueillies par les 172 heures d’enregistrement vidéo, les 12 entrevues d’environ 90 minutes chaque, les deux heures de focus group, la centaine de documents, courriels et matériaux visuels. Après la visualisation et le décryptage des 172 heures d’enregistrement vidéo, sous la lecture de mon journal de bord, j’ai décidé de suivre les cours d’action d’une des activités développées par la coordination régionale Explora Sur pour la Semaine de la science 2006, notamment l’activité « Mille scientifiques, mille salles de classe ». En plus d’être considérée par la plupart des membres d’Explora comme étant une des activités vedettes de la Semaine de la science, suivre ce fil (ou ce filon, en l’occurrence) me permettait de rendre compte longitudinalement des diverses incarnations et traductions du projet (ce qui n’était pas nécessairement le cas d’autres activités). Dans cette activité sont

67 Concernant la textualisation des données, j’ai tenté de préserver la variété du langage et le

dynamisme des données rendus possibles par l’enregistrement vidéo en intégrant aussi des images à une description ethnographique séquentielle et axée sur les interactions. La gestualité ou les objets mobilisés lors de ces interactions sont aussi rendus explicites dans les descriptions.

impliqués plusieurs acteurs — la chargée de projet, la responsable de l’activité, l’équipe de relations publique, les enseignants, les professeurs, les institutions éducatives et gouvernementales, les médias, le comité central, les formulaires, le rapport, etc. — qui, en relation, produisent diverses interprétations de cette activité et, conséquemment du projet de la Semaine de la science. Par ailleurs, l’activité « Mille scientifiques, mille salles de classe » semblait assez représentative de cette volonté d’Explora d’être présente partout au pays, présence qui s’accomplit lors de cette activité en une même journée. Être « ici et là en même temps » est particulièrement intéressant dans ce cas, d’autant plus que l’activité et le jour où elle se réalise, rappelons-nous, sont « imposés » par le comité central du programme Explora.

Une fois le fil choisi, j’ai retracé, dans les données issues du décryptage, les cours d’action constitutifs de cette activité (ceux que j’avais pu enregistrer, évidemment). En m’attardant particulièrement sur ces moments de traduction du projet, j’ai repéré 15 moments/lieux68 à partir desquels s’articule l’analyse (voir liste des moments/lieux, annexe 2, p. xxii). Pour déterminer les extraits d’entrevues ainsi que les documents, courriels ou autres objets, le critère retenu et suivi fut celui d’une logique relationnelle. Suivant le principe méthodologique de symétrie généralisée (Callon, 1986), j’ai cherché dans les relations entre les actants ceux qui « faisaient une différence » pour les incorporer à l’analyse. Ainsi, par exemple, j’ai inclus le formulaire de présentation du projet, la lettre d’invitation à participer à l’activité « Mille scientifiques, mille salles de classe », la fiche d’inscription, etc. Les entrevues de la responsable de cette activité et de la directrice de la coordination Explora Su, ont aussi était choisies selon ce critère. L’articulation de ces multiples données a résulté en une description/analyse ethnographique (présentée dans le Chapitre 7) séquentielle qui suit le cours des actions de l’activité « Mille scientifiques, milles salles de classe ».

68 Il s’agit principalement de réunions planifiées ou spontanées, mais il y a aussi des conversations au

téléphone, et des commentaires extraits des entrevues informelles et spontanées avec la responsable de l’activité Mille scientifiques.

La filature du projet se manifeste aussi par le point de vue pris dans l’analyse. Rappelons-nous que le shadowing implique un suivi empathique du shadowee. C’est donc le point de vue du projet qui a guidé la description/analyse, cette dernière étant marquée par des moments clés me permettant de rendre compte des diverses traductions du projet qui s’incarne dans des textes, des conversations, des récits, des discours, des images, etc. D’ailleurs, la préface de cette thèse se veut aussi une manière de prendre le point de vue du projet, un projet que je personnifie et auquel je donne une voix.

Finalement, la filature se manifeste aussi dans le choix d’une approche analytique me permettant de faire sens des cours d’actions du projet. Je m’inspire principalement des études ethnométhodologiques (Garfinkel, 1967, 1988, 2002), lesquelles cherchent à comprendre les méthodes d’agir que les acteurs prennent généralement pour acquises, mais qui sont centrales à l’accomplissement des actions. Il s’agit donc de se questionner à tout moment sur ce que les acteurs (humains et non humains) font et comment ils le font, en relation. Je reprends ici la discussion amenée dans le Chapitre 5 concernant une des prémisses méthodologiques sur lesquelles se base ma proposition d’« espacer l’organisation », soit celle de la réflexivité des actions.

L’idée de réflexivité des actions est, comme je l’ai déjà souligné, à l’origine des travaux de Garfinkel (1967) et renvoie au fait que les images, le langage et les actions sont mutuellement reliés et que les actions des acteurs affectent et participent du monde qu’ils créent. La réflexivité est donc une propriété intrinsèque à la manière dont les actions sont performées et incorporées au monde (Bruni, 2001). La notion de réflexivité est aussi intégrée à la démarche analytique de la théorie de l’acteur-réseau, une démarche qui, selon Latour (1999), est « a crude method to learn from the actors without imposing on them an a priori definition of their world-building capacities » (p. 20). La réflexivité prend ici son sens dans la prise en compte des associations entre acteurs humains et non humains en tant qu’elles accomplissent quelque chose,